Pacome Thiellement.com

corpus_127_rf537.jpg
Moebius dans mille regards
Paru en 2012

Contexte de parution : Rock&Folk

Présentation :

Paru dans le numéro 537 de Rock&Folk de mai 2012.


Sujet principal : Moebius
Cité(s) également : plusAlejandro Jodorowsky, Brian Eno, menu_mondes.pngFrank Zappamenu_mondes.png, menu_mondes.pngKilloffermenu_mondes.png, Miles Davis, Paul Klee, Rainer Werner Fassbinder, Ridley Scott




Personne n’a jamais vu le sable d’aussi près. Dans un dessin de Mœbius, d’abord, ce qui frappe, c’est la majestueuse étendue du désert. C’est une impression de plénitude, de sérénité, un détachement arabo-chinois s’épiphanisant dans une nuée de gracieux détails, tel un fourmillement de lucioles ou de feux follets. C’est une respiration très lente, rythme impeccable qui provient du ventre de la Terre, comme on peut la retrouver quand on écoute « In a Silent Way » de Miles Davis ou « Another Green World » de Brian Eno. Les dunes enveloppantes, aux écoulements fluides et bruités, ralentissent le regard avide du lecteur. Et c’est comme si, soudain, il pleuvait du sable.

On se sent très lourd devant une image de Mœbius. On se sent très bête. Le regard qu’elle réussit à produire est si aérien que notre pesanteur nous apparaît comme une injure face à l’exquise délicatesse de son trait. C’est comme si le dessinateur, en traçant sa geste extra-terrestre, hiérophanique et érotique, pleurait des larmes de sable sur le monde malade des dieux et des hommes. Parce que, mêmes s’ils se croient chair et sang, les hommes eux-mêmes ne sont vraiment que du sable. Les hommes ne sont que des images holographiques faites de lignes et de points. Et ceux de Mœbius apparaissent avec un trait si fin qu’ils se confondent avec leur propre disparition. Les hommes de Mœbius habitent la frange imperceptible qui sépare le visible de l’invisible. Et tous ses lecteurs s’évanouissent dans celle-ci.

Jouant sur un vaste variateur de perspectives et une immense réserve de formes, le dessin de Mœbius épouse tous les regards qu’un homme peut porter sur le monde, du plus profane au plus sacré, du plus érotique au plus éthéré. Il y a docteur Gir et Mister Mœbius, certes : le dessinateur du lieutenant Blueberry (le héros le plus animal et le plus sensuellement campé de l’histoire de la bande dessinée) et celui du major Grubert (un homme qui est une idée transféré dans un trait qui ne cesse de se métamorphoser). Mais dans Gir comme dans Mœbius, il y a, à chaque fois, vingt Mœbius, trente Gir. On y passe du dessin humoristique à nez rond au style le plus réaliste, dans un même mouvement, comme si le tracé de la main épousait les hallucinations de la pensée. Comme Paul Klee ou Killoffer, Mœbius se réinvente à chaque trait. Mais comme Fassbinder ou Zappa, son œuvre est si vaste que parler de Mœbius vous condamne toujours à ne pas en parler assez. Parler de Mœbius prendrait toute une vie. Parce qu’il a passé sa vie à dessiner, d’abord. Parce qu’il dessinait plus vite que tout le monde, ensuite. Et enfin, parce que ses dessins se regardent plus lentement et plus longtemps que tous les autres.

Mœbius dans mille regards

Chacun ses Mœbius : celui de Blueberry, bien sûr ; celui du « Long Tomorrow » (qui inspira tant le « Blade Runner » de Ridley Scott et toute la S.F. suivante) ; celui de « L’Incal » (scénarisé par Jodorowsky) ou celui, américain, du « Surfer d’Argent ». Mais le cœur de son œuvre tient dans quatre Evangiles : « Quatre histoires qui font que, quoiqu’il arrive, je fais partie de l’histoire de la bande dessinée maintenant » dit Mœbius lui-même en riant, un peu gêné, dans une interview américaine. Pour l’éternité, Mœbius vit et vivra toujours dans ces quatre boîtes magiques & mystérieuses que sont « La Déviation » (qui marque sa sortie de la bande dessinée classique vers tout autre chose), « Le Bandard Fou » (incroyable déconstruction et refondation cosmique de la sexualité masculine), « Arzach » (réalisation du voyage de l’artiste dans le monde des formes en suspens) et enfin « Le Garage Hermétique » : chef d’œuvre pop-gnostique absolu, récit rhapsodique et initiatique à la fois : totalement parodique dans sa science-fiction psychédélique, et authentiquement métaphysique dans son dépouillement progressive des strates de l’être humain.

« Le Garage Hermétique », c’est le voyage définitif dans le cerveau de la Machine Divine. Traversant tous les genres et dépassant toutes les antinomies, le cœur rempli d’intrigues sans lendemain et l’esprit tendu vers une apothéose mystique vertigineuse, les poches pleines de queues de poisson et de soulèvements de lièvres, on sort de l’album comme le héros lui-même sort du récit : anonyme, imperceptible, dépouillé et réalisé. On sort de l’album comme on sort d’un texte sacré ou d’une rencontre extraterrestre : réorienté, régénéré, prêt à affronter une vie qui, désormais, est une vie sans Mœbius, mais où Mœbius est partout, à travers tous les regards qu’il aura posé sur elle de son vivant et qu’ils lui survivront toujours. Parce que nous voyons désormais la vie avec ses yeux. Et parce que ses mille regards sont sans limites.