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Courage, petit fennec
Paru en 2016

Contexte de parution : Facebook

Présentation :

Post Facebook du 17 octobre 2016.


Cité(s) également : plusArthur Rimbaud




Tu es un petit fennec qui avance avec difficulté dans le désert, bravant la tempête de sable des jours. Le problème dans ta vie, c’est que tu sais déjà tout ce que tu as besoin de savoir, mais tu ne sais pas que tu le sais. Tu le sais toujours sans le savoir. Tu ne cesses pas de te rendre compte que tu savais ce qui allait t’arriver, mais tu ignores encore tout ce savoir qui est présent en toi et dont tu aurais tant besoin pour ne pas te viander à nouveau ; pour ne pas à nouveau te cogner le nez et te briser le cœur contre la grille en fer noir de la réalité.

Cette ignorance de ton propre savoir, tu ne la ressens jamais aussi bien que dans l’amour. Dans le sick amour : l’amour malade où se répètent toutes tes histoires passées, où s’anticipent toutes tes relations futures. Le sick amour, c’est la danse de mort, le combat de cerveaux, l’entredévorement des âmes, avec exacerbation des contraires, amplification des incompatibilités, polarisation. Tu l’as aimée parce que tu trouvais qu’elle te ressemblait, mais dans ce que tu avais de plus inquiétant. Dans ta tête, tu étais mauvais et elle n’était pas meilleure ; elle était pire. Elle était belle comme ton ange exterminateur : à la fois exacerbation de tes qualités apparentes et épuisement de tes contradictions intérieures. A mesure que tu l’as aimée, tu t’es éloigné de cette ressemblance inquiétante. Tu as essayé d’être moins terrifiant à tes yeux. Tu as voulu t’amender. Mais tu n’en as été que plus obsédé par elle. Tu n’en as été que plus persuadé qu’elle était la femme de ta mort. C’est comme si tout était là dès le départ, et comme si, de toutes façons, en une poignée d’heures, l’amour de ta mort, la mort de ta vie, t’avait déjà dit à quelle sauce elle te mangerait. Et puis tu as toujours eu un problème avec les belles femmes tristes, les lionnes aux griffes rentrées. Ce n’est pas nouveau.

Pourtant ce n’est encore qu’apparence. Petit fennec, elle n’est pas ce démon que tu voyais apparaître en transparence dans son visage quand tu la regardais dans la pénombre. Elle est aussi innocente que toi. Elle aussi est ce petit fennec qui avance dans le désert, écartelé entre ses contradictions internes, ses passions dévorantes et son désir de s’amender. Mais votre amour ne pouvait pas l’aider. Par la loi interne qui pousse à la polarisation des relations amoureuses, plus tu t’amendais et plus elle s’obscurcissait, plus elle s’améliorait et plus tu t’enténébrais. Si tu étais sobre, elle buvait. Si elle travaillait, tu stagnais et cherchais à la dissiper par un nombre non négligeable de conneries dont tu as le secret.

La vie, c’est l’épuisement progressif de nos contradictions, mais il ne se fait pas toujours dans le sens de l’harmonie. Il se fait souvent dans la stagnation progressive entre nos extrêmes, la radicalisation de nos aveuglements mutuels. Ta grande amie t’avait dit cette phrase géniale : les amoureuses sont d’incorrigibles civilisatrices ; elles tombent amoureuses d’un lion et elles veulent le transformer en animal domestique. Elles aiment la sauvagerie d’un homme et elles ne peuvent s’empêcher de vouloir la contraindre, la restreindre, jusqu’à qu’il ne soit plus que cette petite chose grise qui leur déplaît et les déprime.

Mais toi aussi tu es une civilisatrice, petit fennec. Tu es attiré par des femmes libres et tu leur reproches leur liberté. Tu es poussé à rechercher ce qui te dépasse, mais ensuite tu veux réduire ces arbres gigantesques aux branches innombrables, d’une anarchie royale, à des bonzaïs humains. Arriveras-tu jamais à réaliser la phrase de Rimbaud qui t’obsède depuis ton adolescence ? "Je veux la liberté dans le salut : comment la poursuivre ?" Arriveras-tu jamais à te dégager des humains suffrages, des communs élans et à voler selon ? Arriveras-tu jamais à être meilleur sans rendre les autres moins bons, à être fier de toi sans remplir tes proches de honte ? Seras-tu jamais l’adulte que tu avais voulu être plutôt que de perpétuer l’enfant que tu craignais de rester ?

Tout le drame de ta vie tient dans la petite phrase : il pourrait en être autrement. Et dans ton impuissance à faire de ce conditionnel un impératif, comme si tu t’entêtais à tourner dans le même cercle pour en vérifier la circularité. Tout le drame de ta vie tient dans ton impuissance à ne pas recommencer perpétuellement toutes tes erreurs. Tout ça, tu le sais déjà. Et tu sais que tu le sais. Plus tu tourneras en rond, moins tu auras de chance de quitter ce désert dans lequel tu avances, impatient de trouver l’issue hors de la tempête de sable qui ne cesse de souffler. Tout ça, tu sais déjà que tu le sais déjà.

Courage, petit fennec. On dit que le désert est un mirage qui s'évanouit lorsque les hommes cessent d’y croire. Et que la tempête cesse de souffler lorsque nous arrêtons de l’alimenter par nos tours.