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La plus mauvaise personne du monde
Paru en 2015

Contexte de parution : Le magazine littéraire

Présentation :

Publication dans le numéro 555 de mai 2015 du magazine littéraire dans le cadre d'un dossier sur les pervers coordonné par Sarah Chiche.


Sujet principal : Lars von Trier
Cité(s) également : plusAndreï Tarkovski, August Strindberg, Charlotte Gainsbourg, Elie, Jésus-Christ, Moïse, Rainer Werner Fassbinder, Stellan Sarskgard




« Personne ne peut être si cruel. »
Mme H., Nymphomaniac

 

« L’œil de Lars Von Trier est pervers et en même temps d’un simplisme à pleurer, fait de clichés éculés et de voyeurisme » ; « Un pervers narcissique et misogyne qui prend du plaisir à maltraiter ses personnages » ; « Une notion perverse et tortionnaire de la mise en scène, qui ne laisse aucune chance et aucun espoir aux personnages » ; « Conte pervers »… Il n’est pas jusqu’à sa photo pour la promotion de Nymphomaniac, illustration de la décision du réalisateur de ne pas donner d’interviews depuis sa fameuse conférence de presse cannoise de 2011, qui n’ait inspirée des soupçons à une journaliste de Gala : « Lars Von Trier apparaît dans la photo, bâillonné (à l’image d’un pervers ?) »

Le problème avec l’idée qui voudrait qu’un cinéaste soit un pervers parce qu’il amènerait ses spectateurs vers des situations auxquels ces derniers ne consentiraient qu’à l’insu de leur plein grès, c’est que, en réalité, cela n’arrive jamais. On parle de quelque chose qui n’existe pas. Nous avons toujours la possibilité de ne pas voir ce que nous ne voulons pas voir : il nous suffit d’arrêter de regarder le film. Si on regarde le film, ce n’est pas parce que le réalisateur nous a embobiné : d’ailleurs il n’est même pas là pour nous observer. Et si il réalise son film, ce n’est pas pour nous entourlouper : il ne connaît même pas notre existence. Par principe, il faut considérer qu’un cinéaste fait d’abord un film pour lui. Et si ce qu’il raconte recoupe des choses que nous n’avons pas envie de voir, il faut penser que lui non plus, au départ, n’a pas envie de les voir. Il doit les voir. Si ce qu’il raconte touche d’une façon ou d’une autre des éléments liés à la malveillance, le réalisateur, comme le spectateur, est le suppôt de celle-ci ; et là, ce dont on doit parler, ce n’est pas de perversité, c’est de cruauté. C’est-à-dire d’une exigence immense sur soi-même, un désir de ne rien laisser passer qui ne soit de l’ordre de la vérité. Chez Lars Von Trier, cette cruauté s’exprime, non seulement par les sujets traités, et la violence des relations humaines qui y sont dépeintes, mais encore dans la recherche d’une forme sur laquelle il ne sera jamais assez exigeant. Si jamais le cinéma a cherché un homme qui le prenne au sérieux, au point de magnifier obsessionnellement ses constructions, c’est bien Lars Von Trier.

Cinéaste de la cruauté, Lars Von Trier ne nous aura rien épargné : un inspecteur qui se transforme en disciple du tueur qu’il poursuit (Element of Crime), un médecin qui propage le virus dont il veut immuniser les populations (Epidemic), une innocente s’offrant en martyr d’un marin sadique pour la guérison miraculeuse de son mari (Breaking the Waves), une mère de famille se faisant dépouiller, accuser à tort et pendre (Dancer in the Dark), une fugitive violée et mise en esclavage par un village entier (Dogville), un enfant qui meurt pendant que ses parents font l’amour (Antichrist). Et, à chaque fois, les scenarii trouvèrent des modalités inédites  de réalisation : images baroques aux avant-plans surchargés ; alternance d’un film en 35 mm et du récit de l’écriture de son scénario en 16 mm ; caméra épaule et faux raccords ; alternance de ceux-ci et de séquences chantées en plans fixes ; hangar avec décors tracés à la craie et acteurs évoluant en arrière-plan sur toutes les scènes ; enfin, à partir de Antichrist, intégration de « plans chamaniques » filmés en extrême ralenti, ajoutant un élément purement pictural dans le dispositif narratif, oscillant entre la peinture et l’icône.

Nymphomaniac, le 12e long métrage de Lars Von Trier, est un de ses plus mathématiquement construits. Et Joe semble le déplorer, lorsqu’elle se plaint de la passion de Seligman pour ses « conneries mathématiques » (suites de Fibonacci, nombre d’or, etc.) qui lui font oublier le sujet du film : le sexe ! Nymphomaniac est l’histoire de Joe (Charlotte Gainsbourg), une femme de 50 ans recueillie par le vieux Seligman (Stellan Sarskgard) alors qu’elle reposait, blessée, dans une ruelle en bas de chez lui. Le film est l’histoire de sa vie, l’histoire d’une femme qui s’est vécue comme une « personne mauvaise » et une « nymphomane », mais c’est aussi le récit des multiples digressions par lesquels passeront les deux héros comme autant de techniques de « pêche » pour amener l’autre à partager ses passions : qu’elles soient sexuelles ou intellectuelles. Et ce récit est conçu comme une montagne. Il commence par un écran noir d’1mn40. Il se termine par 50s de noir. Et on trouve au centre exact du film – à 10mn de la 2e partie, soit 2h30 exactement  – 50s avant la Transfiguration : alors que Joe entre en lévitation entre Messaline et la Grande Prostituée de Babylone. Ces deux figures, occupant la place de Moïse et de Elie dans la transfiguration du Christ, renvoient aux sources du cinéma de Von Trier et à son orientation. On peut considérer la 1ère partie de Nyphomaniac comme une débauche de styles adorés par le cinéaste (récit illustré ; comédie romantique déviante ; théâtre filmé ; plans cliniques en noir et blanc ; split-screen extatique) tandis que la seconde, beaucoup plus sobre, se concentre sur le chemin de croix de Joe : sur tout ce par quoi elle va devoir passer pour rester fidèle à son obsession du plaisir, analogue à l’obsession du cinéma chez Von Trier, devenue plus grande que jamais depuis Antichrist, c’est-à-dire sa dépression.

Ce que raconte la « Trilogie dépressive » (Antichrist, Melancholia, Nymphomaniac), c’est l’idée que, si nous décidons que nous sommes la plus mauvaise personne du monde, personne ne pourra nous convaincre du contraire, et c’est nous qui avons raison. Dans ces trois films, Von Trier tisse entre elles trois lignes distinctes : l’une présente dès ses premiers films, qui vient de Strindberg et qui est la détestation de l’humanité considérée comme l’un des beaux-arts ; une, qui apparaît à partir de Breaking the Waves, qui vient de Fassbinder et qui est l’utilisation du mélodrame comme narration subversive ; enfin une dernière, qui ne commence vraiment qu’à partir de Antichrist et qu’on peut associer à son amour pour Tarkovski : celle de la création de « plans chamaniques » mi-peintures mi-icônes. Le résultat, c’est cette chimère qui n’existe que dans le cinéma de Von Trier : le mélodrame misanthrope extatique. Si vous imaginez un voyage mental qui irait d’une conception misanthrope de la sexualité à une conception dionysiaque, en passant par le mélodrame, vous sentez qu’on passe lentement d’une histoire de rapports de domination à une expérience commune du dépassement : le sexe comme puissance qui dépasse tous et toutes, mais aussi l’expérience cinématographique comme puissance qui nous dépasse. Et c’est de cette puissance qu’on se sent coupable : d’abord parce qu’on ne la maîtrise pas ; enfin parce qu’elle nous isole du reste des hommes, nous faisant osciller entre l’angoisse et l’extase.

« Je peux vous résumer en un mot l’ensemble des qualités humaines, dit Joe à Seligman : l’hypocrisie. » Les humains ne supportent pas qu’on leur démontre à partir de quelles horreurs se construisent leur bien-être, les crimes ordinaires à qui ils doivent leurs menus plaisirs. Et à chaque fois que quelqu’un le fait, il est aussitôt remisé dans le camp des méchants ; on lui attribue le mal qu’il dénonce. Du coup, il vaut mieux ne pas hésiter à occuper la place que l’on vous assignera de toutes façons, puisque la contrepartie sera une sorte d’épure de notre être, qui accompagne l’accroissement de notre lucidité : c’est l’image des arbres en hiver, qui se dépouillent de leurs feuilles, et dont Joe et son père voient les troncs comme des âmes. On peut trouver inutilement cruel et culpabilisant ce que par quoi Lars Von Trier nous fait passer. On peut l’accuser d’avoir prit le concept le plus désagréable de la religion, le pêché, et l’avoir fait survivre au-delà de la religion. On peut aussi penser que, comme Joe, au sommet de la montagne de peines et de souffrances qu’il nous fait gravir, nous pourrons découvrir silencieusement notre arbre-âme – noueux, obstiné, fort, agressif – et qui est l’unique porte que nous avons vers la délivrance. « Selon une religion qui n’existe pas encore… selon un Dieu qui ne s’est pas encore manifesté… »