Il n’y a pas plusieurs réalités. Il n’y a qu’une seule réalité – mais celle-ci est toujours vue à travers différentes qualités de regards. Plus un regard est tranchant, plus le monde dévoile ses rouages, ses coulisses, sa « mécanique fatale ». Plus il est perçant, plus les hommes saignent de toutes leurs folies, pleurent de toutes leurs lâchetés et meurent de toutes leurs craintes. Plus un regard est pétillant, plus la vie rit à pleines dents et se sabre comme du champagne. Enfin, plus un regard est vaste, plus les images qu’il produit ressemblent à des portes donnant sur la multiplicité des mondes. La peinture et le dessin sont des traces du voyage que fait sans cesse le regard entre ce monde et tous les autres. Toutes nos images sont arrachées à l’au-delà.

Notre sensibilité actuelle a une date de naissance : Hara-Kiri en 1960. Hara-Kiri n’est pas seulement un journal, une équipe ou même une planète, c’est une métamorphose de l’esprit humain adaptée à la violence du monde à venir ; c’est la découverte de capacités alors insoupçonnées de rire souverainement de toutes les atrocités auxquelles nous allions être confrontées ; et c’est l’invention d’un nouveau courage. En 1974, Bazooka s’ajoute à Hara-Kiri comme une deuxième interruption et une révolution seconde : dictature graphique, collage et transfiguration d’un monde soumis à l’actualité, détournement vers la haute poésie d’un regard perdu entre les publicités et les débats de société… Et, dans la page ouverte par Bazooka, c’est toute une constellation de très grands dessinateurs et de peintres fous et forts dont nous ne cesserons de suivre les sentiers, d’entendre les pensées et de ressentir les pulsations : Pascal Doury, Willem (qui vient de Hara-Kiri et fait la jonction avec la constellation suivante), Captain Cavern, Placid, Muzo, Pyon, les photographies de Arnaud Baumann, etc. Imagiers visionnaires, ils expriment une innocence réelle et une puissante résistance face à un monde abandonné aux calculs cyniques et aux stratégies retorses et bêtes. Leur vision est, comme la poésie de Rimbaud, de l’« âme pour l’âme ». Ils sont à l’esprit Hara-Kiri ce que Rimbaud est à Baudelaire : après l’intelligence de la réalité, la poésie de l’humour noir et la formalisation d’une nouvelle expression de la beauté (« Tu m’as donné de la boue et j’en ai fait de l’or »), une profusion de visions qui explosent dans les yeux du regardeur comme un arc-en-ciel de couleurs et d’expériences. Quarante ans d’illuminations ininterrompues. Notre gratitude sera toujours trop faible. Nos prières n’égaleront jamais celle du lièvre entre les sainfoins et les clochettes mouvantes.

Parmi eux, Olivia Clavel apparaît comme le doge du monde intermédiaire. Depuis des années, réceptive aux signaux galactiques et captant les niveaux multiples de la réalité, elle peint et voit au milieu du « monde des formes en suspens ». Le monde de ses peintures, c’est le monde de l’âme, à mi-chemin de la terre des corps et du ciel des esprits. C’est un monde d’images et de poésie – un espace intermédiaire où l’imaginaire individuel se transfère dans la réalité divine. C’est un monde où dansent les vivants et les morts, un monde d’animaux et d’esprits, d’arbres et d’amis. C’est le lieu des rêves et de la résurrection. Tout ce qu’on vit ici est perçu dans sa dimension spirituelle. Tout ce qui se pense là-haut est exprimé sous une forme sensible au cœur. Depuis des années, Olivia Clavel voit et peint dans un espace qui est celui de la réalité absolue, la réalité « totale » : toutes les couches de vision superposées permettant au regardeur d’accéder à une conscience élargie. Alors, quand Olivia Clavel conçoit une exposition, ce n’est pas n’importe quelle exposition. Et quand elle convoque des regards qui s’ajoutent au sien pour découvrir une expérience de l’au-delà, ce sont des regards choisis avec rigueur et clémence qui sont appelés à se transférer dans nos yeux et dans nos cœurs pour nous parler de ce qu’on ne connaît pas mais qu’on sait être nôtre.

Tous les dessinateurs et les peintres de Au-delà sont des visionnaires. C’est-à-dire qu’ils voient, au-delà de leurs dessins et de leurs peintures, la véritable matière de l’autre monde. Ils ne se contentent pas de la voir, mais, en la voyant, ils la modèlent, ils l’inspirent et l’influencent. Ce sont les bâtisseurs du monde qui vient. Et c’est dans leurs images, si nous les regardons suffisamment longtemps, que nous renaîtrons. A travers eux, nous sommes toujours sur le départ, et déjà à l’arrivée. Au-delà est une « réception ». Et nous apprenons à la vivre avec le plus d’yeux possibles. Au-delà est une expérience. Et nous n’avons pas fini d’en reconnaître les pressentiments comme les traces. Au-delà est un événement. Et, comme le Grand Jeu, il n’aura lieu qu’une fois.