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Comédie de la honte
Paru en 2016

Contexte de parution : Mondes du Cinéma

Présentation :

Texte sur Petites coupures de Pascal Bonitzer, publié dans le numéro 8 de la revue Mondes du cinéma.


Sujet principal : Pascal Bonitzer
Cité(s) également : plusBram Stoker, Brian De Palma, Dante Alighieri, Franz Kafka, Friedrich Wilhelm Murnau, Georges Bernanos, Jacques Rivette, Joris-Karl Huysmans, Léon Bloy, Louis Massignon, Louis XVI, Michelangelo Antonioni, Pierre Klossowski, Raoul Ruiz, Sören Kierkegaard, Stéphane Mallarmé, Werner Herzog




Après un générique qui évoque assez étrangement ceux de Jacques Rivette – une typo blanche sur fond noir – mais avec une bande originale orchestrale très « tendue », très « film noir » hitchcockien, avec des accents à la Bernard Hermann, et qui renvoie plus généralement à celles qui enveloppent le cinéma classique américain, le film commence par une rencontre impromptue dans le Marais entre Gaëlle et Nathalie, deux des femmes de la vie de Bruno Beckman ; sa femme et sa maîtresse. Nathalie demande si elle peut utiliser le rouge à lèvres fuchsia de Gaëlle, puis la conversation avance cahin-caha… On ne sait pas à partir de quel moment Gaëlle sait que Nathalie est la maîtresse de Bruno, on pense (mais on n’en est pas sûr) que Nathalie ne reconnaissait vraiment pas Gaëlle au moment où elle l’aborde et le comprend pendant la conversation. Trouble, ambiguë, cette première séquence est une fausse piste : on pense que Petites coupures va se jouer entre ces deux femmes mais elles ne font que retenir les deux colonnes qui prélude au récit de Bruno – elles entrouvrent le rideau vers son théâtre mental, le « temple de l’âme » du héros bonitzérien dont la question, posée par le personnage de Anne, sera, encore et toujours : « Pourquoi cet acharnement à se détruire, à se gâcher la vie ? » Mais déjà le générique joue sur les deux tableaux, ou sur les deux fausses pistes qui structurent le film et plus généralement le cinéma de Pascal Bonitzer : l’image du film français mêlé à la tension ou à l’expectative du cinéma américain, la sobriété de la comédie de mœurs et l’angoisse du film policier. Même le titre est ambigu : Petites coupures, ça fait « policier » mais ça fait également écho aux « petits maux » du personnage : blessures, morsures, et finalement ce coup de feu final de film noir qui ne réussira pas même à être fatal... Et le générique comme le titre évoquent le chassé-croisé entre le quotidien, l’anecdote, et un continuel appui symbolique, ésotérique, chiffré. Le « frisson » bonitzérien c’est une ambigüité fondamentale qui parcourt toute la continuité de son cinéma, en quoi il rejoue moins le cinéma de Jacques Rivette qu’il ne se place face à lui et l’interroge – les yeux dans les yeux : La vie est-elle magique, fantastique, chargée de signes ? Ou ces signes ne sont-ils que des objets fonctionnant de façon mi-aléatoire mi-automatique, donnant un sens simplement conféré à notre vie ? Est-ce que tout cela a un sens ? Ou est-ce insignifiant ?

Dans la conversation de Gaëlle et Nathalie, quelques uns des thèmes du film vont être passés en revue, très vite, comme une préparation psychique, et, plus particulièrement, la question qui reviendra comme un leitmotiv : « Comment pouvez-vous être communiste après tout ce qui s’est passé ? » La culpabilité, le sentiment de la honte, n’est pas uniquement réductible au monothéisme, mais peut se transférer dans l’idéal communiste quand celui-ci n’est plus immédiatement opératoire, comme à l’époque du film. Vers la fin du film, alors qu’on est encore en train de croire aux « grands mots » de Bruno, Béatrice le recadre et nous recadre avec lui : « Nous ne sommes pas dans un drame, plutôt dans un vaudeville. » Et ce qui caractérise le vaudeville, c’est le « comique de situations ». C’est-à-dire le caractère presque robotique, calculable, des relations humaines. Le scénario est une horloge tonnante : il répond aux règles des actions et des réactions réciproques (d’où la présence allégorique du cartel dans le film, dont Béatrice est spécialiste). Chaque élément qui apparaît entraine une suite d’événements culminant vers la montée aux extrêmes. C’est le cas dans tous les récits de Pascal Bonitzer depuis le début : le revolver de Petites Coupures revient directement de Encore et se retrouvera dans Cherchez Hortense ; les chassés-croisés sentimentaux rythmaient Rien sur Robert et reviendront dans Je pense à vous.

Mais Petites Coupures est un vaudeville rythmé comme un film d’angoisse. C’est une sorte de « mécanique fatale » sans les meurtres des giallo – mais avec du sang quand même ! Les objets y fonctionnent exactement comme les symboles dans les films fantastiques : l’opale, le chien noir, les bretelles, la lettre, le pont, le piano, le hibou, le cartel, le revolver, etc. Le vaudeville devient lui-même une « forme angoissante » pleine de mauvais sorts. Le principe esthétique structurant le film, c’est l’hyper-dramatisation des situations présentées dans une séquence, soudain engloutie ou résorbée dans la séquence qui la suit immédiatement (ces points de montage assez parfaits sont également des « petites coupures »). Lorsque Bruno menace de se couper le doigt, il y a simultanément le rire étouffé de Gaëlle et le cri de la vendeuse, et on retrouve Bruno au lit avec Nathalie, la blessure n’ayant entrainée qu’un petit pansement… Puis le moment où, dans la voiture allant à toute allure, Nathalie murmure « Je t’aime » dans l’oreille de Bruno, on s’effondre avec elle, qui se réveille en sursaut, dans le salon de Gérard. On peut lire cette suite de situations comme une dédramatisation des attentes des personnages, mais on peut la lire également comme le signe que tous les événements du quotidien, même les plus risibles, sont profondément « dramatiques ». Et on sort de Petites Coupures avec un sentiment étrange d’inassouvissement, presque de terreur. Pas de véritable happy end pour le clore : une espèce de « suspens » maintenu, et le spectateur vit, à la place du personnage, le « syndrome du survivant ». 

Petites Coupures est une comédie de la honte, une comédie de la culpabilité, une comédie de la mauvaise conscience. Mais cette comédie ne fait pas seulement rire, elle fait honte, elle rend coupable, elle donne mauvaise conscience. La tragédie permet l’expiation ; la comédie, non. A travers la comédie de Bruno, on traverse tour à tour la culpabilité du parisien face aux provinciaux, la culpabilité du neveu face à son oncle, la culpabilité de l’homme qui n’aime pas face à une jeune fille qui l’aime… « Espèce de merde, lui dit Gérard, saloperie de valet de plume de petit intello de mes fesses, c’est comme ça que tu me parles ? » Fromager se plaint devant lui du fait qu’il va avoir un cancer. Verhaker l’humilie immédiatement. Bruno est chargé de toutes les misères du monde et avance dans l’obscurité, dans la « forêt obscur » du « milieu de sa vie ». Contrairement à Dante, que sa Béatrice accueille à la fin du Purgatoire en lui en rappelant toutes ses fautes, la Béatrice de Bruno est la seule à le libérer de sa honte par sa culpabilité supérieure de femme qui a trompé sa mère avec son beau-père. « Vous dites que vous vous faites horreur ? Et moi qu’est-ce que je dois dire ? » Est-ce que tomber amoureux, c’est rencontrer quelqu’un qui a encore plus honte que nous ? Quelqu’un qui nous épargne, quelques instants, le sentiment de la honte ?

Le commencement du film « rejoue » le début de Nosferatu. Bruno est mandaté comme Hutter par Gérard pour aller donner un message à Verhaker. Il cherche le chemin mais se perd, et une jeune femme à l’accent des pays de l’est – rappelant les Tziganes de Bram Stoker et de Werner Herzog qui avaient disparu du film de Murnau – lui dit : « Il faut retourner au pont. Passer le pont ça veut dire passer dessus. » C’est le moment de la « bascule » du film, à 30 minutes exactement du début, et figuré par un écran noir qui rappelle l’image « en négatif » du film de Murnau figurant le « passage du pont » et donc l’entrée dans la fiction.

Une fois passé le pont, au moins un fantôme viendra à la rencontre de Bruno : Paul, un ancien ami, un « catholique » lui rappellera Béatrice, vis-à-vis duquel il a une dette qui ne sera jamais élucidée. Mais ce n’est pas le seul fantôme. Quand il est chez Verhaker, et qu’il téléphone, Bruno voit un livre traîner : Parole donnée de Louis Massignon. Un peu plus tard, il se trouvera avec Béatrice, à l’aube, devant la Vierge de la Salette. Le film est réglé comme une horloge : l’écran noir apparaît à 30 mn; le livre de Louis Massignon à 45 mn (centre du film) ; la scène sur la montagne de la Salette à 1 heure. On se souvient que Bonitzer jouait Jérôme, le personnage principal dans l’adaptation de La Vocation suspendue de Pierre Klossowski par Raoul Ruiz (1978), où apparaissait le personnage de Massignon et son homosexualité longtemps taboue – sous le nom de La Montagne. Dans Petites coupures, le catholicisme « honteux » du XIXe siècle est une sorte de fantôme qui visite les communistes de la fin du XXe siècle.

Dans Petites coupures, deux mondes sont mis en relation comme « mondes du passé » : celui du communisme dont Gérard est un élu et Bruno et Gaëlle des militants, devenu incompréhensible à la jeune génération (incarné par Simon et Nathalie), et celui du catholicisme du XIXe siècle, incarné par Paul, Béatrice, la Salette et le livre de Massignon. L’apparition de la Sainte Vierge sur la montagne de la Salette apparaît comme un point d’orgue dans l’histoire de France « après le christianisme ». C’est le moment où l’espérance revient pour les croyants désespérés – mais une espérance nourrie alors des escroqueries tragiques du naudorffisme, le mythe de la survivance du fils de Louis XVI, l’attente – présente chez la plupart des « salettins » Bloy, Huysmans, Bernanos, Massignon – d’un retour à la France chrétienne et royaliste.

Dans ce film, la Salette, signe d’espérance et de désespoir, fonctionne à la fois comme miroir de la conviction politique du personnage, qui attend un retour du communisme (dont les générations suivantes lui rappellent le caractère inactuel), retour pas complètement absurde si l’on pense aux grands rassemblements anticapitalistes et la préfiguration de la crise financière défaisant définitivement l’hypothèse d’un capitalisme « moral » ; mais aussi de ses attentes amoureuses et de la découverte d’une femme à qui il pourrait enfin dire « Je t’aime ». Le communisme est traité dans le film comme tombé en désuétude mais remplacé par rien. Et son sens existentiel vient du fait qu’il fonctionne comme un pont, un metaxu, un « et » qui sortait les hommes de leur égoïsme pathologique. Béatrice est perdue dans un monde sans pont. Bruno a encore un pont. Les hommes sans pont ne se subdivisent plus qu’entre bourreaux et victimes.

Comme dans Rien sur Robert et dans Cherchez Hortense, au centre de Petites Coupures, il y a un château et un bourreau – ou un ogre. Dans Rien sur Robert c’était Lord Chatwick-West (rappelant le comte Westwest du Château), et Didier Temple rencontrait chez lui, dans une autre pièce, Aurélie Coquille, la fille romantique, ou plutôt le qlippoth de la fille romantique, son « résidu psychique », comme une princesse supernervalienne cachée dans l’antre du dragon. Dans Cherchez Hortense, c’est le père du héros lui-même, Sébastien Hauer. Dans Petites coupures, l’ogre, ce sera Verhaker, un homme qui a vécu avec une femme et sa fille, et qui a épousé sa belle-fille après la mort de sa femme et avec qui il conserve des relations érotiques de type incestueuse (confère la phrase royalement inquiétante : « Dites lui que je ne veux pas être bordé »). De lui, Béatrice peut dire à la fois que « c’est un homme exceptionnel, magnifique. Ce qu’il vit est un vrai martyr. Une lutte permanente, terrible » et « il est vieux, méchant, malade et content de lui. » Il fonctionne comme une image de ce que le héros n’est pas et ne sera pas : Bruno, lui, est et reste « comme un petit garçon ».

On peut dire que toute la cinématographie de Pascal Bonitzer est une méditation sur l’identité de « fils » (le chef d’œuvre en sera Cherchez Hortense) : comment ne pas finir comme un père ou une image de père ; comment ne pas faire subir aux autres des traits caractéristiques de père dévorateur. Le communisme peut justement apparaître comme une doctrine des « fils », proposant un univers égalitaire où le poids infernal des relations hiérarchiques serait suspendu, et c’est ce qui permet à Bruno de traverser le film sans succomber à la tentation de tuer Verhaker et de le remplacer. Il se fera tirer dessus par Fromager, dans une scène classique de film noir – très proche de la conclusion de Carlito’s way de Brian de Palma (1993), où Al Pacino se fait tuer par la personne à laquelle il pensait le moins, Benny Bianco, le « petit gars » qu’il aura humilié. Bruno se fait tirer dessus par le seul type qu’il prend objectivement de haut : Fromager, le « bras droit » de son oncle et mari de Mathilde, l’assistante sur qui il se jette et qu’il jette ensuite avec un mélange d’agacement et de mépris contrastant avec son sentiment habituel de honte. Il y a toujours plus petit que nous. Il y a toujours plus coupable et plus honteux. Et c’est à eux que revient le droit imprescriptible de nous confronter à nos fautes.

« La destruction fut ma Béatrice » disait Mallarmé. Les Béatrice sont la destruction des héros de Bonitzer. Celle-ci plus encore que toutes les autres, parce que le trouble qu’elle instaure est vécue par elle dans un mélange inextricable de honte et d’innocence. Le film réussit à éviter deux écueils : celui de la damnation et celui de la rédemption. Ce n’est pas évident, et c’est ce qui justifie sa forme, finalement la forme bonitzérienne par excellence : la comédie. Soit le fin chemin par lequel les personnages traversent, pris par une multitude de grands sentiments, sans être dévorés par les uns ni par les autres. Petites coupures est une comédie qui tient à la fois de Kafka et de Antonioni (l’hommage appuyé à L’Avventura vers la fin du film), de Klossowski et de Kierkegaard (cité discrètement au milieu d’un monologue de Bruno : « du possible sinon j’étouffe ») mais le tout transmué dans un espace d’une extraordinaire modestie, d’une inexplicable simplicité – qui se refuse à la tragédie par conscience éthique. C’est ainsi que finit le film – après une fausse fin tragique : Bruno refuse les avances de Béatrice qui revient vers lui et lui dit emphatiquement « Adieu ». « Vous croyez aux grands mots, répond Béatrice, non, juste au revoir. »

Et c’est comme si la comédie devait nous survivre.