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Une chose cruelle et effrayante
Paru en 2016

Contexte de parution : Hal Hartley

Présentation :

Texte publié en 2016 dans l'ouvrage collectif dédié à Hal Hartley et consacré au court métrage Surviving Desire.


Sujet principal : Hal Hartley
Cité(s) également : plusAl Green, Bouddha, Carl Theodor Dreyer, Christine Angot, Fiodor Dostoïevski, Lars von Trier, William Shakespeare




« Je sais que tu es sincère et que ton cœur est bon. » Le film commence par une lecture à haute voix d’un monologue tiré des Frères Karamazov. Pas n’importe lequel. Pour un athée défiant l’existence et demandant à embrasser la vie, c’est déjà une surprise : ce n’est pas un monologue de Ivan. Ce n’est pas le monologue du Grand Inquisiteur ou un truc du genre « Si Dieu n’existe pas alors tout est permis, etc. etc. » Ce n’est pas non plus une déclaration de Dimitri (qui est probablement le Karamazov auquel Jude ressemble le plus : amoureux tendance clochard, pétri de mauvaise conscience, fou de colère et de douleur, se battant facilement avec le premier venu, bref : tout à fait le genre de type à profiter de la première occasion qui se présente à lui pour s’allonger dans la rue, les cheveux dans le caniveau). Non. Surviving Desire commence par un monologue du starets Zossima. Jude est un good guy. Son athéisme est christique (il termine sa danse de joie en mimant le Christ sur la croix ; c’est un martyr des sentiments). Il est obsédé par la vérité et veut vivre son amour pour Sophia de façon transparente, sans faux semblants, sans jeux de séduction. Il est toujours généreux, charitable : donnant un café et un muffin à Katie la clocharde ; prêtant du fric à son ami Henry dans le besoin. Il est sincère et son cœur est bon.

« Si vous n’atteignez pas le bonheur, souvenez-vous toujours que vous êtes sur la bonne voie. » Le cinéma de Hal Hartley est un cinéma éthique – c’est pour ça qu’il semble toujours rempli de « jeunes adultes », de grands adolescents. Surviving Desire date de 1991. C’est le début de l’ère des éternels adolescents des années 90 qui n’ont pas beaucoup vieillis aujourd’hui. La philosophie éthique est l’obsession des adolescents, parce que l’adolescence est l’âge des kshatriyas. Les castes de l’Inde antique se retrouvent toutes, l’une après l’autre, dans une vie humaine. Les enfants sont des prêtres (ils portent le legs de la tradition primordiale qui se transmet par les contes et les comptines) ; les adolescents des guerriers ; et les adultes sont des marchands. Les adultes s’en foutent, des grandes questions morales, et s’en foutent encore plus des livres et des conseils du starets Zossima : ils ne s’intéressent qu’à la pragmatique, ou aux histoires de cul. Le cinéma de Hal Hartley n’est pas un cinéma pour adultes. Il ne parle que d’amour, de poésie, d’éthique, de don de soi, de révolte, de changement, de la difficulté de rendre vivantes nos lectures. C’est un cinéma pour ces éternels adolescents que sont les hommes et les femmes qui, s’ils n’atteignent pas le bonheur, sont, néanmoins, sur la bonne voie.

« Et faites en sorte de ne jamais la quitter. Surtout, fuyez le mensonge, tout mensonge, le mensonge à vous-même surtout. » Jude est un professeur de littérature très spécial, en costard cravate de jeune homme moderne, professeur punk soigné, new wave ou no wave. Il reçoit des livres à la gueule, répond en balançant l’éponge du tableau, insulte ses élèves, les énerve, préfère s’attarder sur une seule personne dans la classe parce qu’elle lui donne l’impression de mieux comprendre que les autres, écrit une phrase au tableau qui n’a pas de relation directe avec ce qu’il explique (comme un cinéaste qui écrit une phrase sur l’écran pendant une scène sans relation directe). Il est plein de passion et d’agitation. Un type dit : « Et dire qu’on paie pour ça ! » Les élèves du professeur Jude sont les spectateurs du cinéma de Hal Hartley, un jeune cinéaste dont c’est alors le troisième film, et qui présente une « posture » à la fois avant-garde et rock, moitié-Godard moitié-David Byrne – mais avec une innocence et une pureté d’âme plus grandes que toutes ses postures apparentes. Son intégrité éclate à chaque plan ; sa pudeur et sa bonté également. Le cinéma de Hal Hartley est non-idéologique ; il n’est pas militant et n’a pas la moindre once de snobisme non plus – ce qui est extrêmement rare quand on parle de cinéma référentiel, « littéraire » (les deux longues citations de Anatole France dans Surviving Desire, il fallait oser). Il est définitivement incapable de cynisme comme de dédain. Le cinéma de Hal Hartley est critique, éthique, obsédé par la place des idées dans la vie. Surviving desire fonctionne comme un art poétique, ou un manifeste. Il demande une chose, en permanence : que les livres servent enfin à quelque chose. Jude se plaint que la lecture ne le change pas. Il a peur que les livres ne servent à rien. Ce qui, transféré à son propre médium, peut s’entendre ainsi : il faut que les films nous apprennent à vivre. S’ils ne font que nourrir notre background culturel, ils ne valent rien. Du coup, le cinéma de Hal Hartley a beau être cérébral, philosophique, socratique ou platonicien, il est également lyrique ; il est plein de danses et de postures de corps. Il réussit à rendre rythmiques tous les dédales dans lesquels il va faire passer ses personnages. C’est un cinéma d’idées, dans le sens où les idées sont vivantes, dans le sens où les idées agitent les hommes qui sont encore suffisamment adolescents pour croire en elles, ou, si ce n’est croire (Jude déteste croire !) sont suffisamment adolescents pour essayer de les expérimenter, et vérifier leur valeur dans leur propre vie. Les adultes ne croient pas aux idées. Ils croient que les idées servent à manipuler les autres hommes. Ils aiment l’utilité. Ils sont pleins de duplicité. Les films de Hal Hartley sont ceux d’un homme qui met à l’épreuve ses propres idées, non par cynisme ou par ironie, mais, au contraire, par détestation de la duplicité et de la manipulation, par obsession de la justesse. C’est un cinéma qui fuit sans cesse le mensonge, surtout le mensonge envers lui-même.

« Observez votre mensonge et examinez-le, d’heure en heure, de minute en minute. Votre dédain aussi, fuyez-le, envers les autres, et aussi envers vous-même : ce qui vous semble laid à l'intérieur de vous-même, déjà par le seul fait que vous l’avez remarqué, se purifie. » Jude n’est pas amoureux, pas encore, pas vraiment, pas suffisamment. Jude n’est pas amoureux mais il croit qu’il l’est et c’est cet élan qu’il suivra tout le long du film. Pour Jude, au début du film, Sofie n’est encore qu’ « un geste attentionné, un sourire délicat, un cou pâle et fin, une voix grave, inquisitrice et séduisante, un visage gracieux, un regard sensuel et intelligent. » En gros, c’est une muse ! Elle le lui reprochera vite. Comme elle est très intelligente, Sofie ne tarde pas à comprendre qu’il la trouve jolie et ne sait pas du tout qui elle est. Jude n’aime pas Sofie ; mais il aime son élan vers elle. Il aime son amour pour elle – comme on dit d’un adolescent qu’il est « amoureux de l’amour » sans voir que c’est peut-être ce qu’il y a de plus beau et de plus innocent chez un être humain. Le cinéma de Hal Hartley est amoureux du cinéma comme Jude est amoureux de l’amour et il se confrontera à une spectatrice beaucoup plus cynique que lui. Jude ne comprend pas ce que Sofie attend de lui, qui n’a rien à voir avec l’amour, et assez peu avec le sexe, mais, au mieux, se confond avec l’échange intellectuel, au pire, avec le vampirisme. Les règles du jeu sont posées dès le départ : Sofie n’aime pas utiliser le charme qu’elle dégage auprès des hommes pour parvenir à ses fins, mais, si c’est nécessaire, elle le fera. Sofie est une artiste dans un processus d’émancipation qui prend la mauvaise direction. Ce n’est pas une mauvaise personne, c’est une bonne personne prise dans une mauvaise orientation éthique. Sofie admire Jude, mais elle est en guerre. Comme tous les écrivains auto-fictifs prédateurs et dotés d’une méchanceté vampirique (d’ailleurs la coupe garçonne de Sofie, héritée probablement de la Falconetti de Dreyer, annonce étrangement le look de Christine Angot, sans sa délirante violence mais avec son amertume égoïste), Sofie ne voit pas qu’elle est son seul et unique personnage : sa véritable cible masquée derrière toutes ses cibles apparentes. Derrière Lui de Sofie, il n’y a pas Jude, il y a elle. Ce qui veut dire également que derrière Sofie, il y a « lui » : il y a Hal. Comme Lars von Trier est à la fois Joe et Seligman dans Nymphomaniac, Hal Hartley est à la fois Jude et Sofie. Il est l’homme qui voulait vivre et la femme qui voulait transformer cette vie en un sujet de nouvelle. Il est l’intellectuel qui veut franchir la barrière qui le sépare de la vie, et la vivante qui veut transformer cette vie en œuvre d’art. Chacun cherche chez l’autre ce dont ce dernier ne veut pas. Mais seul celui qui remarque ce qu’il a de laid en lui et cherche à fuir le mensonge vis-à-vis de lui-même se purifie. En guerre contre lui-même, c’est-à-dire contre sa tendance « Sofie », le cinéma de Hal Hartley est un cinéma qui s’examine lui-même, et par ce biais, se purifie. 

« La peur aussi, fuyez-la, même si la peur n’est que la conséquence de tout mensonge. N’ayez jamais peur de votre propre pusillanimité dans votre chemin vers l’amour, et même les mauvaises actions que vous ferez pour cela, essayez de ne pas trop en avoir peur. Je regrette de ne rien pouvoir vous dire de plus réconfortant, car l’amour actif, comparé à celui des songes, c’est une chose cruelle et effrayante. » Comme dans une pièce de Shakespeare, l’action tragique est doublée par une action comique : le couple formé par Jude et Sofie est accompagné par un second formé par Henry et Katie. Henry est une sorte de sage raté, s’auto-persuadant de sa capacité de détachement. Il croit qu’il est délivré mais il est plein de passions humaines, de fautes et de mesquinerie. Katie, elle, est une clocharde qui répète en boucle « to love and to cherish » (intraduisible en français, ce sont les « vœux de mariage » aux Etats-Unis : aimer et chérir). Ce sont des doubles de nos héros mais des doubles inversés. Katie est le double féminin de Jude, qui cherche l’amour passionné, veut s’offrir et s’engager totalement, sans passer par les jeux de la séduction. Henry est le double masculin de Sofie, en quête de détachement, obsédé par sa propre supériorité intellectuelle ou morale. La scène où Kate et Henry vivent en une conversation d’ivrognes une vie amoureuse complète (mais l’amour de Jude et de Sofie ne durera pas plus longtemps) vient nous dire ce qui bloque le véritable amour : les représentations préexistantes de l’amour. Ainsi, tout combat amoureux est avant tout un combat contre les stéréotypes et les représentations qui empêchent l’amour de circuler entre les êtres. Face à l’amour, nous sommes des clochards. Nous n’avons rien et nous ne sommes pas sûrs de vouloir ce que nous demandons aux autres de nous donner. Souvent, par culpabilité ou mauvaise conscience, les fictions donnent des rôles de sages aux clochards – ils deviennent des « délivrés vivants », des sortes de Bouddha dépositaires d’une sagesse millénaire auxquels les autres n’auraient pas accès. Mais Katie n’est pas une sainte, c’est une femme soumise aux passions les plus violentes. C’est une clocharde du sentiment amoureux. Elle ne demande pas d’argent, elle demande de l’amour, comme le héros, comme tous les héros, comme tous les hommes et toutes les femmes. Elle aussi larguée que les autres, même si c’est elle qui, au final, dira le fin mot du film : « Je voulais seulement que quelqu’un me le demande. » L’amour aura mis Jude au bord du gouffre – il l’aura mené au seuil de la clochardise. Mais c’est la question posée par un passant (la direction de la rivière, comme dans la chanson de Al Green Take me to the river !) le permet de se relever. Il y aura toujours quelqu’un qui aura besoin de nous – et c’est la seule chose qui donne un sens à notre vie. Nous avons besoin que quelqu’un nous demande quelque chose. Face à l’amour, nous sommes des clochards, qui veulent donner à d’autres clochards le peu que nous avons trouvé. Et c’est une chose cruelle et effrayante.

« L’amour des songes rêve d’un progrès rapide, qu’on satisfasse vite, et il rêve que tout le monde le regarde. Là, réellement, on peut même en arriver à donner sa vie, pourvu que ça ne dure pas longtemps, mais que tout s’accomplisse au plus vite, comme sur une scène, et que chacun regarde et applaudisse. Mais l’amour actif – c’est du travail et de la patience. » Ce dont le film parle sans cesse, c’est du besoin humain le plus grand, qui témoigne de notre très grande faiblesse et de notre seule force : celui d’avoir sans cesse besoin que quelqu’un ait besoin de nous. En ce sens, l’amour actif, c’est du travail, mais c’est la seule chose qui soit capable de nous tenir en vie. « Personne n’a besoin d’aide ? » demande sans cesse Sofie dans la librairie. Une personne avait besoin de son aide, c’est Jude, et elle n’a pas voulu le lui donner. En tuant dans l’œuf les attentes de Jude, elle les a condamné tous les deux à la tristesse et la déréliction. Mais Jude peut encore être sauvé. Pour avoir tout donné à une idée de l’amour, même fausse, même défectueuse ou illusoire, il n’a pas détruit en lui ses capacités d’être utile à quelqu’un d’autre – et il peut encore se relever. La bonne nouvelle du film, ce qui fait de ce film « une tragédie avec une happy end », c’est qu’il y aura toujours quelqu’un qui aura besoin de nous. Et la preuve, c’est que vous aurez lu ce texte jusqu’au bout. Nous aurons eu besoin l’un de l’autre pendant cette lecture, comme nous aurons toujours besoin du cinéma de Hal Hartley, de ses examens minutieux de ses mensonges vis-à-vis de lui-même comme de son élan passionné vers l’amour. Et c’est une chose vivifiante et rassurante.