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Royauté d’une jeune femme
Paru en 2010

Contexte de parution : Play Power (Editions Humeurs)

Présentation :

Préface du livre de dessins de Jacques Pyon.


Sujet principal : Pyon
Cité(s) également : plusKiss, Raymond Abellio




« (…) Celle qui affronte et traverse le déluge sans dissolution, celle, par conséquent, qui réussit à rétablir en elle, au terme de cette évolution, l’unité du corps et de l’esprit en portant sa féminité et sa virilité conjointes à l’intensité absolue de la qualité. Cette unité n’est pas naturelle, elle est transcendantale. Il y faut une véritable conversion des puissances opposées de la virilité et de la féminité. »
Raymond Abellio, à propos de la Femme Ultime

 

« Le Temps, dit Héraclite, est un enfant qui joue. Royauté d’un enfant. » Dans Play Power, le Temps est une jeune femme. C’est une Déesse qui se dissipe dans une multitude de formes avant de se recomposer dans un sens contraire. Et nous sommes entraîné à travers un récit visionnaire dans le cœur de cette femme qui est rythme, diastole et systole, expiration et inspiration de chaque instant. Play Power est un livre muet, dont les images sont autant de fractions de temps restituées dans l’instant de leur évaporation. C’est un jeu sérieux, mettant en scène la naissance de la vie, qui est puissance et liberté. Une des caractéristiques du style de Jacques Pyon, c’est la transmission méticuleuse de la plus indicible des extases. Il offre la restitution parfaite de la plus transitoire des formes, reconduite à son principe générateur abstrait, puis à nouveau explosée dans une multitude de figures embryonnaires. C’est comme si l’image préexistait dans la matière même de l’éther, et c’est comme si Pyon réussissait, par l’héroïsme inentamable de son trait, aiguisé comme un couteau, multiple comme une divinité hindoue, à graver cette image d’une extrême subtilité dans la solidité de son dessin à l’instant de sa dissolution dans le Temps.

Les images de Pyon sont des cristaux. Ce sont des lacs glacés d’où surnagent les souvenirs et les rêves de l’humanité passée. Mais ce sont aussi des déductions colorées de la puissance de ces visions, et une opération de séparation entre la matière du corps, comique et macabre, squelettique – et la couleur qui est une autre puissance, la trace et le chemin qui conduit à notre divinisation. Tel un alchimiste, Pyon opère par œuvres, abstractions et concrétisations successives. Dans Play Power, la couleur, vive, fluorescente, déborde les corps représentés et leur confère une joie et une douceur qui contraste avec leurs tremblements angoissés. Le corps devient support de lumière. La vision architectonique apparaît comme une clé de délivrance face au fourmillement grimaçant des personnages animaliers. Dans Play Power, nous ne pouvons nous contenter d’être les témoins de l’expérience. Nous devons en être les complices. Nous devons jouer, traverser les cercles enchâssés de la liberté et de la puissance. Dès la première image, nous sommes emportés dans un voyage astral qui se confond avec la quête de la Déesse, Déesse qui est également l’Etre de Lumière du voyageur. Ou plus exactement : si au centre du voyage apparaît la Déesse, c’est l’Ange qui ouvre et clôt l’expérience. Pour retrouver cette Déesse, nous devons voyager, dans une perception sans cesse bouleversée. Pour la conquérir, nous devons contempler une multitude de mandalas successifs, et, à chaque étape, sont restitués les visages que forment momentanément les photons de lumière s’écrasant sous nos paupières. Il s’agit d’images hypnagogiques et d’hallucinations vraies, criblées et solidifiées, se hissant à la dimension d’un art hiératique.

Au commencement apparaît la Dharma Chakra, la Roue à huit branches qui représente la Loi sous la forme d’un moyeu, de rayons et d’une jante. Dans les doctrines métaphysiques de l’Inde, le moyeu est l’exercice de la discipline éthique, les rayons l’application de la sagesse et la jante l’application de la concentration. Dans Play Power, le moyeu est la Déesse, naissant de la rivière ; ses rayons sont la multitude des êtres et des formes qui apparaissent et disparaissent au cours du voyage (en particulier les formes animalières) ; enfin la jante est la double figure latérale de la jeune femme angélique qui ouvre et ferme l’expérience, comme si elle mourrait et renaissait, et comme si nous découvrions dans cet ouvrage unique les étapes de son chemin de retour. La Roue du Dharma, les croix, les chaînes d’âmes errantes entourent la jeune femme au commencement du voyage – une jeune femme que les croix recouvrent comme autant de symboles de mort. Une figure géométrique se compose, élaborant un plan de géographie mentale, sur laquelle apparaît un chat musard qui nous observe en ricanant. Alors qu’un œil pinéal naît du front du chat, quatre Dingo encadrent subitement la figure, offrant à l’univers animé la symétrie sacrée d’un mandala. Puis c’est à nouveau un chaos d’êtres embryonnaires précédant la génération d’un œuf orangé et veiné de striures rouges. L’œuf donne naissance à un engin spatial vert, dont le hublot est un œil dirigé vers le haut, et qui crache du feu. Au centre apparaît un personnage en forme de cœur, et le hublot restitue ce que l’œil voit : la Déesse, une pin-up brune et mate qui sort de l’eau d’une rivière. C’est la Femme Ultime. Son apparition se situe au centre même de la collection d’images, et apparaît comme la figure centrale, dont les visages – tournés vers la gauche puis la droite – de la jeune femme sont les figures latérales. Peu de temps après son apparition, la Femme Ultime se voit entourée puis recouverte d’une rosace d’autres femmes qui hurlent autour d’elle avec violence, colère et désir. Parmi celles-ci apparaît la femme qui pleure de la couverture du dernier numéro d’Actuel qui marquait la fin de l’expérience des années soixante-dix, et dont Play Power est une reconduction aux principes fondamentaux. Réapparaît alors la Roue du Dharma, suivie d’une figure érotique de jeune femme, enfin une étrange trinité de femmes dont la lascivité se mêle à une certaine désuétude. Les figures se font lignes, directions, orientations qui se coagulent au cœur du déferlement de forces. Au milieu d’une cité en flammes, apparaît une figure à six côtés, manifestation du lien entre le voyageur et son être céleste. La figure de Kiss émerge au centre. Puis c’est une sarabande de Donald, dont les becs sont également des sabres, qui déforment la présence de Kiss jusqu’à la dissiper. Ces Donald renvoient à la grande bande dessinée de Pyon sur La Conquête du Monde, où le canard voyageait sur place, et se déformait jusqu’à se réduire à un seul os (le Luz de la Kabbale) qui atterrissait sur l’assiette d’un chien. Finalement, c’est un caneton triomphant qui intègre à nouveau les éléments épars de la vision. Mais l’image humoristique en est si violente que les forces se déchaînent à nouveau. Des flèches sont tirées. Au milieu de la ville en flamme, la jeune fille réapparaît, souveraine, splendide, plus triomphante que jamais. Elle n’intègre pas les visions antérieures mais les fait impérialement disparaître et ne les rappelle que dans son regard multicolore, habité de lumières virevoltantes. Elle se dresse, victorieuse, renaissante, regardant cette fois-ci vers le dehors.

Dans ce livre, Pyon accomplit, dans un geste à la fois précis et mystérieux, les intuitions d’une autre grande figure des années soixante-dix, Raymond Abellio, lorsqu’il évoque la Femme Ultime : «  (…) non plus dissolution du temps, mais dissolution de cette dissolution même, non plus seulement accession à l’éternité de l’instant pur mais à la récurrence indéfinie de l’éternité de tous les instants. » À son sujet, l’écrivain ajoute qu’elle est « la connaissance innée, chargée de la transmission de la parole perdue. L’homme recherche sans cesse un message initial qui est dans cette femme éternelle. » Car, ce qui a manqué au psychédélisme, c’est la synthèse lucide et la sobre compréhension de son expérience, ainsi que la capacité de concentration et de densification des forces que sa période a fait émerger. Cette synthèse, c’est la Déesse, dont les figures latérales sont les anges de mort et de renaissance. Cette expérience, c’est le court-circuitage de la quête initiatique – et sa réalisation instantanée dans un déferlement d’images. Les années soixante-dix furent un rêve dont Play Power est la réalisation. Dans la patience et l’exigence de ses architectures psychédéliques, mais aussi dans sa reconduction aux images primordiales qui en informent la dimension visionnaire, Jacques Pyon accomplit le complexe dessein des quarante dernières années et transforme leur vœu pieux en réalisation concrète. De lui on peut attendre le véritable tracé de l’expérience sacrée de notre temps.