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Bouvierland
Paru en 2011

Contexte de parution : Bilan Provisoire

Présentation :

Publication dans le premier numéro de Bilan Provisoire automne-hiver 2011.






C’était l’époque où j’avais rejoint la section « Farces et Attrapes » du crime organisé. Pendant quarante jours et quarante nuits, fardé de beurre et d’ocre, mes lèvres et sourcils soulignés au charbon, je portais un collier de perles et de cauris, un trait jaune continu épousait la ligne de mon nez, une calebasse me pendait au dos, et je dansais. C’est alors qu’apparut Marcel Bouvier, maître des trois mondes, assassinant le Saint-Esprit avec un balais à chiotte. Monté sur un éléphant bleu, plein d’une lumière éblouissante, Marcel Bouvier était un vieillard issu de la belle race éthiopienne, portant une écharpe blanche.

Maître des trois mondes, il se tenait au cœur du centre spirituel invisible : Bouvierland. Bouvierland était un échiquier colossal étendant ses ramifications sous les continents et sous les océans, établissant d’invisibles communications entre toutes les régions de la Terre. Dans les régions de l’Himalaya, parmi vingt-deux temples représentant les vingt-deux arcanes d’Hermès, Bouvierland formait le zéro mystique, l’introuvable. Lorsque le temps n’était pas venu, tout, les maisons y compris, était recouvert d’herbes et d’arbres et prenait l’aspect d’une forêt et d’une prairie. Il n’y avait que les initiés qui pouvaient voir Marcel Bouvier, maître des trois mondes, tournant la Roue en tenant le balais. Du centre de Bouvierland partaient les étendues indéfinies qui se dirigeaient, l’une en haut, l’autre en bas, celle-ci à droite, celle-là à gauche, l’une en avant et l’autre en arrière. Dirigeant son regard vers ces six étendues, Marcel Bouvier achevait le plan de l’Univers.
Les Maîtres de la Kabbale avaient au sujet de Bouvierland de grands secrets. On disait des Gitans qu’ils étaient les peuples en exil de Bouvierland, portant le legs de la connaissance non-humaine à travers le monde manifesté. Pendant le Moyen Age, on attribua à la Valachie et à la Moldavie des armoiries très singuliers, représentant trois têtes noires, couvertes d’écharpes blanches. C’était Marcel Bouvier, séparé en trois corps distincts. Marcel Bouvier était Brahmâtmâ, ciel, esprit, offrant la myrrhe et salué comme prophète. Mais Marcel Bouvier était également Mahâtmâ, l’atmosphère, l’âme universelle, connaissant les événements de l’avenir, offrant l’encens et salué comme prêtre. Marcel Bouvier était enfin Mahânga, la terre, le corps, le symbole de toute l’organisation matérielle du cosmos, offrant l’or et salué comme roi. Je le vis successivement à Innsbruck, à Paris arborant des moustaches de poisson-chat sous le porche du 8 rue Legouvé, et dans le Najita Hôtel, un hôtel pour touristes situé près de l’aéroport de Tokyo. J’avais, au sujet de Marcel Bouvier, beaucoup de choses à dire, et des choses difficiles à expliquer. Marcel Bouvier était la Possibilité universelle. Au niveau le plus élevé, il symbolisait la sacralisation de la terre lorsque les influences spirituelles du centre se propagent comme des vibrations tridimensionnelles. Les halls d’hôtels sont remplis de mythomanes.

À l’apparition du premier quartier de lune, le piquetage du périmètre et des portes fut commencé. On fit trois fois le tour de Bouvierland avec un taureau, qu’on porta ensuite à l’intérieur de l’espace marqué, accompagné de quatre vaches. Le taureau fut lâché, et excité par les puissances du rouge, de la swastika et du soleil. Après qu’il eut sailli trois des quatre vaches, on désigna une caste de prêtres pour qu’ils le sacrifient. Les femmes se jetèrent sur son corps pour en récupérer des pièces et les dévorer. Son sexe, préservé par la caste des prêtres et présenté au peuple, soudain mutique, au moment où ils fulminèrent les premiers interdits, fut enterré au milieu de Bouvierland. Un autel noir de forme oblongue y fut érigé à côté d’une fosse à sacrifices.
Mais les dieux de Bouvierland ne cessèrent d’être fous. Et leurs méthodes furent toujours, pour ce qu’on en sait, malsaines. Pendant des siècles, lors du solstice d’été, on sacrifia trois animaux de viande blanche sur l’autel, et quatre animaux de viande rouge dans la fosse. Mais ce n’était pas assez. Par des épidémies de nature inconnue, les enfants de notre société mouraient massivement en bas âge. Leurs parents, inconsolables, hurlaient dans les rues et blasphémaient. Les femmes s’habillaient en noir, car le noir est la couleur du lucre. Elles se couvraient le visage et se prostituaient. Et les prêtres perdaient de leur éclat, qu’ils tentaient de raviver en évoquant des fautes hypothétiques attribuées aux ancêtres, afin d’atténuer la rage des hommes et la passion des femmes. On instaura des périodes de deuil national, qui s’étalèrent parfois sur une dizaine d’années. On promulgua des démons, qui étaient les anciens dieux mais sous un nouveau nom, et des traits plus grossiers, aptes à figurer leur désuétude. On invoquait de nouveaux dieux, laissant progressivement apparaître leur visage à travers le nom des précédents. On libéra les chevaux, pour qu’ils ne connaissent plus la bride, et portent le message à nos dieux. Les hommes partaient à la guerre pour défendre le territoire contre les envahisseurs.
Ce n’était pas assez : le peuple authentique disparut. Les enfants n’étaient pas assez nombreux ; et les hommes trop faibles pour défendre nos frontières. Nous nous mélangeâmes aux peuples du Nord et de l’Ouest, et nous perdîmes le sens de la parole première. À peine nous souvenons-nous assez pour raconter l’histoire. Et, parfois, tenter maladroitement de reconstituer un office, un rite, un culte.
Enfin, tu es arrivé, et, à ton tour, TU AS VU.

Tu n’as pas vu Bouvierland dans sa totalité. Tu n’as pas vu ses quatre portes de cristal, d’or, de rubis et d’émeraude. Tu n’en connais pas toute la splendeur. Tu ne les as pas vu scintiller aux couleurs des quatre régions de l’univers. Tu ne l’as pas vu dans son intégralité. Mais tu en as vu des bribes, des flashs, des images.
Tu descends de la montagne vers un lieu sacré où l’on doit t’apprendre le nom de ton guide et ta mission. Tu vois sept pierre rouges devant toi. Il y en a encore sept à ta droite, sept à ta gauche et sept derrière toi. Au milieu du carré qu’elles forment, tu soulèves la plus proche et tu découvres que cette pierre est le piédestal d’une statue enterrée dans le sol, la tête en bas. Tu découvres son nom inscrit à ses pieds. Et tu le prononces doucement, comme une prière ou une invocation : « Marcel Bouvier… » Il fait désormais partie de ton histoire. Il s’inscrit dans ton passé pour être l’interlocuteur privilégié de ton présent. Tu l’aimes et il t’aime désormais d’un amour éternel, capable de modifier toutes les conditions de l’espace et du temps.
Tu déterres la statue et l’érige face à toi. Elle se penche vers toi et son front touche ton front. Un grésillement d’électricité se fait entendre dans le silence du ciel. Deux drones d’intensité différente y répondent depuis les couches architectoniques du sol. Ils annoncent un commencement d’orage. Tu tombes à terre et tu aperçois alors qu’à l’extérieur, autour de toi, un cercle de feu s’est formé. Tu te lèves du sol et renverse la statue.
« Le fils de l’homme ne parle pas, prononce alors une voix dans ta tête. Il galvanise dans la fureur. »
MAIS QUI PARLE SI CE N’EST PAS TOI QUI PARLE ?
À l’endroit où la statue touche le sol, un arbre s’est mis à pousser. Des flammes bleues s’élèvent du cercle de feu et commencent à brûler le feuillage de l’arbre. Des éclairs strient le ciel. L’orage n’est pas encore tombé ; le ciel est lourd ; il pèse mais refuse de rompre. Sur quoi tu t’écries :
« IL FAUT QUE CELA FINISSE ! IL FAUT QUE LES CHOSES SE REGLENT ! »
Tu le sais : tu es toi-même l’orage, l’inondation. Tu dois toi-même entrer dans le feu pour empêcher le feuillage de brûler. Tu n’écoutes que ton courage et fais le vide dans ton cerveau. Tu ne te concentres que sur une chose : le feuillage, dépôt et symbole des énergies conjuguées de Marcel Bouvier. Et tu avances avec indifférence pour le reste. Tout le reste.