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144000 personnes aiment ça
Paru en 2016

Contexte de parution : Mon Lapin Quotidien (L'association)

Présentation :

Publication dans le cadre du premier numéro de Mon Lapin Quotidien diffusé gratuitement lors du festival d'Angoulême 2016 et dirigé par Killoffer et Jean-Yves Duhoo.

Illustration de Killoffer.


Cité(s) également : plusmenu_mondes.pngBeatlesmenu_mondes.png, Charles Manson, David Bowie, Jacques Rivette, Jésus-Christ, Lemmy Kilmister, Saint Jean




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Nous vivons les temps de la fin. Hier c’était Lemmy et Bowie, aujourd’hui Rivette, et, à chaque mort célèbre, les réseaux sociaux se remplissent de R.I.P., chansons, articles nécrologiques, gif animés, images documentant des rencontres improbables, souvenirs personnels et citations apocryphes. Le tout fait penser à une espèce d’herbier pop : le scrapbook d’un psychopathe avec les mêmes images reproduites vingt fois, des propos contradictoires au sujet de chaque information et un mélange permanent de mythes et de mystifications. La Grande Facebouquerie ressemble au livret qui accompagnait l’Album Blanc des Beatles – mais c’est l’Album Blanc de tout le monde. « The Facebook of Revelation » : Charles Manson n’y retrouverait pas ses petits.

Les morts célèbres, il y en a tellement, c’est comme s’il y en avait une par semaine, une par jour, une par heure… C’est de bonne guerre, puisque, depuis un siècle, la notoriété aussi s’est étendue. Il y a un peu plus de célébrités par semaine, par jour, par heure. Pour saint Jean, il n’y avait qu’une seule star : Jésus-Christ. Pour nos grands-parents, il devait y en avoir une cinquantaine. Pour nous, déjà, plusieurs centaines. Et, pour la génération qui vient, c’est indénombrable. Je suis déjà perdu quand je les entends parler des acteurs et des groupes d’aujourd’hui ; je ne connais plus personne. « Maintenant je suis plus vieux que les films » comme chantait David Bowie dans Dead Man Walking. Du reste, personne n’est d’accord : ils ont tous des centaines de dieux dans leur panthéon, mais ce ne sont jamais les mêmes. Il y a tellement de prétendants. Ce sont des héros, mais avec des guillemets, comme dans la chanson « Heroes ». C’est comme ça que le monde finit, ni par une explosion, ni par un soupir, mais par une très longue liste.

Dans l’Apocalypse, on parle de 144000 survivants, combattant aux côtés de l’Agneau contre la Bête. Ca devait représenter beaucoup de monde, pour un apôtre exilé à Patmos, 144000 personnes. La population mondiale alors était de 300 à 600 millions d’individus, mais parmi eux Jésus-Christ était encore loin d’avoir 144000 fans ! Pour nous, c’est peu, en regard de 7,3 milliards d’individus, mais c’est déjà un peu plus, si on pense aux 144000 personnes dont nous serions capables de nous souvenir. Qui serait capable de citer les noms de 144000 personnes ? Le nombre d’amis possibles sur la Grande Facebouquerie s’arrête à 5000. Il nous en faudrait 288 fois plus pour jouer à l’Apocalypse. « You have 144000 friends » ! « 144000 personnes aiment ça » ! Le monde s’arrêtera quand chacun d’entre nous sera le fan de 144000 stars.

La Grande Facebouquerie est un compte à rebours. Tous les jours nous nous confrontons un peu plus à l’impossibilité de résoudre quoi que ce soit sur cette fichue planète. Tous les jours nous sommes un peu moins épargnés par la violence du monde. Les informations défilent et nous voyons les drames s’accumuler comme s’il s’agissait des battements du cœur du Démiurge, ce grand cardiaque qui se relève de toutes ses crises. Tous les jours, comme Ziggy Stardust, c’est comme si nous n’avions plus que cinq ans à vivre avant le générique de fin. Même les politiciens ne voient plus rien au-delà de cinq ans : leurs stupides élections ! L’hyper-connectivité a fait de chacun de nous une espèce de saint Jean, exilé dans le Patmos de sa chambre, guettant l’ouverture des sceaux et interprétant les batailles présentes à l’aune de la dernière guerre du monde : celle que nous ne pourrons jamais gagner.