Pacome Thiellement.com

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Le Ta’wîl de la Pop
Paru en 2010

Contexte de parution : Ring (surlering.com)

Présentation :

Entretien par Aurélien Lemant.

Aurélien Lemant : Pacôme, "Vous pouvez voir le mauvais critique à ce qu'il commence par parler du poète et non du poème", écrivait Ezra Pound. Je vais être très mauvais aujourd'hui, et même un peu vicieux, puisque je vais VOUS demander de nous parler de vous. En partant de votre état civil, puisque je vous sais des prénoms et des origines particuliers.

Pacôme Thiellement : Aurélien, je suis né à Paris en 1975 d’un père français et d’une mère égyptienne. Pacôme est la V.F. du prénom égyptien Bakhûm, dont l'origine est Ba-Hor, soit "Celui qui dépend de Horus".  Mes parents voulaient m'appeler directement Horus, mais par un refus très net de la sage-femme, ils se sont rabattus sur le prénom français, présent sur le calendrier des saints, qui recoupait étymologiquement celui qu'ils désiraient utiliser (à part ça, Pacôme est aussi le prénom du comte de Champignac, dans les Aventures de Spirou et Fantasio de Franquin, dont mon père est, comme moi, un grand fan). C'est ainsi, par l'intercession étrange d'une Sofia inversée et déguisée en infirmière, que je suis passé de l'état de divinité (Horus) à celui d'homme (Pacôme)... Pour ne rien arranger, j'ai été baptisé copte orthodoxe au Caire pour faire plaisir à toute la branche ma famille qui y réside encore... Quelle chute dans la manifestation ! Quel enchaînement dans la matière ! Quelle déception !... C'est peut-être pourquoi mes patries spirituelles sont, non seulement l'Egypte, mais également la Syrie et l'Iran : ce sont les berceaux respectifs des Hermétistes, des Gnostiques et des Ishrâqîyûn. Dans leurs textes (récits, prières, poèmes, commentaires) il n'est guère question que de quitter l'enténébrement de l'humanité terrestre, de faire voyager l'âme dans les "mondes de formes en suspens" et de s'exiler hors de cette prison occidentale, pour remonter, par l'orientation angélique, à notre véritable identité qui est divine. C'est pourquoi également, bien que ma langue soit le français, et que ma peau soit blanche comme peut l'être celle des roux, je me considère, spirituellement, comme un oriental. C'est pourquoi enfin, même si je ne suis pas musulman, et que ma sensibilité politique est anarchiste (nourrie aux biberons croisés, anarchie douce et dure, de Gébé et du professeur Choron), c'est dans la philosophie islamique, et surtout l'ésotérique shi'ite des Platoniciens de Perse, que j'ai découvert une articulation conceptuelle et une logique qui me parlent vraiment, par la représentation des trois mondes et de la tripartition corps-âme-esprit, ainsi que par la description de l'homme, non pas comme un individu coupable, mais comme un être esseulé et nostalgique. Les textes que je relis le plus souvent sont L'Evangile selon Thomas et les Actes de Thomas (notamment le "Chant de la Perle"), les récits de Shiyaboddîn Yahyâ Sohravardî (L'Archange empourpré, Récit de l'exil occidental), le Livre du Dedans de Rûmî, le Cratère et le Discours Parfait attribués à Hermès Trismégiste, et ensuite, un peu plus loin, La Baghavad Gîtâ, le Tao-Te-King et les textes attribués à Tchouang-Tseu. Ceci étant, take it cool, dude : tous les penseurs de la Tradition (de Shankaracharya et Marsile Ficin à René Guénon et Raymond Abellio) ont posé l'hypothèse d'une connaissance non-humaine (en sanskrit : apurusheyâ) et non-écrite, à l'origine de toutes les traditions métaphysiques ayant donné naissance, par différence des mentalités de leurs récepteurs, aux religions asiatiques, indiennes, persanes, arabes, juives, grecques, amérindiennes ou africaines. Pour ceux qui réussissent à y lire, par l'occurrence de symboles correspondants, et aux articulations communes, la présence de cette connaissance (identifiée au cœur ou à l'amour), alors les formes de pensée – qu'elles soient religieuses ou athées, d'ailleurs – ne sont guère que des vêtements posés sur un même corps. Ibn Arabî, par exemple : « Mon cœur est devenu capable de toutes formes. C’est une prairie pour les gazelles et un couvent pour les moines chrétiens, un temple pour les idoles et la Ka’ba du pèlerin, les Tables de la Tora et le livre du Coran. Je professe la religion de l’Amour, et quelque direction que prenne sa monture, l'Amour est ma religion et ma foi. » Ce que Mikaeel Jackson (note pour Aurélien : l’orthographie musulmane est volontaire) dit de façon pas mal non plus : "If you're thinking about being my baby, it don't matter if you're black or white."

A.L : Noir ou blanc, je veux bien. Mais roux ? Je ne suis pas rassuré. Ne dit-on pas des roux, en Égypte précisément, qu'ils sont affiliés au dieu Seth ?

P.T : Oui, et d'ailleurs les pires hommes du monde étaient roux. Mais qu'y a-t-il dans un nom ? Seth, l'ennemi juré de Horus et son sempiternel partenaire de bagarres – dans ces "Aventures de Seth et Horus" (papyrus Chester Beatty) qui ressemblent à s'y méprendre à un cartoon dans le genre de "Tom et Jerry" – suite à un coup de poing trop puissant donné par Horus, traverse une des branches de la tradition primordiale et passe sans transition de l'Ancienne Egypte au judaïsme. Groggy, il se réveille lentement et se rend compte qu'il est désormais le troisième fils d'Adam et Eve dans la Bible ! Wake up, Seth ! Tu es maintenant l' "ancêtre de toutes les générations des justes" (selon le Zohar), ouvrant cette branche par-delà Bien (Abel) et Mal (Caïn) à laquelle s'affiliera un des principaux courants gnostiques. C'est ce courant (les Sethiens) dont on trouvera tant de textes dans les codex de Nag Hammadî découverts en 1947. Des écrits extraordinaires : Allogène, L'Hypostase des Archontes, Zostrien et le Livre du Grand Esprit Invisible appelé aussi Evangile des Egyptiens. Tant de textes sur le ratage de la création et la naissance en exil du gnostique... Qu'y a-t-il dans un nom ? Seth était peut-être un assez mauvais dieu dans une tradition, mais il a pu devenir un être humain correct dans une autre ! Comme quoi il ne faut jamais juger trop vite de ce que peut un individu...

A.L : Ainsi donc, votre généalogie spirituelle incite votre lecteur, parmi entre autres un christianisme oriental, et un islam ésotérique qui n’a rien à voir avec celui qu'on nous présente usuellement en France (entre, mettons, Mouloud Aounit à Paris, et Mahmud Ahmadinejad à Téhéran, islam au contraire puissamment arrimé au politique et au temporel), à vous percevoir comme un gnostique vous-même. Dans un pays qui met Dieu à mort toutes les cinq minutes, une aventure intellectuelle de la sorte paraît plus que jamais dangereuse ou salutaire, en tous les cas hors normes. Mais plus vous avancez dans votre œuvre, et plus l'on s'y avance après vous, plus cette démarche spirituelle vous permet de déchiffrer le monde par la pop culture et inversement. Comment en êtes-vous arrivé là ?

P.T : Nous sommes dans un pays qui met Dieu à mort, peut-être, mais qui, comme tous les pays, est rempli de toutes sortes de divinités. Et ces divinités – Henry Corbin dirait des "anges" – sont aussi nombreuses qu'il y a d'individus. Elles sont le visage divin de chacun, et le visage humain de la divinité, épiphanisé en autant d'âmes et de corps, plus ou moins lumineux ou enténébré selon l'amertume et le cynisme qui se sont installés comme un poison dans les êtres à force de mauvaises expériences. Il ne s'agit pas de croire ou de ne pas croire. La question est de savoir ce qui nous conditionne et nous détermine quotidiennement – et d'essayer de s'extraire de ces conditionnements et ces déterminations pour atteindre ce que les Indiens appellent le "Soi", les gnostiques la "Nature Parfaite" ou Ibn Arabi "L'Homme Universel". Tout n'est que degrés, niveaux, passages de mondes, changements de perspective, changements de regard... Lorsque Philip K. Dick a été incubé par un esprit gnostique nommé Thomas, il a eu le savoir de la maladie de son jeune fils alors qu'il écoutait Strawberry Fields Forever des Beatles. (1) Et ce n'est pas un hasard si, de son côté, John Lennon a pu écrire, en préface des Eclats de ciel (écrits par ouï-dire) que « les seuls Chrétiens dignes de ce nom étaient (sont ?) les gnostiques, qui croient en la connaissance de soi, c’est-à-dire en la nécessité de devenir des Christ, de trouver le Christ qui est en soi. » (2) Je n'ai pas inventé le gnosticisme des Beatles ou de Philip K. Dick. La culture populaire est remplie d'intuitions concernant le sacré. Elle dessine le visage que la divinité a décidé de prendre à un instant T. Notre génération a été bercée, pour le meilleur et pour le pire, par Star Wars et Indiana Jones, deux purs produits de l'histoire secrète seventies, des spéculations sur les recherches des nazis sur les technologies disparues jusqu’à l'énergie verte du Vril des peuples du monde souterrain... Pas étonnant d'ailleurs, quand l'on sait que Lucas et Spielberg sont des fans absolus de Hergé, lui-même très influencé par Jacques Bergier. Tout cela nous conditionne invisiblement. Et je ne parle pas de Twin Peaks ou de Lost, dont les caractères gnostiques ou traditionnels sont plus que nombreux. La question est alors de "lire la culture populaire comme si elle n'avait été écrite que pour notre propre cas" – comme dirait Sohravardî, en accord avec un hadith célèbre attribué à Mahomet où celui-ci explique que les personnes qui s'en tiennent au sens littéral n'ont pas même commencé à lire le Coran. Ce que la vie requiert de nous est un ta'wil, une exégèse qui soit également un exode. Il s'agit d'interpréter pour reconduire au niveau du cœur, et ensuite s'extraire de notre prison. Il y a une politique de la gnose, même si le gnostique refuse la puissance au profit de la connaissance, et n'accomplit l'acte que pour mieux se délivrer des fruits de l'action. Mais cette politique est strictement anti-autoritaire, elle ne combat que l'injustice, la manipulation mentale et le mensonge des hommes de pouvoir. Eux, le gnostique ne les combat pas en tant qu'hommes (un gnostique n'a pas d'ennemis, c'est Raymond Abellio qui nous apprend tout ça, il ne le peut pas à partir du moment où il lit dans chaque homme toutes les déterminations qui ont composé son parcours de vie et l'ont amené à être ce qu'il est ; il ne peut pas avoir d'ennemis lorsqu'il lit la nécessité derrière ce que les autres perçoivent comme des accidents), il n'en combat que les effets. Et tout d'abord il faut se débarrasser de l'homme de pouvoir qui est en soi. Qu'on soit occidental ou oriental, il faut se débarrasser de l'occidental-en-nous qui a réussi à enténébrer la planète de son caractère prédateur, de son appétit de destruction et de son désir de vengeance. C'est ça, le grand djihad. Une vie ne suffirait pas... Heureusement qu'on en a plusieurs.

A.L : L’anarchisme, comme le gnosticisme, ne sauraient passer par un programme, indeed. Mais parlant de plusieurs vies : difficile de ne pas vous poser de question sur les doubles, ces doppelgänger présents tout au long de votre œuvre, sans trop révéler l’une des plus belles interprétations que vous faites à l’endroit de Twin Peaks, et particulièrement de la détermination imparfaite de David Lynch dans ses tentatives de sauver sa série et préserver cet univers qu’il a créé. Qu’est-il arrivé à Lynch après l’échec du feuilleton ?

P.T : Le premier essai que j'ai rédigé, Poppermost, concernait en effet, en bonne partie, le mythe de la mort de Paul McCartney. Il s'agissait de cette rumeur, aussi folle que passionnante, élaborée à la fin des années 60 aux Etats-Unis, et interprétant toute la discographie des Beatles postérieure à Revolver sous l'angle de la révélation cryptée. Pour ces interprètes aventureux, McCartney était mort dans un accident de voiture après avoir pris une auto-stoppeuse nommée Rita et il avait été remplacé par un sosie nommé William Campbell. En réalité, les fans ne supportaient pas l'arc-en-ciel de nouvelles possibilités et de métamorphoses que proposait l'identité nouvelle des Beatles, une nouvelle identité qui allait avec un exil hors des conditionnements et des déterminations de leur "moi" personnel dans une quête du "Soi" transcendant s'exprimant dans les paroles du Morse : "Je suis toi quand tu es lui et il est moi quand nous sommes tous ensemble - Goo Goo Ge Joob !" (I Am The Walrus). Rétrospectivement, il n'est pas impossible que je me sois laissé prendre par mon propre sujet d'analyse pour proposer ensuite un remplacement possible du grand réalisateur après Twin Peaks dans La Main gauche de David Lynch - en écho aux deux Cooper (Dale, et le Cooper enténébré par Bob) du dernier épisode de la série, et à la disparition des théophanies de son cinéma ultérieur. A moins que ces "freaks aient eu raison quand ils dirent que tu étais mort" comme Lennon le balance sèchement à McCartney dans How Do You Sleep sur l’album Imagine. A moins que Lennon lui-même ait été remplacé après sa rencontre avec Yoko Ono pour oser déclarer qu'il ne croyait pas aux Beatles dans God sur le disque Plastic Ono Band. A moins que le "remplacement" soit toujours dans l’œil du regardeur – et que ce soit Lynch, Cooper, McCartney, Lennon, Rimbaud (que André Suarès estimait avoir été remplacé entre l'écriture des Illuminations et son départ au Harrar), Moïse (pour Freud, il y a eu deux Moïse différents, c'est même la thèse de son dernier livre) saint Jean (D.H. Lawrence dira qu'il y a deux saint Jean, l'un qui a écrit "L'Evangile" et l'autre "L'Apocalypse" : « Ce n’est pas le même, ce ne peut pas être le même »), on est toujours suffisamment "remplacé" pour la personne qui ne sait unifier par sa compréhension toute la diversité et l'étrangeté de notre expérience sur la Terre. Dieu lui-même a plusieurs noms ! Et certains sont considérés comme les noms des démons pour les partisans d'une religion adverse ou concurrente.

A.L : Oui, c’est encore ce que vous affirmez dans le chapitre de Poppermost consacré à Léon Bloy et à la vision d’Anne-Marie Roulé, concernant le mystère de la nature double de Dieu (3). J’en reviens au double, et je change de climat : connaissez-vous la théorie de Fadlallah Boutros, concernant Mahomet ? Quand celui-ci professe à la Mecque, il enseigne aux ébionites et autres juifs ou polythéistes convertis au christianisme. Il est proche d'une gnose chrétienne, reconnaissant la liberté de conscience et de culte, et prône une religion de paix inspirée des écrits bibliques. Mais dès lors que Mahomet fuit à Médine, "...le prédicateur de la Mecque, l’homme de la prière, le pauvre persécuté devient un homme d’État, orgueilleux, sensuel et violent." Razzias, ajout d'un hadith vantant ses mérites sexuels, égorgements massifs... Le Mahomet de Médine n'est plus le même. Est-il arrivé au prophète la même chose qu'à Rimbaud ?

P.T : Non. Je suis très peu client de la prose lourdingue des islamophobes qui s'échinent à tous prix à trouver de nouvelles manières d'exprimer une très banale incompréhension du Coran ou une encore plus banale recherche d'un responsable à leur malheur dans la personne des musulmans – bouc-émissaires d'autant plus parfaits qu'ils sont en général pauvres et déjà insultés quotidiennement par les hommes politiques français de droite comme de gauche. Ne le prenez pas mal, Aurélien, mais Mahomet, comme Le Coran, est un miroir. Ibn Arabi ou Rûmî y verront une épiphanisation de l'amour, et seront capables de l'incarner pour nous dans Les Chatons de la Sagesse ou Le Livre du Dedans. Un homme haineux, vindicatif et glabre comme Redeker y verra un barbu vindicatif et haineux. Considère-t-on Krishna et Arjuna comme des psycho-killers parce que La Baghavad Gîtâ raconte l'histoire d'un homme qui doit (pour complaire à la divinité) détruire tous les membres de sa famille ? Non. Mais si "nous avons un problème avec l'hindouisme" – pour parler comme les "modernes" – on ne se gênera pas pour lire alors Le Mahabarata de façon littérale et réductrice, avec des outils de critique historique élaborés il y a un siècle, sans avoir conscience que ces outils ont été eux-mêmes éprouvés et critiqués – en interne – depuis sept siècles par les tenants d'une lecture ésotérique. On en revient au problème de l'incarnation d'une pensée. Vous voulez savoir ce que vaut une lecture de Mahomet ? Regardez l'homme qui la produit. Regardez comment il vit. Quand j'entends parler Philippe Val ou Caroline Fourest (pour prendre deux exemples un peu grossiers de l'islamophobie comme sport national), je trouve qu'ils ressemblent comme deux gouttes d'eau aux "fanatiques" ou aux "intolérants" que leurs propos évoquent... Ils sont sombres, obséquieux, serviles, réducteurs, sinistres et sans humour (un comble quand on s'est occupé d'un hebdomadaire satirique). C'est que c'est très dur de ne pas ressembler à l'ennemi que l'on s'est désigné !  La même chose vaut pour tous les personnages religieux, qu'ils aient existé historiquement ou non (d'une certaine façon, ils ont tous "existé historiquement" mais ils sont tous symboliques, et c'est en raison de leur rôle symbolique que leur existence historique a une quelconque résonance pour nous, donc autant se focaliser sur leur rôle symbolique plutôt que de s'échiner à reconstruire leur existence historique supposée) : Abraham, Isaac, Jacob, Jésus-Christ, Lao-Tseu, Bouddha, Zoroastre, le Mâhdi, etc. En bon nietzschéen primaire, je me suis longtemps acharné contre saint Paul : aujourd'hui, je me trouve assez con – et, comme par hasard, j'habite station Saint-Paul ! Mais je m'exprime mal en stigmatisant à mon tour Caroline Fourest ou Philippe Val. Nul doute que si nous devions procéder à un ta'wîl de l'un ou de l'autre, nous aboutirions également à des merveilles, de purs éclairs de divinité ou d'angélisme – car il n'est aucune pensée, même extraordinairement médiocre, qui ne procède de cette même source et qui n'en soit, à sa manière, le reflet (il suffirait d'un seul flash-back bien traumatisant de Val pour qu'on le prenne en pitié... Lost nous apprend tout ça !). Réciproquement, si j'élis, si je fais de quiconque mon "ennemi", j'en reçois pour sanction son reflet dans ma pensée qui finira par faire corps avec moi. "Le combat contre le Mal est comme le combat contre les femmes – qui finit au lit" disait Kafka.  C'est une des règles les plus comiques de notre séjour sur la Terre.

A.L : Je ne prends rien mal, Pacôme. Et si je regarde l’homme qui produit une lecture de Mahomet, si je regarde surtout ce qu’il en fait, alors pour moi le Livre des Ruses est un trou, dans lequel je ne tomberai pas, et le Gulistan du sheikh Saadi est un miroir. Et je me tiens au-devant de ce miroir, comme une Alice lisant à voix haute : « Pour toi-même, recherche le bien, et ensuite le pardon pour le scribe » (4).

P.T : Oui. On en revient au conflit initial qui donne naissance à la gnose : celui de la connaissance (Le Livre des Roses) et de la puissance (Le Livre des Ruses), exemplifiée en Inde par la révolte des Kshatriya. Ce conflit est bien sûr présent en chaque homme comme en chaque miroir. Il y a une doctrine traditionnelle de l'action, c'est l'action exécutée sans regard pour son fruit. La Bhagavad Gîtâ ne parle presque que de ça. Mais cette doctrine reste encore assez mystérieuse pour moi. En dehors d'une dimension artistique ou esthétique, je n'arrive pas encore à en percevoir clairement les applications concrètes. Ce sera l'objet d'un prochain essai.

A.L : En plus de votre activité d’écrivain, vous êtes monteur audiovisuel. Avec Thomas Bertay (Sycomore Films), vous êtes d’ailleurs le co-réalisateur d’une presque cinquantaine de films expérimentaux, Le Dispositif, où apparaissent Thelonious Monk aussi bien qu’Oppenheimer, Georges Gurdjieff, Bill Clinton ou des extraits de la série Lost. Cet art de lier entre eux les éléments n’est-il pas analogue à l’approche que l’on retrouve dans vos essais, permettant le plus naturellement du monde de connecter Jaufré Rudel et la Comtesse de Tripoli à Robert Plant et Joni Mitchell, le poète Virgile à Dale Cooper de Twin Peaks ou Mattt Konture à l’Homme aux loups de Freud ?

P.T : Absolument. J'ai énormément appris auprès de Thomas Bertay. Je peux dire que c'est sans doute la personne qui m'a appris le plus de choses dans ma courte vie. En travaillant depuis plus de dix ans avec lui sur nos films de la collection Le Dispositif, qui fonctionnent à partir de montage, de détournements, et d'associations d'éléments disjoints dans une visée poétique ou symbolique unificatrice, j'ai lentement appris à fonctionner de la même façon pour les textes. Mes textes sont d'abord des textes de monteur. Le plus gros travail se fait toujours dans les coupes et dans les interstices. Et les corrections prennent énormément de temps parce que je me vois toujours obligé de déplacer et de déplacer encore les parties jusqu'à ce qu'elles finissent par – enfin – résonner les unes à la suite des autres. Ecrire d'abord, déplacer des blocs de texte ensuite... Ca tient évidemment à la tentative d'opérer un court-circuit historique et culturel qui permette d'identifier des éléments aussi hétérogènes que le poème de Jaufré Rudel, la transformation en femme du président Schreber, Blanqui rédigeant L'Eternité par les Astres dans le Fort du Taureau, la chute de scène de Zappa en 1971 ou un épisode de Lost à des "événements de l'âme" s'unissant dans une commune hiéro-histoire. "Les écrits gnostiques, dit quelque part Henry Corbin, sont l'autobiographie de l'Ange de l'Humanité." Le plaisir vient également de prendre du temps avec le lecteur, de tenter de restituer le rythme propre à ces "apparitions" en les disséminant puis en les jouxtant, en les éloignant puis en les rapprochant. Tous mes efforts tiennent dans l'élaboration de ce petit kaléidoscope qui puisse servir différemment à chaque lecteur : à celui-ci (toujours différent, toujours unique) de le "faire tourner" et de regarder où son tour va le mener. À celui-ci de dire s’il a réussi à s'orienter un peu dans sa vie avec l'aide du livre, ou s'il a juste eu l'impression de perdre son temps. Qu'on se rassure : la plupart des gens ont l'impression de perdre leur temps !

A.L : Vos essais sont, avant toute chose, des histoires que vous nous racontez, tant de par les narrations employées que par votre style littéraire. J’ai lu l’un de vos récits, Alice au Soudan, qui voyage quelque part entre Lovecraft, Twin Peaks, Lewis Carroll et l’album blanc des Beatles. Eprouvez-vous de l’appétit pour l’écriture d’un roman ?

P.T : Si j'en suis un jour capable, oui ! Mais mieux vaut écrire un essai à peu près correct qu'un roman tout pourri. J'ai adoré écrire et travailler avec des acteurs sur The Big Note en 2008, ce spectacle/concert/lecture de l'Ensemble de Basse-Normandie, autour de Frank Zappa, avec des arrangements de Jean-Luc Rimey Meille. J'adorerais travailler sur des fictions cinématographiques ou des scénarios de bande dessinée. Mais écrire des essais et co-réaliser des vidéos avec Thomas Bertay jusqu'à la fin de mes jours serait également une expérience proche de ce que d'autres gens appellent le bonheur. Entre un épisode de série télévisée, une saga islandaise, un sonnet en octosyllabes, un concerto pour piano, une chanson pop de trois minutes trente, quarante minutes de noise, un essai de phénoménologie, un aphorisme bien renversant, un polar, un recueil de contes, ou même un très beau geste que personne ou presque n'aura vu mais qui aura été effectué tout de même une fin d'après-midi dans un coin reculé, il n'y a pas de raison de poser des hiérarchies a priori. Dans tous les cas, elles ne servent à rien et n'aident ni à penser ni à vivre. Elles nous enferment dans des prisons culturelles supplémentaires. La seule approche légitime est la critique interne, et celle-ci, poussée jusqu'à ses derniers retranchements, peut tenter de percevoir l'"image dans le tapis" le "petit stratagème" qui court  à travers l’œuvre ou l'expression parfaite d'une "intention" (pour reprendre les formules de Henry James). En fait, je considère que tous les genres artistiques ou philosophiques, et toutes les manières d'être, de vivre et de respirer, sont des expressions différentes d'une même substance. Frank Zappa l'appelait la Grande Note mais on peut y voir le principe passif de la manifestation (sanskrit : Prakriti). Cette substance existe en nostalgie de la parole perdue – la parole qui détruit et reconstruit les mondes – le principe actif, Purusha – et chacun peut exprimer celle-ci à sa manière, nécessairement différente, à différents degrés de réflexion ou de fiction, d'analyse et de création – selon sa nature singulière. Le roman de Raymond Abellio La Fosse de Babel peut se lire comme un essai, et son essai La Structure Absolue comme un roman. Tout est geste, part du geste, retourne au geste, et parfois le geste est un livre, un tableau ou un solo de trombone – c'est tout. Mais lorsqu'on part d'une base strictement anti-hiérarchique, et que l'on veut malgré tout opérer une analyse ascendante ou verticale, il faut des principes, c'est évident. Ma première règle est de n'écrire que sur ce que j'aime – comme ça je n'ai pas besoin de faire un travail de "critique", je n'ai pas besoin de donner "mon avis" (dont tout le monde se fout) ou de dire si "c'est bien" ou si "c'est pas bien". La question du goût ne m'intéresse pas du tout. Ce qui m'intéresse, c'est le voyage que peut entraîner l'immersion dans une oeuvre et ses conséquences. La manière dont elle permet de lire réciproquement l'Histoire ou l'époque traversée. La manière dont elle semble hurler, comme "la nature dans les souffrances de l'enfantement" (saint Paul). La manière dont, enfin, elle pourra modifier l'être de celui qui se confronte à elle.

A.L : Vous avez déclaré sur les ondes, voici quelques mois, qu’il était extrêmement difficile de parler de magie noire sans en faire. N’est-ce pas encore plus complexe à l’écrit ? Que puis-je faire pour me protéger de votre réponse ?

P.T : La preuve que tout cela est très dangereux, c'est que je n'ai aucun souvenir de l'avoir dit : on m'avait remplacé.  Mais mon double, une fois n'est pas coutume, avait raison. On ne peut rien faire contre le fait de s'identifier subjectivement à son objet d'étude. On ne peut jamais s'empêcher de réfracter des éclats de ce dont on parle, quand bien même on ne parle que pour en enrayer le processus. Si je dis une rose, je fais apparaître l'absente de tout bouquet, mais si je dis Hitler... Il y a un livre très drôle et très effrayant là-dessus, Pourquoi Hitler de Ron Rosenbaum. On peut y lire les portraits de tous les grands "hitlerologues" modernes, tous ceux qui ont été mêlés au sujet (de Hugh Trevor-Hoper et Allan Bullock à Claude Lanzmann et George Steiner) et la façon dont ils ont dû lutter contre les effets de leur étude sur leur propre psyché. Quand ce qu'on veut aborder est trop grand pour nous, on peut y laisser beaucoup de plumes... Mais on peut aussi considérer cela, non comme un danger, mais comme une épreuve (encore un gros truc abellien : la distinction du danger et de l'épreuve), et estimer que tout acte de magie noire finira par être réintégré à un processus global ascendant. Satan perd toujours. Même Alfred Jarry, sous le masque du Père Ubu, recadenasse le diable dans les enfers en lui parlant dans un latin d'église. Même le Président Schreber admet que les attentats commis contre lui par les dieux supérieur et inférieur contribuent malgré eux à l'ordre cosmique. C'est l'image de la Dharma : une harmonie qui naît de la somme des désordres particuliers.

A.L : Que se passe-t-il lorsque l’on prononce le nom du Président de la République française à haute voix ?

P.T : Je ne peux pas vous répondre, parce que je ne l'ai jamais fait.

A.L : De quoi avez-vous peur en ce moment ?

P.T : Mes seules craintes ont toujours été de m'abandonner au cynisme ou à l'amertume.

A.L : Ce qui me renvoie à votre notion de petite fille : un enfant ne saurait être cynique ou amer.  Qu’est-ce qu’une petite fille ?

P.T : Je me suis beaucoup posé de questions à ce sujet, surtout dans mes deux premiers essais, Poppermost et Economie Eskimo où cela fait carrément l'objet d'un chapitre entier. Ce à quoi mes investigations avaient abouti, c'était qu'un petit garçon estimait que personne ne réussissait à le comprendre, tandis qu'une petite fille ne cessait de dire qu'elle ne comprenait personne. Et je trouvais la deuxième proposition plus... enrichissante. Bien sûr, la petite fille est plus facilement débarrassé des oripeaux du moi ou de l'ego que le petit garçon chope à une vitesse déconcertante. Ensuite on passe sa vie à essayer de se débarrasser des habitudes que le petit garçon qu'on a été a installées en nous. En outre, si l'on pense à Alice, la plus célèbre petite fille du monde, il faut se souvenir que son modèle, Alice Liddell, a littéralement infusé son propre génie dans le cerveau baroque, mathématique et disloqué du grand Lewis Carroll. Tout a commencé lorsqu'il a tenté de faire des exercices de logique avec elle, en lui plaçant une pomme entre les mains et en la mettant devant un miroir. "Dans quelle main est ta pomme ?" "La gauche" répondit Alice. "Et celle de la petite fille en face de toi ?" "La gauche". Lewis Carroll était interloqué. Comment Alice avait-elle compris un exercice de logique si difficile ? "Parce que si j'étais de l'autre côté du miroir, ma pomme serait toujours dans la même main" a répondu la petite Alice Liddel. Cette équivalence des deux côtés du miroir : voilà un trait de génie pur qu'on ne peut trouver que chez les petites filles.

A.L : Alice est-elle compatible, en terme de miroir, obscurément, avec saint Paul ?

J'ai longtemps pensé que non. Et que Lewis Carroll et saint Paul s'opposaient dans une gigantomachie mystique où l'on pouvait rencontrer également les Beatles et Antonin Artaud. Le "miroir aux énigmes" de saint Paul me semblait affirmer une inversion des pôles de la connaissance entre les mondes, tandis que celui d'Alice proposait une parfaite équivalence. Mais c'était penser de façon encore trop binaire. Le véritable miroir arrive à coordonner une chose et son opposée, comme il arrive à diviser dans chaque chose les tendances qui s'affrontent perpétuellement et l'empêchent de se hisser au niveau du Tout. Si, pour le myope, il y a deux saint Paul et deux Lewis Carroll, alors, l'hypermétrope ne verra qu'un seul homme à partir des deux ou quatre penseurs pré-cités. Dans le miroir de Twin Peaks, le spectateur voit Bob en Dale Cooper, mais il voit aussi l'Ange en Laura Palmer. Laura Palmer est d'ailleurs un personnage qui réussit à recouper, à la fois, la petite fille et une figure quasi-opposée, la Femme Fatale. Et les deux figures n'arrivent pas bien à coexister ensemble, elles ne cessent de tirer le personnage vers elles, surtout qu'une dimension angélique, ou sainte, s'oppose tant à la femme fatale (qu'elle est au "Roadhouse") qu'à la petite fille (qu'elle est face à Bobby). Mais un grand personnage de fiction réussit toujours à intégrer plusieurs tendances humaines qu'on juge hétérogènes – et il faudrait qu'un essai réussisse à se situer dans une même complexité, réussisse à réunir plusieurs dimensions totalement hétérogènes et les faire coexister. Cet essai-là serait aussi beau que Laura Palmer est belle : ce ne serait pas rien.

A.L : Peut-on désirer un ange, se demande votre éditeur Laurent de Sutter dans son essai Pornostars ?

P.T : Oui, mais le désir restera éternellement désir. Toute relation ange-homme passe par des situations de désir, d'envie, de jalousie, de tendresse, de crainte, d'adoration, de complicité, de mécontentement. Mais il ne se transfère jamais dans la matière ou dans le corps. Cela reste de l'âme pour l'âme : ce qu'il engendre, c'est un chant, un poème, une image, un récit.  A mon tour de poser une question à mon ami Laurent de Sutter : Une pornstar peut-elle désirer un éditeur ?

A.L : Une exclusivité ? Sur quoi portera votre prochain essai ?

P.T : Il portera sur l'acquisition du regard parfait, la nécessité de quitter l'Occident pour retrouver un pôle d'orientation, la différence dans l'expérience du monde de l'âme entre le cinéma et la télévision, la découverte de la tradition primordiale dans la culture populaire, l'hypothèse du Roi du Monde ; il parlera de Hermès, Sohravardî,  Guénon, Secret Chiefs 3, Henry James ; ce sera un essai sur Lost.

A.L : Pacôme, quittons-nous en musique. Qu’est-ce qu’on écoute pour se dire au revoir ?

P.T : En ce moment, c'est Secret Chiefs 3, Fairouz, Frank Zappa, Thelonious Monk et Nina Simone !

 

(1) Cet événement, rapporté dans l’Exégèse (050) de Philip K. Dick, est restitué et commenté dans les biographies que lui ont consacré Lawrence Sutin, Invasions divines (Denoël), p.498 de l’édition Folio SF, puis Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts (Seuil), p.287.

(2) « La Ballade de John et Yoko » (1978) en ouverture de Eclats de ciel écrits par ouï-dire de John Lennon (Editions du Rocher, 1988)

(3) Poppermost, de Pacôme Thiellement, Musica Falsa, 2002, chapitre Popperworst, p. 105-106.

(4) Le Jardin de roses, de Saadi, Albin Michel, 1966.