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Faire beau Plus vite
Sur deux albums de 1966
Paru en 2009

Contexte de parution : ICI-BAS (laguerretotale.blogspot.fr)

Sujet principal : menu_mondes.pngBeatlesmenu_mondes.png, Who
Cité(s) également : plusBeach Boys, menu_mondes.pngFrank Zappamenu_mondes.png, Harpers Bizarre, Keith Moon, Kinks, Led Zeppelin, menu_mondes.pngLostmenu_mondes.png, Mothers of Invention, Paul McCartney, Pink Floyd, Rolling Stones, Sohrawardi, Sparks, The Zombies, Them, Yardbirds




L’un des problèmes principaux des disques de pop music, c’est leur rapport au temps – ou plus précisément : leur rapport au voyage dans le temps ; leur manière d’aller dans le futur et d’en revenir. Ca paraît commun, comme problème, mais les disques de pop music, dans leur grande période créatrice, sont en grande partie évaluables à partir des éléments qu’ils ont pu intégrer des avancées technologiques de leur époque – et ils travaillent à glisser le long de cette ligne technologique qui est, d’abord et avant tout, une ligne transformatrice de temps. Et, comme l’histoire de la pop music est récente, et courte, c’est quelque chose que nous, aujourd’hui, quarante ans plus tard, nous pouvons évaluer. Parmi celles-ci, la révolution technologique qui nous intéresse en premier lieu, c’est l’invention de l’album de pop music. L’invention de la collection de chansons qui s’écoute d’un bloc. Ensemble. Chez soi. Et seul.

Tout change à partir de ce moment-là. Sur l’album, et son apothéose, l’album-concept (qui fait de l’album la Terre Promise de la création pop : à savoir quelque chose qu’on écoute chez soi, et seul, alors que le single s’écoute à la radio, et dans un bar, ou dans une boîte, et sur lequel on peut danser ou flirter). L’album, donc, c’est de la pop, non à danser ou à vivre, mais à écouter. La pop music à écouter suppose nécessairement l’apparition d’un temps d’écoute, un temps nouveau, non préétabli dans la vie de l’auditeur et qu’il doit volontairement lui consacrer. C’est un temps pendant lequel l’auditeur devient actif. Il ne consomme plus passivement de la pop music en faisant autre chose (danser, flirter) mais écoute, et intègre des éléments qui transforment son rapport au temps. C’est un temps pendant lequel l’auditeur voyage sur place. Il voyage dans le temps, dans un espace qui a été conçu de façon sonore pour le déplacer. Ce n’est pas du tout pareil d’écouter une chanson et d’écouter un album. D’ailleurs les premiers grands albums ne contiennent pas de singles. Et les artistes à album n’aiment pas écrire des singles non plus.

L’album concept par excellence, c’est « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band » en 1967, mais avant « Sgt. Pepper » il y a des disques qui sont déjà des albums-concepts. Ce sont des albums quasi-concepts ; des albums potentiellement conceptuels. Le plus célèbre est « Pet Sounds » des Beach Boys, le plus important « Freak Out ! » de Frank Zappa & the Mothers of Invention ; et le plus injustement méconnu : « Between the Buttons » des Rolling Stones. Mais ceux qui nous intéressent ici sont « A Quick One » des Who et « Revolver » des Beatles, tous deux de 1966.

Qu’est-ce que c’est « A Quick One » ? C’est un des deux albums quasi-concepts que les Who écriront et joueront avant de passer à l’opéra rock avec « Tommy ». Le deuxième, c’est « The Who Sell Out ». Qu’est-ce que ça vient dire, « A Quick One » ? Ca vient dire que les Who doivent traverser le temps, mais n’ont pas beaucoup de temps pour ça. C’est un court voyage dans le temps, et dans un futur proche. Ils passent de l’autre côté de « Sgt. Pepper ». Ils font un aller-retour entre 1968 et 1966. D’ailleurs la pochette ressemble à l’imagerie de « Yellow Submarine ». C’est comme s’ils avaient voyagé dans le temps, vu le film et étaient revenus. La chanson « I Need You » est une réponse, agressivement amicale, aux Beatles. Le texte de Keith Moon est d’ailleurs très bizarre, mais il parle clairement de sa relation aux Beatles. Le problème des Who, c’est que tous les groupes sont en rivalité avec les Beatles, et tout d’abord les Rolling Stones (qui singent et dégriffent les Beatles) et les Beach Boys. Ils sont les troisièmes à se confronter brutalement aux Beatles, et leur technique c’est de tenter d’aller plus vite qu’eux dans le sens du beau. Pas faire plus beau, mais faire beau plus vite.

Pour ça, pour faire beau plus vite, pour voyager vite dans le temps et revenir, les Who doivent dégager un maximum d’énergie. Cette énergie est la clé de leur voyage. Donc l’accélération. Et c’est cette accélération à laquelle répondront les Beatles sur « Helter Skelter ». Le hard rock est une invention Who-Beatlesienne, c’est une invention des Who implémentée par les Beatles. Cette énergie, cette accélération permanente, on l’entend partout. Il y a dans tous leurs morceaux une fausse impression de bâclé. C’est du bâclé étudié, du travaillé pour sonner bâclé, du faire beau plus vite extatique. Dans l’enregistrement de « Cobwebs and Strange » par exemple, les musiciens jouent autour d’un micro unique. Le micro est posé au centre du studio, et la parade des musiciens se déplace autour de lui, comme si on devait, en écoutant, se recréer la scène pour entendre. Comme si l’auditeur devait s’imaginer être au milieu d’une parade de musiciens. Tout ça est fait très vite, mais il y a un plan derrière tout cela ; ce plan, c’est la musique comme productrice d’une scène sonore. Le disque comme support d’un voyage mental. Ca va être une des clés de la pop post-Who : la bande originale d’un film invisible, la bande originale d’un « film dans la tête ».

Le premier morceau s’appelle « Run Run Run ». Les Who doivent courir. Après qui ? Après les Beatles et les Rolling Stones, qui ont empoché le morceau de leur époque, l’achèvement de la première période de l’histoire du rock. Les Who vivent et jouent et créent en plein dans la période la plus créatrice de la pop music, et cette période est suprêmement incarnée par les Beatles et les Stones. Pas très généreusement, à deux, en mettant tous les autres groupes anglais derrière eux, à la ramasse. Parmi ces groupes parfois divins et renvoyés au rang de suiveurs (les Zombies, les Easybeats, les Yardbirds, Them, Harpers Bizarre, les Kinks, etc.) il y en a un qui ne veut pas être mis au rencard du tout, c’est les Who. Pour s’en sortir, ils doivent courir, anticiper la suite, basculer de l’autre côté de l’histoire de la pop music, et en revenir pour en rendre compte avant tout le monde. C’est le sens de « A Quick One ».

« A Quick One » paradoxalement est un morceau long. 9 minutes 10. « A Quick One » est un album court, qui va vite, et qui finit par s’exténuer dans un morceau long.

C’est un chef d’œuvre, on peut le dire, une petite merveille – un conte, sur l’adultère et le pardon. Une de ses forces de vitesse s’exprime dans le chorus « Cello cello cello » qui remplace une mélodie qui aurait du être jouée au violoncelle. Là, il y a encore une part importante d’interactivité. L’auditeur doit entendre le violoncelle quand on dit violoncelle, et pas les voix de types qui disent « violoncelle ». Cela reprend l’idée de « Cobwebs And Strange » : celle du film dans la tête.

Ce morceau long annonce déjà les opéras rock, et d’ici seulement deux albums, avec « Tommy », les Who vont tomber dedans. Avant de tenter de remonter à la surface par du gros rock qui tache, des disques comme « Who’s Next » sur lesquels je préfère ne pas trop insister, et un film comme « Quadrophenia » que l’on peut trouver assez pénible. L’opéra rock, c’est la tombe des Who. Parce que, comme les Beatles, comme les Rolling Stones, comme les Beach Boys, comme tous les grands groupes de la période créatrice de la pop music, les Who est un groupe concerné par le problème de l’identité. Ils se demandent, donc, « qui » ils sont ; c’est même dans leur nom. C’est pour ça qu’ils plongeront dans le panneau de l’opéra rock, qui, comme l’opéra wagnérien, est une méditation sur l’identité. On le verra encore plus clairement avec Pink Floyd, les gros opératiques par excellence. Mais « The Wall » est déjà dans « Tommy » : qui suis-je, quel a été, mon complexe, mon Œdipe, mon mythe, mes problèmes, mon rapport au monde. Bref : Le problème de l’identité qui s’exténue dans la psychanalyse. Et comme tout le monde le sait, la majeure partie du temps, la psychanalyse fait beaucoup, beaucoup de mal à l’artiste. On peut même dire qu’il ne s’en remet pas. Pourquoi ? Parce que la psychanalyse accroît la prédominance de la conscience. Elle renforce la conscience, alors que les états créatifs sont des états de conscience suspendue. La psychanalyse n’est qu’une des multiples formes de la police du cerveau dont Zappa parle dans « Freak Out ». Ce n’est déjà plus le problème des Beatles, qui s’arrêtent avant, dans la découverte de l’absence de moi (sur « Strawberry Fields forever »). Les Beatles sont Zen, ils sont taoïstes sur cette question. Les Who, comme Pink Floyd, vont faire de la psychologie ; et ils vont en mourir.

On retrouvera l’esprit de « A Quick One » longtemps dans la pop music. L’esprit des Who, on le retrouve dans le glam, on le retrouve dans le punk, on le retrouve dans le grunge, on le retrouve surtout dans le power pop : Weezer, par exemple. Mais cet esprit des Who disparaît aussi vite qu’il est arrivé : il dure le temps de deux albums, deux albums seulement : « A Quick One » et « The Who Sell Out ». Ce sont des titres qu’il faut prendre à la lettre : un truc court, et puis les Who se sont vendus. À quoi ? A la quête de soi.

Il faut écouter les voix des Who Ce sont des voix de tête, mais aigres, à la limite de l’harmonie. On a l’impression de voix qui s’extraient du corps. On les retrouve dans les disques des Sparks. Ces voix qui s’extraient du corps sont comparables aux images des musiciens sur la pochette, dont les chansons et les instruments s’extraient du cadre. Les voix tentent de sortir du disque comme matière. Ce qu’elles annoncent, c’est ce qu’elles ne réalisent pas – c’est le voyage astral. Le voyage astral est relativement rare et il suit cette extraction : la voix alors redevient sereine – même dans certains cris – elle redevient harmonieuse, comme la voix des sphères. La voix du corps astral, on l’entend chez les Beatles, ou dans les disques de Led Zeppelin.

« Revolver » des Beatles, c’est autre chose. C’est presque trop beau pour être un disque d’avant. Certains préfèrent d’ailleurs « Revolver » à « Sgt. Pepper », et on peut comprendre, parce que le caractère tournoyant, tourbillonnant, spiralé, de la musique des Beatles s’y trouve absolument déjà. Avec « Revolver », avec « Tomorrow Never Knows », les Beatles inventent le disque d’après. Le vrai disque du disque d’après, c’est « Sgt. Pepper », mais « Tomorrow Never Knows » est un morceau de « Revolver » qui se situe encore après « Sgt. Pepper ». « Tomorrow Never Knows » c’est déjà le trip-hop. C’est déjà le post-rock. C’est déjà le sample. C’est déjà une sorte de « dance » tribal, ethnique. C’est avant tout, non plus une simple traversée du temps, mais une traversée de la mort. Si les Who font un voyage dans le temps, les Beatles font un voyage dans la mort. On sait l’influence des drogues sur cette musique, mais on la comprend mal, parce que les drogues ne sont pas la clé de leur voyage, c’est un simple variateur de perspective, qui leur permet de relativiser leur vision du monde et donc de voyager à travers les visions du monde jusqu’à la vision la plus extrême, pour la constitution de cet espace psychique intermédiaire – qui est un des enjeux les plus profonds de la pop music, un enjeu par lequel la pop rejoint le gnosticisme, le néo-platonisme et l’ésotérisme chi’ite. « Tomorrow Never Knows » dessine un espace – un espace intermédiaire, qui vaut pour la vie et pour la mort – le monde des images et des visions, ce que Sohrawardî appelle « le monde des formes en suspens ».

Paul McCartney dit que, après l’avoir écrit, enregistré et réécouté, il avait l’impression que « Revolver » sonnait faux. Mais « Revolver » n’est pas faux, il est presque faux, ou plutôt : il sonne presque faux. Qu’est-ce qui sonne presque faux ? C’est la dimension de la mort que le disque traverse. McCartney a peur de « Revolver » parce que le disque n’est pas un simple saut dans l’avenir, il est un saut dans la mort. Et Paul est humain : il a peur de ne jamais en revenir. Et le voilà qui hurle, comme Charlotte Lewis dans « Lost » au milieu d’un voyage de sa conscience dans le temps, incertain de sa constante (John) : Ce lieu est la mort ! This Place is Death !