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La première herbe de mon herbier
Paru en 2017

Contexte de parution : Facebook

Présentation :

Post Facebook du 29 décembre 2017.


Sujet principal : Carlos Castaneda
Cité(s) également : plusColin Powell, George Bush, Mani, Nicolas Sarkozy, Saddam Hussein




Le jour où j’ai eu l’impression que le monde m’avait rattrapé, c’est ce jour où Sarkozy a été élu président. C’est idiot mais, pour moi, ça a eu une grande importance. Je savais qu’il avait rencontré George Bush plusieurs fois et, s’il y avait une seule chose de positif que je retenais des trucs que les politiciens avaient fait en France depuis que j’étais adolescent, c’était l’opposition à cette abomination sans nom qu’avait été l’invasion du Golfe par les troupes américaines, à partir de mensonges grossiers sur les "armes de destruction massive" et d’argumentation stupide où Saddam Hussein était présenté comme "ayant des liens" avec Al-Qaïda, pour ne rien dire de Colin Powell paradant aux Nations Unies avec une fiole de pisse en guise de preuve. L’opposition à l’invasion du Golfe est la seule chose de ma vie que j’ai trouvée bien de la part d’un gouvernement français et je ne voulais pas que Sarkozy, qui avait décidé d’aller draguer Bush et lui faire comprendre que, lui à la tête de l’état, ça ne se serait pas passé comme ça, soit président. C’était devenu si obsessionnel que j’en faisais des rêves. Moi qui ne votais jamais (mais qui rêvais souvent), je rêvais que j’allais voter et je me retrouvais dans ces maisons aux étages qui se multiplient, ces portes qu’on arrive pas à ouvrir et ces lieux où il fallait se rendre en grimpant sur une corde ou en traversant des marécages. J’allais très mal. Et le jour des élections arriva, et Sarkozy fut élu.

Et le soir même, j’ai lu un passage d’un roman de Castaneda qui m’a beaucoup plu. Ce passage, je ne l’ai pas retrouvé depuis. Je ne sais plus dans quel livre il se trouve. Mais en gros, Carlos, le jeune ethnologue bébête, parle à Don Juan, le chamane, et lui dit : "Oh pauvre de toi, tu dois être bien malheureux quand tu penses au bonheur dans lequel vous viviez, vous les indiens, avant que les blancs arrivent. Ca a dû être terrible, cette extermination, et ça doit être encore plus terrible pour toi aujourd’hui de vivre dans ce monde qui a été créé par et pour tes oppresseurs." Et Don Juan le regarde, halluciné, comme s’il avait à faire à un type totalement à côté de la plaque, et il lui dit : "Mais qu’est-ce que j’en ai foutre ? Je suis un guerrier. Je ne demande pas au monde de ressembler à ce qui me ferait plaisir. Je n’attends pas de la vie qu’elle soit parfaite. Je ne regrette pas un passé qui ne reviendra pas. Je n’espère pas un avenir qui ne viendra pas. Je suis un guerrier. Ma condition est la guerre. Mon mode de vie est la guerre. Je ne demande rien, je n’espère rien, je ne me plains pas. Je me bats."

Ca m’a beaucoup plu. Et à partir de ce moment, j’ai cessé de me plaindre de la situation présente, j’ai cessé de regretter ce que je ne pouvais pas changer, et j’ai essayé de faire ce qui me semblait juste. J’ai appliqué la morale du guerrier à mon activité.

Je sais que les romans de Castaneda sont des romans. Et je ne sais pas s’il a jamais existé un chamane comme Don Juan. Mais depuis j’ai lu les textes attribués à Mani et aux manichéens et je sais que c’est ce que pensaient les Sans Roi : eux qui voyaient le monde comme un mélange de Lumière et de Ténèbres, du plus petit atome à la plus grande étoile. Dans chaque cœur, dans chaque vie, dans chaque culture : le combat de la Lumière et de Ténèbres. Et pour chaque cœur, pour chaque vie, pour chaque culture : il faut se battre pour la Lumière, il faut lutter contre les Ténèbres. Et c’est comme la maladie, c’est comme une névrose et ses symptômes : on les combat quelque part, et ils réapparaissent ailleurs. Ils ne disparaissent pas, parce qu’ils ne sont que la manifestation provisoire d’un principe qui ne se laissera pas anéantir, ils ne sont que l'expression d'un Mal qui fait corps avec le Temps. Ce sera toujours la guerre. Et ce n’est pas triste.

Ca ne sert à rien de regarder le passé en se demandant ce que nous avons perdu. Ce qu’il faut, c’est lutter au présent pour défendre ce qui nous semble juste. Et pour ça, déjà, il faut lutter contre l’arme suprême des Ténèbres : leur capacité à nous faire minimiser nos victoires et surestimer nos pertes. Les Ténèbres sont toujours plus fortes quand elles réussissent à nous convaincre qu’elles gagnent toujours et que nous perdons sans cesse. Mais ce n’est pas une vraie perte, ce n’est pas une perte essentielle : nous n’avons jamais vraiment perdu devant les Ténèbres tant que nous sommes restés fidèles à nos principes. Tant que nous n’avons pas trahi nos idéaux, tant qu’elles n’ont pas changé nos cœurs, tant que nous ne sommes pas devenus amers ou malveillants, quelques soient les échecs que nous avons affrontés dans notre vie, quelques soient les torts qu’on nous a faits, les Ténèbres n’ont pas avancé d’un millimètre. Elles ont reculé.

L’arme permanente des Ténèbres, c’est notre manie de sans cesse ressasser nos défaites, sans cesse nous rejouer nos échecs, sans cesse nous plaindre et nous demander ce qui se serait passé si… Pour cesser de vivre dans cette prison de récits au conditionnel ou à l’imparfait, il nous faut transformer notre mémoire en un tout petit livre intérieur, pas plus gros qu’un herbier. Un livre inscrit dans notre cœur qui soit un recueil clair de nos épreuves passées. Pas pour nous enorgueillir, pas pour nous plaindre, mais pour savoir comment nous en sommes arrivés là. Et pour nous rappeler que la guerre n’a jamais cessé.

La première herbe de mon herbier c’est ce jour idiot où je croyais que j’avais tout perdu parce que Sarkozy était devenu président. Ce jour idiot est un des jours les plus importants de ma vie. Ce jour-là, un chamane de fiction s’est foutu de ma gueule et m’a donné une leçon que je n’ai pas oubliée.