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Entretien avec Terrible
Paru en 2012

Contexte de parution : Terrible

Après Led Zeppelin, David Lynch ou Frank Zappa, pourquoi avoir choisi de t'intéresser au cas d'Hara-Kiri ?

Certains artistes apprennent à leur public à être gentils (les Beatles), d’autres à être justes (Zappa). Certains artistes apprennent à être sages (Mattt Konture) ou à être impitoyables avec l’amour, la médecine et la science (Gérard de Nerval). Certains artistes apprennent à être sorciers (Led Zeppelin) voire de prendre une voie contre-initiatique pour tenter de faire exploser esthétiquement un système que l’on considère pervers (David Lynch). Enfin certains artistes permettent de se recentrer entièrement sur le centre spirituel principal de notre cycle de manifestation pour se réorienter (Carlton Cuse & Damon Lindelof). Hara-Kiri nous apprend à être guerriers.

Tu considère comme inoffensif l'esprit Hara-Kiri depuis sa récupération par les politiques et les publicitaires. Pourtant, une couverture comme celle sur Lecanuet semble de nos jours inimaginable. Doit-on vraiment laisser le monopole de la provoc au(x) seul(s) pouvoir(s) ?

Depuis le début des années 80, l’esprit de Hara-Kiri ou de Lenny Bruce a été intégré au style des politiques et semble moins les effrayer que les aider à rebondir dans un système d’actions réciproques qui ne permet plus d’en finir avec eux mais les fait infiniment revenir. Une provocation engendre une réaction, cette réaction engendre un débat, puis une remarque de ministre, puis le sketch d’un humoriste à la con, et encore les commentaires des chroniqueurs derrière – comme un interminable fil de discussion ou une suite de twitters dont on se serait bien passé. Muntadhar al Zaidi nous a montré la voie en 2008 : il ne s’agit plus d’écrire qu’un homme politique a une gueule à écraser à coups de tatane, il s’agit désormais de réaliser concrètement ce que cette couverture énonçait comme un vœu.

Dans Tous les Chevaliers Sauvages, tu qualifies Andy Kaufman de « véritable homme politique ». A l'inverse, tu entretiens un certain mépris envers les politiciens de tous bords. Que penser des mobilisations 2.0 (type Indignés, Anonymous...) ? Quelle est ta conception de l'engagement politique ?

Un engagement politique est intégral ou il ne vaut rien. Ce qui veut dire qu’il doit prendre en compte les animaux, les plantes et les fantômes et il doit nous permettre d’en finir avec ce monde mauvais. Occupy Wall Street et les Indignés, c’est bien ; mais Starhawk écrivant Femmes, Magie, Politique au début des années 80, ou les Hopis devant les bureaux de Lehman Brothers au World Trade Center en 2001 exprimant la colère de la nature et des dieux devant les dégradations commises par les hommes, c’est mieux. En outre, un engagement doit contenir en son cœur un « amour secret », « caché à l’ombre des feuilles », un amour que l’on taira toute sa vie mais qui déterminera le corpus de gestes dont celui-ci se compose.

Tu parles avec humour du « jour où la Terre se retournera ». Faut-il y voir une allusion à l'esprit subversif du carnaval(esque), évoqué dans Tous les Chevaliers ?

La réponse est oui, quel que soit le sens de la question.

Alors que de nombreux exégètes pop restent fidèles au corpus académique, tu accordes une importance notable à des écrits orientaux (aussi bien hindous, qu'arabes ou japonais) mal connus ici. Quelles réponses particulières pense-tu que ces textes peuvent apporter à l'analyse telle que tu la pratique ?

Ces écrits ayant été écrits par de meilleures personnes, au sein de meilleures cultures et pour de meilleurs raisons que les écrits occidentaux des philosophes français, anglais ou allemands construisant des autoportraits anamorphosés de leur épouvantable mal-être, ils nous apportent évidemment de meilleures réponses.

Ta lecture des mystiques orientales (et leur mise en perspective avec la culture pop) semble accorder moins d'importance au caractère directement cosmogonique de ces traditions qu'à leurs dimensions poétique ou symbolique. Ces dernières ont-elles pour toi valeurs de vérité, au même titre que d'autres interprétations plus rationnelles du Monde (scientifique, marxiste...) ?

La science n’a pour moi aucune valeur de vérité. Le marxisme en a une : celle de l’exploitation des hommes par d’autres hommes – mais sa dimension scientifique est extrêmement faible et datée : seule son analyse historique et ses intentions émancipatrices doivent être conservées. Les textes orientaux n’ont pas un rapport rationnel à la vérité, mais une relation d’analogie : ils agissent comme des miroirs et nous permettent de nous situer, dans ce monde comme dans les autres. Même dans les plus grands textes sacrés, il y a beaucoup de choses qui ne nous servent à rien et dont on peut aujourd’hui probablement se séparer : en particulier leur tendance à l’auto-stimulation et leurs volontés de légiférer sur des problèmes ultra-locaux. Et je ne parle pas des écrits occultistes remplis d’approximations ou de fantaisies, tant étymologiques qu’historiographiques. Néanmoins, ceux-ci expriment tous la présence de la connaissance non-humaine, et ils en portent la trace indélébile, le bruissement des ailes de l’ange, ou le kaléidoscope des perspectives sur un objet unique, se déployant tel le Simorg à la fin du Langage des Oiseaux de Attar, composé de la multitude des regards portés sur lui. En ce sens, on a mille fois plus de choses à apprendre du plus contestable des écrits d’Eliphas Lévi – mais dont on peut saisir à chaque ligne le battement de cœur face à l’expérience de l’inexprimable, la confrontation à l’illimité, à l’inconditionné et à l’indéterminé – que dans un système philosophique rationnel dont l’horizon est la scientificité et dont l’auteur sera l’habituelle taupe à lunettes pleine de platitudes et de bassesse. 

On observe chez toi un certain désespoir vis-à-vis de ce qu'est devenue la culture pop, à l'exception peut-être d'internet (je pense à Van&Jess, et à ta théorie des fleurs). Le web est-il le dernier refuge de l'inconditionné ?

Mon goût personnel me pousse vers la culture web (chanteuses ou gags youtube, sites bizarres, blogs excessifs) ou les séries télévisées – de La Quatrième Dimension à Fringe – mais je n’en fais pas un critère exclusif. Et si on commence à faire l’inventaire de tout ce qui cloche dans le web, ou dans les séries, regardons les choses en face : on en aura pour la nuit. Le dernier refuge de l’inconditionné, c’est toi et moi – et le désespoir n’est qu’un tonic pour l’action, une manière de se rappeler toujours que l’ennemi est puissant et que la guerre est partout, et que nous n’avons pas encore commencé sérieusement à nous battre, mais que nous n’aurons bientôt plus le choix.

Une question en rapport avec Tous les Chevaliers Sauvages : Peux-tu nous parler du Bushido (ndlr : code moral qui selon toi fonde l'éthique d'Hara-Kiri) ?

Le Bushido est le code du samouraï – on le retrouve notamment dans le Hagakuré et le Traité des cinq roues. Leur lecture est centrale pour la compréhension de la dimension spirituelle de la guerre. On a accusé le Bushido d’être responsable du fanatisme militaire du Japon et, après 1945, lors de leur occupation du pays, les Américains ont tenté une ablation pure et simple de la dimension guerrière de l’identité japonaise. Mon hypothèse est que, à l’instar des hungry ghosts des récits traditionnels, le spectre du Bushido a du traverser la Terre et trouver d’autres lieux pour s’exprimer. L’un d’entre eux est le Rap US (notamment le Wu-Tang Clan), un autre est l’humour bête et méchant.

Plusieurs questions autour des écrits orientaux etc... : Certains intellectuels réduisent les spiritualités extra-européennes au rang de pensées magiques. Comment expliquer cette mauvaise foi persistante ? En ces temps de crise, pense-tu qu'on puisse par ailleurs considérer le capitalisme (et sa main invisible) comme une forme de superstition, de pensée magique ?

Toutes les pensées européennes sont des pensées magiques : bien sûr le capitalisme est une pensée magique, mais aussi l’efficacité de la publicité est une pensée magique ; le sondage est une pensée magique ; l’élection présidentielle est une pensée magique. Ces pensées magiques sont nulles, et n’engendrent que l’échec et l’amertume. A la différence des perversités occidentales, les spiritualités orientales se sont déployées harmonieusement dans des métaphysiques bien articulées et psychologiquement réalistes.

Quel intérêt porte-tu aux cultures pré-chrétiennes (celtiques, gréco-romaines, scandinaves...), souvent jugées plus proches des traditions orientales ? Pense-tu, comme Michel Onfray, que le Christianisme est « à la source du mal » ?

Le problème du monothéisme, c’est son exclusivité. Toutes les métaphysiques authentiques partent d’une source unique (la Grande Note), subdivisée en lumière et eau (Purusha, Prakriti) mais ensuite épiphanisée en de nombreuses figures divines déterminées et conditionnées (avatars). Les monothéismes ont eu le génie d’exprimer avec force des avatars très complets (Yahvé, Jésus, Allah) mais ont entraîné par la suite une dévastation spirituelle liée à leur exclusivité, leur « jalousie ». La lumière non-humaine s’exprime dans de nombreuses figures. Elles deviennent des anges lorsqu’elles sont nourries par un homme, des dieux lorsqu’elles sont nourries par un peuple, des démons lorsqu’elles se prennent pour l’expression unique de la lumière.

Tu accordes une grande importance au caractère cyclique de l'Histoire. Quel regard porte-tu sur le concept de modernité et sur l'idéologie qui l'accompagne ?

La modernité est une auto-stimulation des hommes, éloignés de la Grande Note, et incapables de saisir les limites de leur regard, ou les conséquences de leurs actions. Les modernes ont un ennemi : les peuples traditionnels. Aujourd’hui, la lutte sans merci contre les gitans, les musulmans pauvres ou les noirs est l’expression la plus claire de la modernité. Voilà tout ce que j’en pense.

Que dire de l'engouement que suscitent nombre d'intellectuels chinois contestataires (Liu Xiabo et son prix Nobel, Hu Jia, Ai Wei Wei et sa rétrospective au Jeu de Paume...), tandis qu'on enferme Assange et Kim Schmitz (le type de Megaupload) ?

Je n’ai aucune opinion sur ce sujet que vous ne puissiez déjà avoir en comparant les deux phénomènes.

Et enfin : 1 livre, 1 disque, 1 film et 1 page web à conseiller à nos lecteurs, et pourquoi ne faut-il pas louper ça (en une petite phrase). Ton choix n'a pas forcément besoin d'être en rapport avec le reste ni de parler de trucs récents, feel free ! Merci encore de ta collaboration et à bientôt ! Brian.

Ma playlist du moment :
« Femmes, magie, politique » de Starhawk ; « Le plaidoyer d’un fou » de August Strindberg ; « Sexe et caractère » de Otto Weininger ;  « Let’s Get It On » et « What’s going on » de Marvin Gaye ; « Buffy » et « Angel » de Joss Whedon ; « The Blair Witch Project » de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez ; et « Antichrist » de Lars von Trier.
Tout ça a bien sûr un lien avec le travail que je prépare en ce moment pour une conférence au Forum des Images, le 27 avril 2012, mais chut, je n’en dis pas plus.