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On ne connaît jamais très bien son époque
Paru en 2016

Contexte de parution : Bookalicious (bookalicious.fr)

Présentation :

Entretien réalisé par Tara Lennart à l'occasion de la sortie de Cinema Hermetica.

Comment avez-vous choisi vos films ?

Le projet de départ étant d’écrire un livre sur les films « cultes », je trouvais insensé de ne pas écrire à propos des films au sujet desquels je voue moi-même un culte. Du coup, j’ai laissé de côté tous les films qui ne m’intéressaient pas spécialement et qui pourtant font l’objet d’un culte chez d’autres gens (Star Wars, Pulp Fiction, Austin Powers, etc.) et j’ai commencé par écrire sur Le Locataire de Roman Polanski, Nosferatu de F.W. Murnau et Freaks de Tod Browning : trois films qui avaient beaucoup d’importance pour moi. Le reste en a découlé, film après film, jusqu’à Shining, que j’avais décidé dès le début de traiter en dernier – en raison de la difficulté extrême de s’y attaquer après les nombreuses interprétations qui existent déjà et que les gens connaissent bien depuis le film Room 237 de Rodney Ascher. En outre, le texte sur Shining permettait de revenir et d’affiner ce que le reste du livre dirait des différents films « cultes » précédents. « Qu’est-ce qu’un film qui permet à son spectateur de l’investir de ses propres questions ? Comment permet-on à un spectateur de transférer ses peurs les plus intimes dans un film ? » : Voilà le sujet, non seulement de Shining, mais de beaucoup de films d’horreur. Parce que les films d’horreur ne parlent pas que de nos peurs : ils parlent du fait que nous donnions des images à nos peurs. Ils parlent du fait que nos peurs se constituent en récits organisés, avec des visages différents selon les différentes personnes concernées.

Vous décrivez le film comme un « poème fantastique de notre époque ». Pensez-vous que nous ayons beaucoup de poètes contemporains de qualité ?

On ne connaît jamais très bien son époque. Et puis on ne peut jamais connaître en profondeur beaucoup de poètes à la fois. J’ai fait depuis longtemps le deuil de vraiment pouvoir dire quelque chose de pertinent sur mon époque et je me contente d’essayer de dire la chose la moins grotesque possible dans mon propre domaine – l’exégèse de la culture populaire – et selon mes propres critères – soit, en gros : Est-ce que cette « interprétation » nous grandit ou nous diminue ? Est-ce qu’elle nous permet de tisser le plus de relations possibles entre les êtres humains, les animaux et les dieux ? Est-ce qu’elle favorise notre épanouissement corps-âme-esprit ou est-ce qu’elle contribue à notre enténèbrement ? Enfin nous rend-elle collectivement et individuellement plus fort face à ce que ce monde a d’intolérable et d’abject ou est-ce qu’elle nous affaiblit ?

De mon époque, je me passionne pour quelques poètes vivants dont je regarde tous les films : David Lynch, Jacques Rivette, Lars Von Trier, Charlie Kaufman, Hal Hartley, Pascal Bonitzer, Kiyoshi Kurosawa, Bertrand Mandico. Ils font des choses très différentes qui me parlent pour des raisons spécifiques et qui me donnent l’impression d’apprendre à voir. Il y en a d’autres, mais que je « traque » moins obsessionnellement – surtout que je passe beaucoup de temps à regarder des séries télévisées également – et leurs showrunners divino-diaboliques : Joss Whedon, Daniel Knauf, David Milch ou Damon Lindelof… J’aime souvent Claire Denis et Sono Sion. Et j’ai hâte de découvrir le premier long-métrage de Joyce A. Nashawati.

Comment avez-vous travaillé pour ce livre  à la fois documentaire et sociologique mais qui n’endort pas ?

En faisant tout pour ne pas m’endormir moi-même ! Ce que je fais appartient au genre de l’exégèse, soit l’étude d’un texte sacré. Du coup, toutes les méthodes peuvent intervenir à partir du moment où elles nourrissent l’interprétation, mais ne la surdéterminent pas et lui laissent suffisamment d’ouverture. J’aime trouver des pistes de lecture dans l’Histoire, la sociologie, l’anthropologie, les religions comparées et même la géopolitique, pourquoi pas – mais mes objets premiers d’amour et de réflexion sont les films eux-mêmes et les textes sacrés. En outre, la construction des chapitres est capitale – on ne peut pas traiter une page comme si elle était une poubelle dans laquelle on jette son savoir ! Il faut organiser, « dramatiser » la réflexion autant que si c’était un roman. Le suspens, la surprise, etc. Toutes les « ficelles » du récit sont à étudier, pas pour les récupérer, mais plutôt pour les détourner au profit de notre réflexion.

Vous n’étudiez « qu’un » film récent, Nymphomaniac, pourquoi ce choix ?

Ce n’était pas vraiment l’enjeu du livre – et d’ailleurs j’ai plusieurs fois hésité à arrêter le corpus à Shining – il y aurait eu quelque chose de cohérent à s’arrêter à l’entrée dans les années 80 et ne pas étudier de film ultérieur, puisque le cinéma cessait presque de montrer ces « maisons du mal » ou de comprendre le fonctionnement de la contre-initiation… Et en même temps, presque par contradiction, j’avais envie de donner une part du lion à Lars Von Trier qui est un cinéaste vivant tellement incompris que cette incompréhension est devenu la matière d’une partie de son œuvre. Le livre a plusieurs fois changé pendant son écriture. Un moment, un chapitre sur « 8 et demi » était prévu, « Tout pourrait commencer ici », que j’ai finalement enlevé et mis en ligne sur internet, comme « bonus » du livre. Un moment, un chapitre sur Twin Peaks était prévu, ce qui était cohérent au regard des thèmes du livre (« maison du mal », contre-initiation, etc.), mais 1) Twin Peaks n’est pas un film mais une série + un film. 2) J’ai déjà écrit sur Twin Peaks dans plusieurs autres livres. 3) Une nouvelle saison est prévue pour 2017 qui remettra certainement beaucoup de choses en perspective. Du coup, j’ai abandonné Twin Peaks. J’aurais pu également abandonner l’idée d’écrire sur Lars Von Trier mais j’ai finalement préféré abandonner l’idée d’y renoncer ! Donc je ne sais pas si j’y étudie Nymphomaniac : pour être plus exact, je dirai que je renonce à l’idée de ne pas l’étudier.

Quels sont vos films préférés ?

A part les douze qui sont déjà dans le livre, mes films préférés sont Twin Peaks-Fire Walk with me de David Lynch, Out 1 de Jacques Rivette, Cure de Kiyoshi Kurosawa et Synecdoque, New York de Charlie Kaufman. J’ai déjà évoqué les trois premiers dans un précédent livre, Pop Yoga. Je n’ai jamais réussi à écrire sur Synecdoque, New York.

Vous êtes éclectique et touche à tout, est-ce pour vous représentatif de votre génération (ou êtes-vous un peu surdoué) ?

Je suis bien incapable de répondre à cette question. Je ne fais que ce que j’aime. J’écris des livres et je fais des films, je n’ai pas l’impression d’être si éclectique. Ce qui vous donne l’impression d’éclectisme, c’est probablement que je n’écris pas au sujet d’un médium défini – par exemple la musique OU le cinéma OU la bande dessinée – mais que j’écris sur la musique, et le cinéma, et la bande dessinée, et les séries télévisées, et la littérature, etc. Mais en réalité je n’ai pas du tout l’impression d’être éclectique : dans toutes les œuvres que j’étudie je cherche ce que la divinité a essayé de nous transmettre à travers ces œuvres. Du coup la forme importe énormément parce qu’elle fait partie de la transmission elle-même – mais je n’ai pour cette forme aucun fétichisme. J’aime à la folie certains livres ou certains films mais je n’« aime » pas la littérature et je n’« aime » pas le cinéma. Je vis dans un appartement parisien rempli de livres et de DVD qui me nourrissent énormément mais j’ai horreur de l’exhaustivité comme de l’accumulation. Mon rêve serait de finir ma vie dans une chambre d’hôtel qui donnerait sur le désert – avec seulement une poignée de choses, le moins possible : un disque de Nina Simone, Le Livre du Dedans de Rûmî et un DVD de La Dernière Vague de Peter Weir. Et un petit dessin de Killoffer sur le mur. Ca me suffirait tout à fait. Un moment, je donnerai le disque, le livre, le DVD et le dessin à un ami ou une amie qui passerait et je m’allongerai sur le lit, prêt à partir pour le dernier voyage.