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Et parfois il pleut en juin
Paru en 2016

Contexte de parution : Facebook

Présentation :

Texte publié sour forme d'un post Facebook le 14 juin 2016 au milieu de la nuit.


Cité(s) également : plusChris Carter, menu_mondes.pngDavid Lynchmenu_mondes.png, Homère, Martha and the Vandellas, Prince




Nos vies sont aujourd’hui sans pardon. Toutes nos blessures restent ouvertes pour toujours. Toutes nos passions sont vives et continuent à saigner. La personne qui nous a fait du mal quand nous avions vingt ans continue à nous en faire, et celle que nous avons attristée il y a cinq minutes continuera à être triste à cause de nous dans trente-cinq millénaires. Le phénomène incroyable des réseaux sociaux, c’est de vivre cette perpétuation de toutes nos blessures à nu, quotidiennement, comme un spectacle objectif. Nulle autre époque ne nous avait encore permis de voir, au quotidien, tous nos oppresseurs et toutes nos victimes continuer à évoluer sur notre écran comme dans une géhenne domestique : un petit théâtre comme celui de la dame du radiateur de "Eraserhead". Tous ceux qui gardent leurs anciens amants ou leurs vieux ennemis comme amis facebook connaissent cet étrange spectacle, variante de l’"eschatologie réalisée" des gnostiques : voir les signes vivants de leurs peines dialoguer inlassablement devant eux. Les bloquer est alors un acte d’une grande violence. Idéalement, il ne faudrait pas le faire pour nous libérer d’eux. Il ne faudrait le faire que pour les libérer de nous, dans le geste kabbalistique de se retirer de leur atmosphère psychique pour les laisser exister en paix. Un zimzum affectif : se dissoudre de leur vie parce que notre présence est une souffrance inutile. Parce qu’ils ne nous pardonneront jamais. Et parce que nous ne réussirons jamais à les consoler d’être sans pardon. Vous avez 5000 ex-amis.

Personne ne nous a jamais rien pardonné. Ce n’est pas que nous soyons plus méchants que les autres, c’est que personne n’a jamais rien pardonné à personne. L’hymne de Martha and the Vandellas est une utopie impossible : "J’ai brisé ton cœur et je t’ai rendu triste / Au lieu de me frapper en retour, tu m’as dit "Je t’aime" / Alors que je t’ai maltraité depuis le début / Sans poser une seule question tu m’as donné ton cœur / Un amour comme le tien ne frappe pas à la porte tous les jours." Il n’y a pas de pardon ; il n’y a que de belles chansons. Le pardon est impossible parce qu’il est impossible de ne plus en vouloir à quelqu’un par le simple truchement d’une décision. Si, par le truchement d’une décision, on pouvait cesser d’être triste, jaloux ou en colère, ça se saurait. Non seulement ça, mais on le ferait. Personne n’a envie d’être triste, en colère ou jaloux. Si nous avons mis quelqu’un en colère, et que, par surprise, il nous pardonne, il n’en est pas plus calme pour autant. Si nous avons rendu triste ou jaloux quelqu’un, que nous lui demandons pardon, et que, par incroyable, il nous pardonne, ce qu’il fait, c’est qu’il prend sur lui. Ce n’est pas le pardon, c’est simplement être poli.

Ce qui est possible, en revanche, c’est de comprendre. C’est une opération dingue que seuls les voyants angéliques et les romanciers diaboliques connaissent vraiment. C’est entrer dans la logique de l’autre : revivre ses angoisses, ses incertitudes, ses joies, repasser en détail chaque instant qui précède ses prises de décision. C’est avoir peur à sa place, honte à sa place, croire à des sornettes à sa place, être dingue à sa place. C’est voir le monde à travers ses yeux et goûter les fruits de son amertume par sa bouche. Il faut le vivre comme le profiler vit les crimes du serial killer : s’infliger jusqu’aux flashs aveuglants, jusqu’aux signes équivoques et aux tentations. Il faut avoir l’impression que tout autre geste était alors impossible pour celui qui a agit. C’est un comportement à la fois animal et froid : dans un état de détachement total, il faut se déplacer dans l’appareil nerveux de l’autre et décrypter son fonctionnement. Et ça, c’est l’opération suprême, c’est probablement le geste absolu de Jésus, celui qui fait qu’il "savait ce qu’il y a dans le cœur des hommes".

Pas de compassion, pas de pitié, pas d’empathie. L’empathique finit toujours par s’énerver : il met l’autre dans sa tête. Il l’aime mais il veut le changer et il ne supporte pas de ne pas y arriver. Dans un épisode de "MillenniuM", Frank Black, le grand profiler, engueule un flic qui s’enténèbre. "Mais ils me rendent fous, ces tueurs, lui explique le flic – C’est parce que vous ne rentrez pas dans leur tête, répond Black, vous les faites rentrer dans la vôtre !" Quand on en veut à quelqu’un, c’est toujours qu’on le fait rentrer dans notre tête. Et on ne devrait pas. On devrait le laisser là où il est, dans l’écran de notre géhenne intime. Une fois sorti de nous-mêmes et observé comme un phénomène indépendant, nous ne pouvons plus lui en vouloir. Nous ne pouvons pas en vouloir à la personne qui nous fait de la peine, pas plus que nous ne pouvons en vouloir au jaguar de nous dévorer ou au ciel de pleuvoir. Ce n’est pas le pardon, c’est au-delà.

Et ça, c’est l’opération ultime que demande l’époque : puisque la douleur et le chagrin que nous nous infligeons mutuellement semblent devenus pandémiques et presque aussi dévastateurs que des maladies, alors il faudrait pouvoir vivre le fait qu’ils nous atteignent avec aussi peu d’affect que si nous étions touchés par le virus de la grippe. Notre tristesse doit cesser de nous appartenir. Nous devons la traiter avec froideur et objectivité. Elle n’est que la symphonie collective de notre humanité souffrante, et notre cœur doit trouver la force d’en modifier la mélodie. Homère disait que les dieux nous envoient des malheurs pour que nous ayons quelque chose à chanter. Nous devons anticiper leur message et les bloquer impitoyablement comme des faux profils. Si ce monde ne mérite pas notre pitié, il mérite encore moins notre tristesse. Comme le héros de la chanson de Prince, nous pleurerons désormais parce que nous aimons ; pas parce que nous souffrons.

Et puis parce que c’est beau, la pluie.