Pacome Thiellement.com

Du rock
Paru en 2010

Contexte de parution : Ventilo (journalventilo.fr)

Présentation :

Entretien avec Jonathan Suissa dans le cadre de la semaine de la Pop Philosophie saison II.

Vous avez écrit un livre décrivant notamment la portée politique des textes de Frank Zappa (ce que d’autres ont fait avant vous, mais différemment). Quel est, selon vous, le statut actuel du rock’n’roll sur le plan politique ?

Il est nul. La portée politique du rock provient de sa puissance métaphysique qui elle-même dérive de ses innovations esthétiques. Le rock a eu une portée politique quand il proposait une introduction au monde de l’âme renouvelée à partir de ses avancées artistiques, tant au niveau des techniques de composition que celles d'arrangement et de production, et celle-ci était le garant d'une protection de son inspiration traditionnelle. Ca a commencé à se dégrader au milieu des seventies, quand les maisons de disque ont décidé de ce qui devait être populaire. Les mecs qui ont publié les disques les plus innovants étaient des vieux businessmen qui n'y connaissaient rien. C'est quand les hippies sont devenus des conseillers dans les maisons de disque que celles-ci n’ont plus publié que de la merde - parce que ces types prétendaient savoir ce que les gens voudraient écouter. Aujourd’hui, nous vivons dans les conséquences de cette prise de pouvoir : la destruction d’une relation circulaire entre innovation et popularité. Les Beatles réinventaient la pop à chaque chanson et Frank Zappa à chaque note. Leur succès populaire marchait main dans la main avec leur défrichage esthétique et métaphysique. Les auditeurs des Beatles pouvaient en parler, sans se connaître, dans n'importe quel bar, et chercher le mode de vie qui devait être tiré de cette permanente redécouverte. J'ai été coupé mille fois par des voisins de table qui m'entendaient parler de Lost, et qui s'inséraient dans la conversation, mais jamais si je m'entretenais des Fiery Furnaces. Ca veut dire que le rock n'est plus l'art populaire porteur des enjeux décisifs à un niveau collectif. Il faut l'admettre, et passer à autre chose. Il faut désormais qu'il se métamorphose dans une nouvelle forme.

Pensez-vous qu’il est encore possible de vivre la « communion » lors d’un concert de rock ? Si oui, dans quelles conditions ?

Oui, mais sur un mode régressif, nostalgique, dans le souvenir de l'adolescence que nous n'avons jamais eu, etc. Franchement, c'est un monde que nous devrions laisser partir. Mais pas nécessairement pour laisser la place à une scène électro, noise, complètement débarrassée des mélodies, des harmonies, des paroles et des rythmes. Pas uniquement, en tous cas. La "communion" dans une visée actuelle qui ne se confond pas avec le fantasme d'un souvenir, je l'ai vécu avec Secret Chiefs 3 : cette musique - qui n'est plus du rock mais qui ne pourrait pas exister si le rock n'avait pas eu lieu - m'a donné la sensation la plus forte d'un autre rapport à la musique, passant par une expérience transfiguratrice du concert. C'est ce qui avait été pointé, et raté (parce que kitsch à mort), dans le concept de la "World". Trey Spruance, lui, a vraiment réussi sa fusion afghano-irano-indo-californienne. C'est une musique à la fois très traditionnelle, totalement humoristique, totalement enivrante, et qui vous emmène à la guerre comme aucune. Des morceaux comme "Renunciation" ou « Combat for the Angel » restent en vous comme des rêves qui n'arrivent pas à s'évanouir.

Ce débat aura lieu dans une petite salle de concert rock, la Maison Hantée. On sait ce que donne la philosophie dans le boudoir… On sait qu’à la télé, les caméras, les spectateurs anonymes et les projecteurs rendent souvent les participants impuissants (Ce soir ou jamais). Quelles sont, selon vous et pour vous, les vertus du zinc, des odeurs de bière séchée et du projecteur coloré, pour la pensée ? La scène de rock est-elle le meilleur endroit pour parler de rock ?

On verra. J'adore les Maisons Hantées alors je suis très content mais ça dépend de ce qui se passe entre les différentes personnes présentes. Je m'entends généralement assez mal avec les amateurs de rock : ils détestent Frank Zappa, n'ont aucune fantaisie, sont plus rigides dans leur goût que des mormons, ont des idées très précises sur ce que aimer le rock ou parler du rock "devrait être", mais vivent dans un monde qui n'a pas évolué depuis le punk. Ce sont des gardiens de musée : leur amour a vraiment le goût de la mort. Alors, parler sur une scène de rock, d’accord, mais avec des poètes inuits ou un spécialiste de flamenco coréen, SVP !

Le rock philosophique a-t-il existé dans les années 70 ? Il semblerait, si l'on considère notamment votre ouvrage partant de l’œuvre de Led Zeppelin (Cabala), que vous avez déjà répondu affirmativement à cette question, à laquelle vous êtes censé répondre dans le cadre de la Semaine de la Pop Philosophie. Pacôme Thiellement, honnêtement, à quel genre de débat peut-on alors s’attendre ? Un débat contradictoire ? Un débat de forme ? Ou y aura-t-il du fond ?

Il y aura tout le fond que vous lui mettrez si vous y participez.