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Mark David Chapman a assassiné John Lennon de cinq balles de revolver le 8 décembre 1980 à 22 h 52 à New York, devant la résidence de ce dernier, le Dakota Building, au coin de la 72e Rue. Il est né le 10 mai 1955 à Fort Worth au Texas. Il est aujourd’hui emprisonné au centre correctionnel d’Attica. Fan des Beatles, porteur de petites lunettes rondes, Chapman s’identifie à Lennon depuis 1973, alors que, membre de l’association chrétienne pacifiste YMCA, il travaille dans un camp de réfugiés vietnamiens où il chante des chansons aux enfants en s’accompagnant à la guitare. Il s’engage en 1975 dans une mission à Beyrouth d’où il revient traumatisé, se drogue beaucoup, sombre dans la dépression et se met à adorer une autre rock star, Todd Rundgren. Chapman prend très au sérieux la réponse que donne Rundgren au « The Dream is over » de Lennon. « The Dream goes on forever » rétorque-t-il, déclarant, dans la presse, que Lennon est un cynique qui ne recherche que la gloire en utilisant les idéaux de son public. Chapman prend le parti de Rundgren contre Lennon, qu’il considère désormais comme un imposteur, a « phony », selon l’expression de Holden Caufield, le héros de L’Attrape-cœurs de J.D. Salinger qui devient son roman préféré. En 1976, Chapman s’installe à Hawaï où il fait une tentative de suicide. En 1978, il épouse une femme d’origine japonaise, Gloria Abe, que ses amis considèrent comme un parfait sosie de Yoko Ono. Lors de l’annonce en novembre 1980 de la sortie de l’album Double Fantasy, influencé par la chanson de Yoko Ono, « I’m moving on », dans laquelle celle-ci chante (à John ?) « Je m’en vais, tu sonnes faux » et par le nouvel album de Todd Rundgren, pastiche des styles attribués aux Beatles, Deface the music (que Chapman comprend par « défait les visages de cette musique »), il décide de tuer Lennon et de le remplacer, afin de sauver les jeunes gens que l’idole pop, selon lui, manipule. Alors que Lennon s’effondre et que Yoko Ono hurle et pleure, le portier de l’immeuble désarme Chapman et lui demande, horrifié : « Tu sais ce que tu as fait ? » Chapman répond : « Oui, je viens de tuer John Lennon. » Il s’assied et, en attendant calmement la police, reprend sa lecture de L’Attrape-cœurs de J.D. Salinger.

*

John Lennon est mort deux fois. Il a été tué une première fois le 8 décembre 1980 à New York par Mark David Chapman. En abattant son « idole », Chapman pensait prendre sa place. Il comptait devenir le véritable Lennon. Mais Lennon a été tué une deuxième fois, à un niveau interprétatif du moins : à travers l’élaboration d’une hypothèse fabuleuse, déployée entre 1981 et 1983. Une hypothèse que n’a visiblement pas retenue l’Histoire, préférant celle de la folie de Chapman. Et pourtant…

En décembre 1980, l’annonce de la mort de Lennon est, pour des millions de fans, un drame comparable au décès d’un proche ou à l’exclusion du paradis terrestre. Deux mois plus tard, un article est publié dans un fanzine universitaire de Portland, le FRIPP The Freed Research Institute of Portland Papers est une publication bimestrielle dirigée depuis 1979 par deux étudiants en anthropologie, John McKay et Tim Easter. Elle comprend des contributions d’une bonne trentaine de collaborateurs, traitant de questions relatives à la pop music – d’où le patronage de Alan Freed et la citation de Marc Bolan qui ouvre l’éditorial du premier numéro : « Bob Dylan knows/And I bet Alan Freed did/There are things in night/That are better not to behold. » (« Bob Dylan sait/Et je parie qu’Alan Freed aussi/Il y a des choses la nuit/Qu’il vaut mieux ne pas avoir aperçu. »)

Le FRIPP n° 13, daté de mars 1981, comprend un article intitulé « L’autre mort de Lennon ». L’auteur, un certain Junior Camillo, explique que les raisons de l’assassinat de l’ex-Beatle évoquées par la presse sont « un trompe-l’œil efficace, servant à masquer le vrai ». Dans un style contourné et fastidieux, Camillo tente de convaincre le maigre lectorat du fanzine qu’il a « de bonnes raisons – des raisons suffisantes bien que curieuses et curieuses bien que suffisantes – de contester cette thèse ». Dans des phrases longues et souvent bancales, Camillo élabore donc une énième « théorie du complot », mais, chose plus étrange, il ne semble la défendre avec vivacité que pour ne la rendre plus obscure : « La succession d’assassinats réalisés par des individus prétendument fous au cours des vingt dernières années n’est-elle pas, en soi, un petit miracle ? demande Camillo. La presse ne nous a-t-elle pas habitués à organiser, pour le bénéfice des puissants, le déploiement d’une gigantesque machinerie de théâtre, avec rideaux, poulies, décors amovibles et barbes postiches ? Mais la pièce qui se joue sur le théâtre du monde est truquée, et l’objectif est d’étendre l’amnésie, l’oubli du vrai et l’imposture historique à toutes les salles de spectacle du globe. Nous n’aurons pas assez de lunettes pour vérifier la présence de ces nombreux leurres. » (n.da. : à partir de cette phrase, toutes les citations sont directement traduites en français)

Camillo n’en ajoute pas beaucoup plus. Nous comprendrons plus tard que ce qu’il tient à dire est déjà dans ce qui semble, à première vue, une dénonciation assez médiocrement soutenue d’un pseudo-complot. Dans le numéro suivant, une lettre de lecteur s’agace de l’article publié : « Quel est le but de ce “Junior Camillo” ? N’y a-t-il pas quelque chose d’étrange dans sa technique d’écriture ? À savoir soulever la possibilité d’un leurre, et se retirer ensuite sur la pointe des pieds ? N’est-ce pas cette méthode même qui sert à promouvoir l’“oubli du vrai” ? Et ne peut-on pas être trompé aussi bien par la réalité d’un complot que par l’absence de complot (présentée sous la forme du complot) ? » La rédaction y répond brièvement, en soulignant la liberté d’opinion de ses contributeurs, et déclare ne pas croire à une autre théorie que celle, officielle, de la démence de Chapman. Mais, après quelques numéros, Junior Camillo réapparaît. Dans l’article « Au royaume des aveugles », il revient sur la réaction du lecteur et le manque de soutien de la part de la rédaction : « Encore une fois, je dois être seul. Seul à me remémorer le regard que Lennon portait sur la société. Seul à regarder ce que mes yeux ne pourraient pas ne pas voir. Seul à voir enfin, voir, ce que cache cette médiocre pièce battue et rabattue. Mark Chapman, lui, n’était pas seul. » (FRIPP n°16, septembre 1981)

Le nouveau texte n’entraîne qu’une recrudescence de colère et d’incompréhension. Ce n’est pas moins de trois lettres qui sont publiées dans le n° 17. La première ridiculise le style ampoulé de Junior, « formidable cuistre ». Une deuxième prend à partie la rédaction et demande pour quelle raison elle continue à publier le « pédantissime » Camillo alors qu’il se contente de « branler le mammouth sans discontinuer ». Une troisième, enfin, signée Mercutio, s’adresse directement à l’auteur de « L’autre mort » : « Pour qui nous prends-tu, Junior ? Qui te paie pour écailler ainsi les prunelles de nos yeux ? Qu’est-ce qui se cache derrière tes métaphores spectaculaires ? Il serait temps que tu nous ouvres les yeux sur tes raisons de nier l’évidence. » Cette dernière lettre entraîne un droit de réponse publié dès le numéro suivant, en mars 1982. Camillo passe ironiquement sur les deux premières lettres et s’attarde sur le message, plus équivoque, de Mercutio. « Il semble, écrit Camillo, qu’on commence à se douter des causes de mon combat. La lettre de Mercutio confirme que j’ai raison. Car sa colère est feinte, et son indignation masque (mal) une stratégie. Celle de me faire tomber, et avec moi, tous ceux qui veulent encore vivre éveillés dans un monde qui privilégie le sommeil. Mercutio sait très bien de quoi je parle, son langage ne laisse aucun doute à mes yeux. Ce qu’on prend pour de simples métaphores est un corpus de signes laissant voir le vrai derrière les lunettes teintées du locuteur. »

De quel corpus de signes parle Camillo ? Dans le courrier des lecteurs du n° 19, un certain Henry Cusik prétend en avoir une petite idée. « J’ai l’impression que les articles de Camillo sont codés. Et que ceux-ci en disent un peu plus qu’il ne le prétend. On repère une insistance particulière sur les yeux, les lunettes, la mémoire, le théâtre. Mon petit doigt me dit que c’est dans ce corpus-là que se trouve la solution… » « Mes yeux ne sont pas tombés dans l’oreille d’un sourd, commente Junior dans le numéro d’été. En effet, il s’agit bien d’occultisme. À votre tour, chaussez vos montures, car, pour ma part, je dois maintenant disparaître. »

Camillo ne reviendra pas dans les colonnes du fanzine. Mercutio, cependant, intervient de nouveau dans le courrier des lecteurs du n° 21. Il prévient d’emblée : « Je ne reviens pas ici pour me payer la tête de Junior. Une petite farce qui a duré le temps d’un courrier. Non plus de nier la réalité de ce qu’il disait. Il était facile de s’en rendre compte. On pourrait ajouter qu’il n’y a pas meilleur soutien à une thèse qu’une opposition maladroite. Reste à se demander si je désirais appuyer la présence de Camillo dans ces colonnes. Ce n’était pas non plus mon intention. À force de montrer la lune, même le sage croit montrer son doigt. Mon objectif est de recadrer le débat dans le sens de sa question. Il ne tient qu’à vous de le faire avec moi. La vraie question, ce n’est pas pourquoi Junior Camillo a disparu de ces pages. La vraie question c’est : Qui suis-je… Ouvrez-moi. »

Cette lettre est, en réalité, codée. Nick Tessla, un DJ de la radio universitaire de Portland, est le premier à le découvrir dans son émission du 8 décembre consacrée à l’anniversaire de la mort de Lennon. En acrostiches, remarque Tessla, elle révèle au lecteur le nom de l’auteur : J-U-N-I-O-R-C-A-M-I-L-L-O et répond ainsi à la question posée en fin de courrier. Mercutio et Junior Camillo ne font qu’un. Sa première lettre était conçue dans le seul but de permettre le droit de réponse de l’auteur. Ce droit de réponse, comme ses précédentes entrées, tentait de faire passer, à mots couverts, sa théorie. Celle-ci passa globalement inaperçue. Nick Tessla décide alors de la dévoiler à son auditoire. Mais pour cela, il propose un rappel historique de l’art de mémoire, attribué à Simonide de Céos, et rapporté dans les traités de Cicéron et de Quintillien.

La mémoire artificielle est fondée sur des lieux et des images. Les lieux doivent être aisément mémorisables (une maison, un entrecroisement, un arc). Les images doivent être frappantes, et fonctionner comme des signes distinctifs ou des symboles de ce dont nous désirons nous souvenir. La mémoire artificielle fonctionne comme une écriture intérieure, et ceux qui la pratiquent peuvent placer dans des lieux qu’ils intériorisent ce qu’ils ont entendu et s’en souvenir aussitôt. « Car les lieux ressemblent beaucoup à des tablettes de cire ou à des papyrus, les images à des lettres, l’arrangement et la disposition des images à l’écriture et le fait de prononcer un discours à la lecture. » Cet art tomba en désuétude pendant le Moyen Âge, mais pour mieux revenir, doublé d’une signification ésotérique, au XVIe siècle. En particulier dans le théâtre inachevé de Giulio Camillo (« […] auquel notre ami Junior emprunte son pseudonyme », déduit Tessla), une ambitieuse construction qu’il montra à Venise et à Paris et qui obtint temporairement le financement de François Ier. Le théâtre s’élevait sur sept gradins, séparés par sept allées représentant les sept planètes. À chacune des allées correspondaient sept portes, décorées par de nombreuses images. L’unique spectateur se tenait à la place habituelle de la scène et regardait vers l’auditorium. Ainsi, il se trouvait placé devant les « sept mesures de la machine des mondes », correspondant aux sept Sefirot du monde supra-céleste où sont « contenues les Idées de toutes les choses comprises à la fois dans le monde céleste et dans le monde intérieur » (Giulio Camillo, Le théâtre de la mémoire). Camillo « donne beaucoup de noms à son théâtre, écrit Viglius Van Aytta dans une lettre de 1532 à Érasme : il dit tantôt que c’est un esprit ou une âme construite, tantôt que c’est une âme pourvue de fenêtres. Il prétend que tout ce que l’esprit humain peut concevoir et que nous ne pouvons pas voir de nos yeux corporels, on peut, après en avoir fait la synthèse au cours d’une méditation attentive, l’exprimer par certains signes matériels de telle sorte que le spectateur peut percevoir d’un seul coup d’œil tout ce qui, autrement, reste caché dans les profondeurs de l’esprit humain. »

La thèse sous-entendue par les articles publiés dans le FRIPP est, selon Nick Tessla, la suivante : Mark David Chapman a assassiné John Lennon pour lui dérober ses lunettes. Les lunettes de Lennon étaient des lunettes spéciales, lui donnant accès à certains pouvoirs, tirés du théâtre de la mémoire. On sait que le théâtre de Camillo disparut, alors que la mémoire artificielle qu’il présentait était ardemment combattue par la Renaissance humaniste et les Lumières, qui en rejetèrent les présupposés hermétiques. Mais c’était sans compter les possibilités offertes par la culture populaire dans le courant du XXe siècle. Les musiciens de pop music ont relancé un questionnement concernant les choses dernières, questionnement rigoureux impliquant à la fois les gnostiques, les taoïstes et les penseurs indiens. Parmi ceux-ci, Lennon reste le plus fameux – et il n’y a pas jusqu’à la pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band qui ne contienne des pistes pour la réinvention de l’espace intérieur configuré par la mémoire artificielle. La base de cette renaissance hermétique et populaire était matérielle : ce sont ces fameuses lunettes, productrices d’un théâtre de mémoire holographique, que Lennon découvrit par hasard dans une rue de Hambourg en 1963. Alternant les sept niveaux de sens, par l’intermédiaire de 343 images, les lunettes de Lennon récapituleraient toutes les étapes de signification nécessaires pour l’écriture de chansons d’où renaîtrait la religion égyptienne, et seraient responsables tant de Strawberry Fields Forever, de I Am The Walrus ou de A Day in the Life, que de Watching The Wheels qui marque, dans Double Fantasy, un commencement de désoccultation publique. Elles auraient été l’objet de tentatives d’annexion par le gouvernement américain, et la célèbre rencontre entre Nixon et Presley n’aurait pas eu d’autre objectif qu’une discussion stratégique pour mettre la main sur ces fameuses lunettes. Ils auraient trouvé un idiot utile dans la personne de Chapman qui se serait emparé, pour le compte des services spéciaux, de ces lunettes. « Qu’est-ce que la pop culture ? écrira Jean-Alphonse Renart en commentaire de la théorie déployée par Tessla : une invitation au théâtre de la mémoire, une invitation à la création, par le son et les symboles, d’un espace intérieur dont l’objectif est la transformation de l’auditeur, son élévation dans l’exaltation de la connaissance. »

Le 11 décembre 1982, trois jours après la révélation, Nick Tessla reçut une lettre signée Junior Mercutio. En dépliant le courrier, une machinerie disposée à l’intérieur de l’enveloppe fit surgir deux lames de rasoir qui se plantèrent dans ses yeux, et le rendirent aveugle pour le restant de ses jours. Les dernières choses que le disc-jockey aura pu lire sont les ultimes mots connus de l’auteur de « L’autre mort de Lennon ». Accompagnant originellement sa machine infernale, ils serviront de conclusion à notre article : « Tu aurais dû garder ta langue. Dire n’est pas montrer. Le théâtre aurait pu ainsi réexister. Mais tu as préféré faire du bruit et ainsi dissiper les dernières possibilités. Adieu, Tessla. Maintenant, tu n’as plus que tes mains pour pleurer. »

Remerciements à Jean-Alphonse Renart.