Pacome Thiellement.com

De la télévision
Paru en 2011

Contexte de parution : atlantico (atlantico.fr)

Atlantico : Depuis quelques jours, la chaîne de télévision Allocine TV est disponible sur la plupart des bouquets numériques. Après la « télévision de rattrapage » sur le web, c’est au tour d'un site web de lancer une chaîne télé. Peut-on y voir là une évolution de la télévision ?

Pacôme Thiellement : Après guerre, la télévision avait un rôle éducatif. Son objectif déclaré était d’apporter la connaissance aux masses, un rôle tout à fait typique de l’époque gaullienne. L’après-guerre, culminant avec Mai 68, était construite autour de la polarité droite traditionnelle / gauche marxiste et trouée de l’intérieur par l’esprit Hara-Kiri (anarchiste et visionnaire).

Les hommes de télévision étaient à la hauteur de ces trois engagements. Si l’on pense à ce qu’ont pu produire des hommes comme Jean-Christophe Averty, Pierre-André Boutang, Jean-José Marchand ou encore l’extraordinaire Jean Frappat (auteur des plus étonnantes émissions de l’époque, passionnantes et très belles : Tac-au-tac, Les Grande Personnes, Télétests), la qualité du moindre prime time était infiniment supérieure au plus ambitieux documentaire « culturel », définitivement ennuyeux, intellectuellement pauvre et esthétiquement médiocre, diffusé aujourd’hui par Arte.

Le rôle éducatif, formateur ou expérimental a été perdu dans le courant des années 70. Averty lui-même annonce la mort de la grande télévision dans un Apostrophes de 1977, tout en noir, expliquant que, dorénavant, la télévision comme expérience électronique, c’était fini. Ce ne serait plus que des « têtes qui parlent », de la « parlotte », bref : un monde de plateaux télévisés comme ceux du Grand Journal ou de Ruquier aujourd’hui, qui semblent ne jamais finir, avec des interlocuteurs qui parlent et qui reparlent encore, qui partent et reviennent : bref, un miroir de l’enfer. La télévision, a ce niveau, est un bon prisme pour comprendre l’époque, et pourquoi celle-ci est en train de s’achever. Si la télévision ouvre sur le monde de l’âme d’une époque, alors TF1, Canal + ou Arte sont les expressions les plus parfaites du monde de l’âme du capitalisme. Je crois que cette dernière remarque se passe de commentaire.

Que reste-t-il de la conception initiale de la télévision ?

Rien. La télévision comme moyen d’expression aura vécu pendant une quinzaine d’années, de la fin des années 1950 au milieu des années 1970. Quinze ans, ce n’est déjà pas si mal : il y a des avant-gardes ou des groupes de rock importants qui auront duré moins que ça. La seule chose qui reste, ce sont les séries télévisées. Celles-ci ont un statut très particulier. Malgré quelques grandes créations dans les années 60, le coup d’envoi de la nouvelle série télévisée, c’est Twin Peaks en 1990, quinze ans après la mort de la télévision et sa survivance en tant que zombie. Regardez Oz, The Wire, Deadwood, Lost, MadMen, John from Cincinatti, Fringe : seules les séries télévisées aujourd’hui sont porteuses de connaissance et de création. Reste que, si la télévision a besoin des séries pour survivre comme objet, celles-ci n’en ont pas besoin comme support. Elles sont souvent vus sur les ordinateurs ou directement en DVD, d’ailleurs.

Et vous, aujourd'hui, regardez-vous la télévision ?

Oui, mais uniquement par Internet, comme beaucoup de gens aujourd’hui. En dehors de quelques exceptions, je ne vois que des rediffusions ou des extraits sélectionnés et « buzzés » sur les réseaux sociaux. Cinq minutes d’une émission de Ruquier hochant la tête avec son sourire faux-jeton, ou une phrase prononcée par Jean-Michel Apathie auprès de Michel « Angel of Death » Denisot, ça me suffit largement, merci !

C’est d’ailleurs l’un des principaux problèmes de l’évaluation propre à l’Audimat dans le champ télévisuel : les patrons de Médiamétrie refusent de mesurer le nombre de « vus sur Internet ». La preuve que cet outil est bien moins pragmatique (comme on le prétendait au début des années 80) qu’idéologique. Non seulement Médiamétrie ne sait pas ce que les gens regardent, mais elle ne veut pas le savoir. Tant pis pour elle.

A quoi ressemblera la télévision du futur ? Va-t-on assister à la convergence tant annoncée entre la télévision et Internet ?

La télévision du futur, je n’en sais rien. Mais la télévision d’aujourd’hui, c’est déjà Youtube, Dailymotion et Viméo, filtrés par Facebook et Twitter. La télévision d’aujourd’hui, ce sont les vidcasts et les podcasts de votre voisin investigateur paranoïaque ; ce sont les slide-shows ou les clips montés sur FinalCut de votre voisin fan de Joy Division ; ce sont les expérimentations optiques ou sonores de votre voisin savant fou.

Ce n'est pas : les grosses machines à envoûtement de Catherine Barma, les séries pompières d’acteurs zombifiés de Josée Dayan ou la pastille humoristique cucul du dernier con-con de chez Canal…

Si, depuis quelques années, le nombre de canaux de diffusion a augmenté, notamment avec la TNT, la plus grande quantité de chaînes n’a pas signifié une diversité plus large. La concurrence créé d’ailleurs toujours de la conformité, pas de la diversité. Quand la concurrence est moindre, la peur de déplaire est moins grande et on prend plus de risque. Plus il y a d’acteurs sur le marché, et plus la crainte de perdre une part intervient. A la fin, tout se ressemble, c’est d’un ennui épouvantable.

Autre pauvreté extraordinaire de la télévision : sa soi-disant diversité dans le débat contradictoire. Les débats contradictoires ne le sont que dans la mesure où ils restent circonscrits dans une préconception commune soi-disant partagée par le plus grand nombre. Pour prendre un exemple, à la télévision, il est admis que les ours ne parlent pas ou que la Terre est ronde. Sur Internet, vous pouvez certainement trouver la vidéo d'un homme qui pense que les ours parlent et que la Terre est carrée ! Cet homme-là ne passera jamais à la télévision, pour expliquer son point de vue face à un scientifique ou une star de variété : et ce n’est pas au crédit de cette dernière, c’est le moins qu’on puisse dire.

Au moment du tournant des années 70, aussi bien pour la télévision que pour la musique, sont arrivés les intermédiaires qui ont mis leur nez partout et ont produit un barbouillage esthétique et psychique impardonnable : ce sont tous ces directeurs artistiques soi-disant experts qui, à la différence des anciens patrons qui ne connaissaient rien mais laissaient faire, prétendent « savoir » ce que « les gens aiment » ou « ce qui marche ». Au contraire, Dailymotion ou YouTube marquent le retour de gens qui produisent de la vidéo sans prétendre savoir ce qui « marche ». Il n’y a pas ou peu d’intermédiaire : le producteur de contenu vidéo s’adresse directement à l’internaute et ce dernier estime si, oui ou non, il aime.

Aux dernières nouvelles, les chansons de Van&Jess (dont je vous parlais dans un précédent entretien) atteignent les centaines de milliers de fans, beaucoup plus que la dernière merde hyper-produite par une maison de disques et sur-médiatisée sur les chaînes. Les maisons de disque ne veulent rien savoir. Les télévisions ne veulent rien savoir. Ce n’est même plus une question de profit, mais une question idéologique : si ça ne passe par eux, si ça n’est pas « ce qu’ils ont décidé qui devait marcher », alors l’affront est trop grand et ils ne veulent pas en entendre parler. Je trouve ça très beau. Ils sont en train de crever et ils ne font rien pour essayer de survivre.

Comment expliquer toutefois que la télévision ait aujourd’hui une audience supérieure à Internet ?

Celle-ci reste un assez bon somnifère. La télévision reste allumée quand on fait autre chose, et son bombardement hypnotique d’électrons est une excellente parade à l’insomnie. On regarde moins la télévision qu’on ne la laisse « être auprès de nous ». C’est d’ailleurs un problème, que nous ne prenons pas assez en compte : rien ne modèle davantage notre âme que ce que nous expérimentons passivement. Rien ne nous modèle davantage que le paysage, l’urbanisme, les objets du quotidien, les images chopées à la volée. C’est ça qui construit notre base affective et intellectuelle, pas les grandes constructions artistiques, philosophiques ou métaphysiques que nous découvrons adolescents ou adultes.

Nous croyons que nous avons été psychiquement construits par les romans de Fiodor Dostoïevski, la musique de Brian Eno ou les films de Stanley Kubrick, mais en réalité ce sont les aménagements de l’Ile-de-France de Bernard Hirsch, les émissions de variété de Marité et Gilbert Carpentier et les laits concentrés sucrés de Henri Nestlé qui ont défini, en amont, les contours de nos âmes…. Pas étonnant que nous soyons malades avec ça !