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Entre la Pop et la Mort
Manifeste pour 2014
Paru en 2013

Contexte de parution : Cahiers du cinéma

Présentation :

Publication dans le numéro 695 des Cahiers du cinéma de décembre 2013.


Cité(s) également : plusBuffy the vampire slayer, Carlton Cuse, Carnivale, Charlie Kaufman, Damon Lindelof, Daniel Knauf, menu_mondes.pngDavid Lynchmenu_mondes.png, David Milch, menu_mondes.pngFrank Zappamenu_mondes.png, Freaks, Jean-Marc Reiser, Joss Whedon, Lars von Trier, Laura Dern, Leos Carax, menu_mondes.pngLostmenu_mondes.png, Rabelais, Saint Jacques, menu_mondes.pngSecret Chiefs 3menu_mondes.png, Trey Spruance




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« A nouveau je vous réprimande, ô vous qui existez.

Rendez-vous semblables à ceux qui n’existent pas. »

Epître apocryphe de Jacques

 

« Ce que vous avez vomi, ne revenez pas le manger. »

Evangile de la Vérité

 

La Mort on ne connaît que ça par ici. 

Ici on est tout de suite pris à Mort. 

Qui a connu le monde est tombé sur un cadavre. 

Nous sommes entrés dans la dernière phase de notre cycle de manifestation. Celui-ci a commencé il y a près de 6000 ans. Pour les années qui suivront, nous errerons dans des terres apocalyptiques, de plus en plus incertaines, obscures et saturées, marquées par la puissance réversible de la dernière et première Arcane Majeur : LE MAT. C’était écrit. 

C’est la « facture non payée » dont parle la Gitane jouée par Grace Zabriskie à Laura Dern, dans la première scène de Inland Empire de David Lynch. C’est cette éternelle « facture non payée » des sédentaires aux nomades, aux « Roms » qui donnèrent aux peuples du monde leur spiritualité originelle. Depuis la nuit des temps, les Nomades sillonnent la Terre, porteurs du legs de la Tradition Primordiale. 

Le combat contre les Bohémiens est devenu la dernière carte des organisations politiques européennes à bout de souffle, et particulièrement françaises, mais la clochardisation des élites en est la conséquence symbolique directe. 

Ils s’attaquent aux gitans, leurs enfants deviennent SDF : c’était écrit. 

Depuis Les amants du Pont-Neuf jusqu’à Denis Lavant grimé en vieille romanichel dans Holy Motors, en passant par Pierre et sa demi-sœur Rom dans Pola X et Monsieur Merde, le cinéma artistocratico-clochard de Léos Carax ne parle presque que de ça : à savoir le court-circuit entre les puissances du Haut et du Bas, la traque perpétuelle des Gitans entrainant un vent de révolte et de folie au sommet de la hiérarchie des puissances d’argent atteignant principalement les jeunes gens – s’identifiant au chemin métaphysique des bohémiennes perdues. 

Au grand jeu de l’inégalité économique et sociale, tout le monde perd à la fin. Et le désert croît. La culture pseudo-populaire française d’aujourd’hui ne vaut rien parce qu’elle est d’avant-hier : une époque où les jeunes de vingt ans avaient du travail, où les trentenaires avaient un appart, où les quadragénaires ne divorçaient pas dans d’atroces souffrances, où les quinquagénaires n’étaient pas seuls. Le cinéma et la chanson françaises ne cessent d’évoquer un monde aussi irréel que le New-York des sit-coms et son irréelle matérialité, son irréel confort, son irréelle évidence : quand dans la réalité tout est en train de devenir aussi délétère, aussi maladif et morbide, liquide et brûlé que dans le Synecdoque de Charlie Kaufman. Tout ce que l’Etat français aura financé depuis la fin des années 70 était voué à disparaître dans le néant intégral des académies et des institutions. Et pourtant : perdus, étrangers, mal aimés, solitaires, nous aurons survécu. Nous et nous seuls : c’était écrit. 

Merci, chienne de vie. 

Quand ils ne nous entourloupent pas avec des destinées imaginaires de gosses du 7e arrondissement, les produits de consommation culturelle du temps nous abrutissent avec le réalisme social, le naturalisme de bazar, ce sordide revers de l’art bourgeois. Nous avons perdu la chanson française mais nous n’avons pas gagné la pop, on nous aura filé de la variété d’occasion. Nous avons perdu le cinéma de papa, mais nous n’avons pas gagné Hollywood, on nous a délivré la copie de fiston. Nous avons perdu la poésie, mais nous n’avons pas gagné la prose, on nous a refourgué des calembours et des romans de journalistes. 

La conséquence de cette ultime phase d’entredévorement de l’homme par l’homme, c’est la GUERRE. 

Viens, mélancolie, pop dharma de la fin des temps, étoile-absinthe. 

Tous les anges l’ont vu. Nous sillonnons la dernière spire de la Grande Spirale de la Manifestation. Celle-ci est caractérisée par une accentuation fantastique du sentiment de solitude – la prédominance destructrice de la conscience, une finesse psychologique qui permet toujours de donner raison à la personne qui vous attaque et vous détruit – le sentiment de l’échec et de l’incompréhension mutuelle qui corrompt jusqu’à nos plus belles amitiés, nos plus grands amours. Les âmes les plus pures finissent seules. Nous sommes déjà totalement incapables de vivre ensemble. Le sentiment que « la vie sur Terre est mauvaise » comme dit Justine dans Melancholia de Lars von Trier, nous l’avons tous désormais. L’incapacité totale de supporter la vie, comme les personnages de Kiyoshi Kurosawa dans Cure, c’est celle de tout le monde aujourd’hui. Cette vie est tellement imbuvable. Tout le monde aime la Mort. 

Plutôt que de se laisser engloutir par cette énième célébration auto-détestative, nous devons transformer notre bonté malheureuse en froideur du calme tranchante comme un couteau. Nous devons créer un Art qui soit, non plus une communication entre deux incompréhensibles, mais une transfiguration mutuelle dans l’Impossible (ce mot « pas français »). Nous devons inventer un amour de la force de ce désamour pandémique. Nous devons inventer un art qui soit aussi un art d’aimer, et un art apotropaïque, un art de conjurer. 

Il n’y a qu’une voie pour le français. Il n’y a jamais eu qu’une voie, de Rabelais à Reiser : c’est le carnavalesque, la réappropriation et le renversement par le peuple des hiérarchies métaphysiques, politiques et sociales ; la procession cosmique par laquelle le haut devient bas et le bas haut, le grand devient petit et le petit grand, le gros devient maigre et le maigre gros ; la négation de la signification univoque des événements. A ce titre, nous n’avons pas a eu à évoluer depuis le Moyen Âge. Les Fêtes de l’Âne, les Processions du Renard, le Pape des Fous, les Mystères et les Farces sont nos arts poétiques, depuis les fabliaux et miniatures aux cathédrales et épopées. 

Tous nos anges l’ont entendu venir. La médecine ayant pour projet l’éradication des monstres de la surface de la Terre – plus de pinheads, plus d’hommes-limaces, plus de nains – nous devenons tous des monstres à nous-mêmes. Nous nous vivons concrètement comme des freaks. Nous remplaçons les bêtes de foire qui disparaissent. Le cinéma français et le roman français nous ennuient avec leurs histoires d’hommes sympas et de femmes mignonnes. Nous vivons sous la dictature des gens jolis. Nous vivons sous le joug des jeunes intelligents. Mais notre hymne, c’est King Kong de Frank Zappa. Notre héros, c’est le gorille amoureux de la pin-up, pas le playboy stupide ou les armadas de flics. 

Tous nos anges l’ont compris. Spirituellement nous sommes foutus, politiquement nous sommes foutus, mais nous pouvons encore produire un art à la mesure de cette sombre période. Cependant, pour cela, nous devons cesser de nous cacher comme des petits lapins. Toutes les grandes séries télévisées nous ont raconté l’inéluctable progression de la solitude, corollaire de la connaissance prophétique : Buffy et Angel de Joss Whedon, Lost de Carlton Cuse et Damon Lindelof, John from Cincinatti de David Milch… Mais aussi la nécessité de partir, de prendre le chemin des Freaks et des Bohémiens, comme dans Carnivale de Daniel Knauf. Si nous ne transformons pas nos habitudes, si nous ne rejoignons pas la route des Petites Reines, faisant le tour de la Terre dans leurs roulottes magiques et leurs caravanes mystérieuses, alors nous serons les jouets de la machine destructrice du Dieu Peur. Alors nous n’entendrons plus l’écho de la Grande Note qui préside à toutes les décisions éthiques et esthétiques. Tout ce qui voudra rester épargné sera détruit. Tous les sédentaires verront leurs terres dévastées. Nous avons besoin d’un art léger comme un jeu de cartes, et inoubliable comme une chanson. Mais nous le voulons chargé comme un TALISMAN. Nous le voulons destructeur comme un ORAGE – purificateur comme une TEMPETE – bouleversant comme une AVALANCHE. 

C’est ce que, dans le dernier disque des Secret Chiefs 3, Trey Spruance appelle les Saturnales de la Terre Brûlée. 

Nous venons du peuple des Sorciers et des Sorcières, misérables mais sans haine. Au IIe siècle, nous avons été les Gnostiques. Au IVe siècle, les Hermétistes. Au Xe, ceux qu’on appelle les Sabéens de Harran. Au XIe siècle, les Cathares. Au XIIe siècle, les Ishraqiyun. Au XIXe siècle, les Freaks des cirques Barnum. Au XXe siècle, le Grand Jeu. De tous les temps, les Dogons, les Gitans, les Hopi. Nous avons besoin d’un art et d’une pensée aussi irréconciliables qu’eux, aussi irréconciliables que nous. Nous voulons être plus glissants que les poissons, plus énigmatiques qu’un danseur, plus limpides qu’un calligraphe japonais.  Nous avons besoin d’un art et d’une pensée qui ne se fondront dans aucune société, qui n’autoriserons aucun état et dont aucun état ne pourrait s’emparer pour y fonder son règne. 

L’Histoire n’a pas été faite ni par nous ni pour nous. L’Histoire est toujours celle des vainqueurs, des Etats, des nations, des salauds. Nos intercesseurs sont « sans Histoire » parce qu’ils sont « hors Etat » et « hors société » et ne vivent que dans la discontinuité de lignes brisées. Ils traversent. Ils n’ont jamais vraiment été là. Or c’est à eux que nous devons nous référer, parce que c’est d’eux que tout commence et c’est avec eux que tout finira pour mieux recommencer. Leur non-Histoire prophétise la nôtre et leur Triomphe est notre Triomphe. Nous ne sommes pas encore eux mais ils ont déjà été nous. Nous venons de là-bas, de cette société de magiciens qui ne fut jamais chez elle sur la Terre mais qui préside aux modifications substantielles de la Manifestation. Nous venons de là-bas et nous avons cette blessure en nous qui ne se cicatrisera jamais. C’est d’elle que nous attendons notre Triomphe sur la Mort ici-bas.