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Tous les garçons sont tristes
Paru en 2016

Contexte de parution : Facebook

Présentation :

Post Facebook du 26 septembre 2016.


Cité(s) également : plusHomère, James Joyce, Lewis Carroll, William Shakespeare




Tous les garçons sont tristes. Toutes les filles sont déprimées. Tous les garçons sont tristes parce qu’ils sont écœurés d’avance des sacrifices qu’ils vont devoir faire pour survivre dans ces Disneyland de l’humiliation que sont devenues les sociétés modernes. Toutes les filles sont déprimées parce qu’elles savent depuis toujours qu’on va exiger qu’elles bafouent leurs idéaux et prostituent leurs rêves. Ce monde est une broyeuse de rêves. Et la jeunesse est sa pièce de choix : sa liqueur et son caviar. La jeunesse est le luxe du monde.

Cette terre est la création du démiurge, ce monde appartient au diable : c’est la même chose. Le démiurge préside à toutes les abjections de l’ordre : travail, famille, patrie. Le diable s’insère dans toutes les joies apparentes permises par le désordre : plaisirs, amours, rébellions. Quand nous avons identifié un homme de pouvoir démiurgique et que nous nous sommes organisés pour le neutraliser, nous n’avons pas vu le petit salaud diabolique qui s’est frayé un chemin pour bénéficier des conséquences de notre acte. Quand nous avons fui l’ennui familialiste démiurgique pour défendre notre droit à une existence poétique, nous n’avons pas vu le "sick amour" diabolique qui se tenait dans un coin et nous attendait pour piétiner notre cœur. Quand nous avons refusé le travail démiurgique qui allait nous anéantir psychiquement et faire de nous un esclave, la minute suivante, nous nous sommes abandonnés aux addictions diaboliques de l’alcool et des stupéfiants, créant une prison seconde autour de notre âme. Droite du démiurge, gauche du diable : le monde est la crécelle cassée que se disputent les affreux Tweedledee et Tweedledum ; et cette crécelle cassée, c’est nous.

Cette terre est la création du démiurge parce qu’elle est le berceau de toutes les déceptions. Nous entrons dans la vie en espérant y rencontrer l’amour et nous nous heurtons à la froide réalité des attentes incompatibles entre deux êtres. Deux cœurs qui veulent aimer et qui en sont incapables ; deux âmes qui en attendent beaucoup trop et que la moindre défaillance fait fuir. Mais si nous désespérons de rencontrer l’amour, si nous nous contentons d’abuser des cœurs innocents, si nous devenons cyniques, alors nous perdons tout. Le monde devient petit et moche. Nos manipulations, notre réduction des possibilités du monde à un jeu de serpents ne font que rétrécir nos capacités de percevoir encore la beauté dans celui-ci. Soit nous souffrons ; soit nous nous ennuyons.

Ce monde appartient au diable parce qu’il est le lieu de l’inassouvissement de tous les désirs. Nous voulons être fidèles à nos rêves : ce monde nous broiera dans sa mâchoire de fer. Nous acceptons de les lui brader : il nous transformera en son double et nous nous dégouterons jusqu’à la nausée. Bientôt les fruits de nos plaisirs n’auront plus qu’un goût de cendres. Nous embrasserons notre amour et sa bouche aura des puanteurs de cadavre.

Si ce monde est une mâcheuse de cadavres, c’est également parce qu’il est soumis au temps. Après le démiurge et le diable, c’est le troisième ennemi, et c’est le pire de tous : un grand malade, infernalement destructeur. Les deux précédents peuvent être tenus à distance par l’insoumission et la sagesse, mais celui-là, on ne peut vraiment pas lui échapper. Quoique nous fassions, nous le regretterons : pas parce que ça se passe moins bien que prévu ; parce que ça se passe dans le temps. Dans chacun de nos espoirs, nous projetons le goût de l’éternité. Dans chacune de nos attentes, nous y mêlons la nostalgie de l’âge d’or. Toutes les attentes sont des souvenirs. Toutes les espérances sont pré-natales. Et toutes nos vies sont faites de temps, c’est-à-dire, non seulement d’or, mais aussi d’argent, de bronze et surtout de fer.

Les quatre âges du monde sont également les phases de la vie. Le temps de l’enfance est celui de l’âge d’or. Il est innocent et long. Il est rempli de sève et de joie. Tous les enfants sont les prêtres d’une religion obscure qui se dissipe avec le temps. Le temps de l’adolescence est celui de l’âge d’argent. Il est plein de rage, de force, de puissance chevaleresque, de rébellion contre l’injustice. Et c’est également le temps de l’amour. C’est le temps de la découverte de la poésie. Tous les adolescents sont des chevaliers du Graal et des troubadours. Les adultes vivent dans l’âge de bronze, puisqu’ils vivent dans la perpétuelle négociation, le commerce de leurs sentiments et l’échange de leurs idéaux. L’âge de bronze est le temps profane des romans, et les romans sont toujours un peu tristes. Puis les hommes finissent dans l’âge de fer : aveuglement, tristesse, soumission au tic-tac de l’horloge, factures à payer, plateaux TV, hôpitaux, prisons…

Ne pas trahir l’enfant qu’on a été ; ne pas faire honte à l’adolescent qu’on est devenu ; refuser les tâches de l’adulte qu’on nous demande de remplir ; poser un lapin au vieillard qu’on est supposé remplacer : Nous ne sommes pas seulement victimes de ce que le démiurge nous fait ; nous ne sommes pas seulement victimes de ce que le diable nous dit de faire ; nous ne sommes pas seulement victimes de ce que le temps défait en nous. Nous sommes également coupables de contribuer substantiellement à notre malheur en multipliant les simulacres de délivrance, les fausses images de salut. Nous serons toujours trop coupables de contribuer à produire les illusions qui nous nuisent. Nous serons toujours trop coupables de ne pas dissoudre, une à une, toutes celles-ci.

Nous voyons tout comme dans un miroir. Et pour que chaque journée soit éclairée par le sens total du monde il faut réfracter la puissance mythique de l’histoire de l’humanité dans celle-ci, et interpréter le microcosme de chaque journée par le macrocosme des mythes et des livres sacrés. Pour que chaque journée soit porteuse d’une vie plus intense ou plus juste, il faut sans cesse réapprendre à la lire comme un texte sacré dont nous avons perdu la clé. Nous sommes tous Ulysse – des héros pleins de courage et de ruse qui retournent chez eux après une guerre épuisante… Et nous sommes tous la personne qui revit cette épopée mythique dans le prosaïsme du quotidien : Léopold Bloom !

Nous voyons tout comme dans un miroir. Mais tout peut toujours se refléter en nous. Du coup, il faut tout reprendre, mais à l’envers. Toutes les nuits sont des prisons de fer noir qui se referment sur nous. Toutes les nuits sont des naufrages. Et tous les après-midi sont lourds, pesants, déprimants comme l’âge de bronze et ses négociations. Le midi est le temps de l’adolescence, celui où le soleil est à son zénith, le temps de la guerre et de l’amour. Midi : toujours l’heure idéale pour faire l’amour. Et tous les matins font revenir l’âge d’or. Tous les matins sont lents et longs comme des vacances d’enfance. Tous les matins sont innocents comme la parole des premiers hommes. Tous les matins sont comme des bébés : nos modèles d’intelligence, nos maîtres de sagesse. Le Royaume nous appartient, si nous apprenons à leur ressembler.