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La Promenade de Nikatano
Paru en 1999

Contexte de parution : Spectre

Présentation :

Publié dans Spectre n°3 (décembre 1999). Image de Scott Batty.






À Laure Mayesté

J’en savais long sur les choses de la vie. L’Histoire était finie, l’art était passé dans la sphère de la simulation, la réalité n’était qu’un des multiples modes de la fiction et la vérité du mensonge, le règne de la technique était effectivement réalisé planétairement, la métaphysique n’avait pu mener l’homme qu’à la cybernétique, nous vivions sous une conspiration du silence et de la science, l’engagement politique ne servait à rien (tout le monde savait tout ça) et je n’avais plus qu’à me bricoler un secret personnel, une passion de bric et de broc, un simple caprice pour supporter l’insignifiance des évènements. Il y avait, d’ailleurs, à ce titre, l’embarras du choix.

J’étais moi-même passé par toutes les transformations. J’avais été bourgeois et anti-bourgeois, de gauche et de droite, anarchiste à quinze ans, chrétien et bouddhiste, et athée, matérialiste et métaphysicien, magicien et soûlographe, jazzman et enfant du rock. J’étais enfin arrivé à un point d’indifférence où je partageais concrètement l’insignifiance du monde. J’en devenais même plus transparent que lui.       

Rien n’avait plus concrètement l’espace permettant l’épanouissement d’une pensée. Et chaque note chez moi dans le sens d’une renaissance glissait dans l’inauthenticité, la facticité ; non simplement par maladresse de contenu, mais surtout et avant tout par inadaptation quand au contenant. Cela, c’est-à-dire ce morcellement, je le connaissais et l’éprouvais concrètement, mais tentais de le compenser par des agencements de poussières et des mastications de vent violent. Les lectures, les écritures, les musiques et les options amoureuses duraient le temps d’un paquet de cigarettes ; et je changeais même de marque. J’oscillais entre des moments de stress intense et des périodes de pur dépris. Je n’étais, au fond, qu’un petit tambour qui sonnait creux : trans-politique, trans-esthétique, trans-éthique, post-humain. Les musiques les plus déprimantes de mon époque rythmaient avec indifférence mes journées. J’avais peur de la première voix que je pouvais entendre au téléphone. Prendre ma douche tous les matins et boire mon café en silence était ma forme de prière.

J’étais perdu. J’étais fou, j’étais malade (je vomissais parfois de la bile sans raison au beau milieu de la journée), mais surtout : j’étais méchant. Je pouvais envoyer un de mes meilleurs amis dans une banlieue très excentrée de mon cœur pour une simple vexation, alors qu’il ne m’avait pas même blessé, par pur désœuvrement ou exercice de pouvoir. J’étais désolé de lui avoir fait du mal, mais je n’étais qu’un vieux jaloux, avide de compliments. Je tentais de m’enrubanner comme un pharaon, mais ma toux était si forte qu’elle faisait disparaître la poussière que je tentais d’accumuler comme fard ; sans compter que mon noir aux yeux, mon noir aux joues et mon noir aux lèvres coulaient sans cesse et disparaissaient dans l’évier.

Il fallait faire avec nulle part. Et nulle part était littéralement infini, puisqu’il était le monde même, l’époque même, l’évidence même. Nulle part était partout et il semblait impossible de dépasser le stade du rêve d’un rêve. La lune avait éclipsé le soleil. Nous vivions la nuit en plein midi. Sans projet, sans origine, sans méthode et sans fin, j’errais au milieu des ombres.

J’étais très sensible à la pensée et à la poésie, où qu’elles puissent se trouver, mais souvent, après quelques séjours prolongés en leur présence, elles me paralysaient dans mes déterminations par leurs lenteurs et leurs solitudes respectives. Et la grandeur du monde qu’elles étaient en mesure d’ouvrir s’élevait également depuis un socle de lenteur infinie, une profondeur toujours plus abyssale et un jeu inextricable d’ombre et de lumière qui ne calmait pas mes angoisses, et laissait mes doutes intacts. J’avais été élevé dans des univers plutôt amusants, j’avais comme référence une enfance qui ne manquait pas de gaieté. Même mon plus ancien rêve avait l’allure d’un splastick, cependant que mon souvenir même ne le dissociait pas de la réalité. Le temps avait passé. Cependant que je zappais, cherchant les programmes les plus drôles, et ne les trouvant pas, je m’ennuyais maintenant inexorablement de tout.

Tout fût donné
Des fleurs aux fées
Tout est fini
Des pleurs, des cris

Tout fût donné
Toutes ces années
Tout est fini
Maintenant, ici

À 23 ans, tout se résorba dans une anesthésie générale. J’avais vécu dans le vide, ou à proximité du vide, j’allais maintenant le devenir. Enfin, vide, je n’arriverais jamais vraiment à l’être, et même mort : car, cette année, j’avais rencontré l’Extrême-Ange.
Je l’avais rencontrée devant la faculté de Genève, m’adonnant à des besognes un peu honteuses, en vue de retarder l’échéance de mon service militaire. Cette japonaise, M***, m’avait abordé pour une histoire de direction de salle. Je n’avais même pas eu besoin d’attendre son prénom pour savoir qu’elle était japonaise. Je lui dis immédiatement. Je l’avais reconnue à ses paupières, son maquillage soigné ; et un nœud fushia dans les cheveux. Je savais alors que la rencontre ne pouvait être qu’inachevée, ou bien elle ne serait qu’un mensonge de plus, balancé dans la corbeille infinie de ma vie.

Nous sommes allés dans la foutue salle de présentation des cours et, en fait, la foutue salle était un foutu amphithéâtre. Un vieux suisse nous servit le baratin habituel des administrations de la zone. Il tentait une rhapsodie sur le sens d’une Université qui affirmait sa différence et son humanisme dans une ère post-universitaire. Ensuite, déprimés encore davantage après ses explications que dans leur expectative, nous sommes allés boire un café. Là, elle me démontra qu’elle était très douée pour calligraphier des haïku et des tanka. Et, à deux, nous n’étions pas mauvais pour tenter une traduction estimable musicalement. Nous fîmes l’essai dans un de mes cahiers : c’était un poème sur la rose, qui a beaucoup de variété, mais pas de fruits, et combien cela pouvait être triste.

J’étais cette rose, et M*** l’était également. Le poème nous avait rendu à nous-même, et à notre désœuvrement. Nous sommes alors partis en fugue dans les rues labyrinthiques de la vieille ville. Genève était très froide, ce mois de Novembre, lumineuse et froide. Et M*** était très silencieuse et, dès que je regardais son visage, je devais fermer les yeux parce qu’elle était encore plus lumineuse et froide que la ville de Genève en Novembre. Et plus obsédante, dans le silence, qu’une musique sans rythme, ni musique, ni rien.

C’était un ange. C’était l’Extrême-Ange. Et, de l’avoir rencontré, je me sentis alors si vieux. Je fis quelque chose d’idiot. Alors que je ne la connaissais pas, je lui dis que je l’aimais, je me laissais chuter dans la pelouse du Parc Bertrand, je criais et riais. J’étais vide de toute intention réelle, je ne distinguais guère mon numéro d’amour de la réalité (je n’éprouvais alors pour elle peut-être encore aucun désir, excepté celui du seul défi). Je fumais trop de cigarettes pour sortir concrètement de toute approche déjà cinématographique de la vie (et donc d’une sensualité froide, plate, sans profondeur). A tout cela, elle ne répondit rien. Elle se contentait de me regarder, même pas embarrassée, en souriant.

Je pensais qu’elle finirait par craquer. Et, en effet, elle finit par éclater de rire. D’un rire très doux, mélodieux et assourdi simultanément. Puis elle me dit qu’il ne pouvait être question de ça entre nous. Elle avait trente ans, un compagnon au Japon qu’elle quittait un an pour travailler son français à Genève. Elle attendait que je me relève et que je me conduise normalement.
J’étais essoufflé, je la fis parler d’elle. Elle évoqua son petit ami comme si c’était un étranger, sa famille comme d’une légende qu’elle commençait à oublier, et du Japon comme d’une hypothèse. Elle semblait désarmée dans ce monde comme dans les autres, et je me demandais sincèrement comment elle avait fait pour rester en vie si longtemps. Car elle était si légère et si fragile qu’on ne pouvait lui attribuer aucune espèce d’inertie, aucun atavisme propre à sa culture et qui l’aurait protégé des temps modernes. Elle se comportait comme une jeune femme d’un autre temps et semblait beaucoup plus triste encore que moi. Elle découpait les syllabes de mon prénom, les associant toujours ainsi à la traduction qu’elle me fit de chacune (un arbre, un ancien rêve). Elle aimait la poésie japonaise classique, la musique classique et ne connaissait pas le cinéma. Chose étrange, elle semblait surtout adorer les moments où on marchait dans les rues de la ville, très près l’un de l’autre, en souriant et sans rien se dire. Un moment, une voiture klaxonna. Elle fronça les sourcils, montra les dents puis dit : « La voiture : son klaxon nous prive de notre beau silence ».       

M*** aimait, dans le Manyôshû, les vingt et vingt-et-unième tanka. Ceux des amoureux interdits, la princesse Nikatano Ohkimi et le prince héritier Ôhamaso Oji, jadis mariés et à jamais séparés par le cruel et jaloux Souverain Tengi Tennô, frère d’Ôhamaso. Malgré la détresse immense de son amour contrarié, lorsque le Souverain chassait dans la lande de Kamô, d’une voix mélodieuse et plein d’appoint, Nikatano chantait : « Rouge-éclaircie dans le pré de violettes je me promène / Dans la cité interdite je me promène / Le gardien ne voit-il pas ? / Tu me fais signe du bras. »

Dans le tanka de Nikatano, daté du cinquième jour de la cinquième lune de l’an 668, on remarquait déjà la maladresse pathologique d’Ôhamaso, qui risquait (« d’un signe du bras ») la mort des deux amants (« le gardien ne voit-il pas ? ») sous le sabre du Souverain. On voyait, car la lumière était la première chose qu’elle remarquait dans les fleurs (« rouge-éclaircie »), la sensibilité diffuse de Nikatano, cette sensibilité qui la faisait chavirer et chanter (« je me promène, je me promène »). La seule présence, de l’autre côté de la porte de la loi (« la cité interdite »), de l’homme qu’elle aimait, lui suffisait. Elle chantait la joie qui pouvait se dégager au-delà la plus intense détresse, cependant que l’homme lui, répondait, reprenant le si beau nom japonais de la violette : « Belle comme la violette, mon aimée / Si je te hais, parce que tu es la femme d’un autre / Est-ce que je t’aime ? »

M*** comprenait pourquoi Nikatano aimait Ôhamaso : il semblait n’avoir jamais su parler à une femme, et, quand il tentait de lui faire plaisir (« mon aimée »), sa maladresse le rendait tout simplement inconvenant et stupide. A une femme qui souffrait atrocement de leur séparation mais qui bravait les règles strictes de son mari pour lui faire parvenir ces quelques images de promenade dans la joie des murasaki, il répondait d’une métaphore plate (« belle comme la violette ») et de la jalousie la plus éminemment glandulaire (« je te hais, parce que tu es la femme d’un autre »). Cependant, indéniablement, Ôhamaso avait toutes les raisons du monde d’être, lui aussi, du livre des mille feuillets. Ne serait-ce que parce que Nikatano l’avait aimé et que, ne pouvant jamais le retrouver dans ce monde, il fallait les recueillir ensemble et à jamais, sur deux pages successives d’un livre conservé dans les tissus de la mémoire d’un peuple, comme si la poésie avait tenté, à sa pauvre et douce manière, de compenser l’injustice de l’existence par l’aveu embarrassé de cette impossible rencontre.

M*** me donnait envie de mourir. D’évidence, j’avais jusque là toujours tenté de percer la solitude du lointain. Cette séduction qu’ont les personnes qui ne parlent pas, se tiennent à un éclair de vous, avec dignité, hauteur, indifférence. Son esprit était ainsi brillant : net et glacé, comme l’intelligence (ou la beauté) quand elle ne s’encombre pas d’indulgence. Mais je supportai très mal cette matinée ; le déjeuner fût un calvaire ; l’après-midi ne dura que quelques heures. C’est alors que m’apparût la vision claire, parfaite, que la beauté n’est pas supportable par l’âme humaine. Même s’il fallait, succombant au ravissement que provoque la proximité du lointain, la braver, la mesure la plus stricte était la règle. Hélas pour moi.

Probablement paumée de l’intérieur, mais, de l’extérieur, parfaite comme la mort, belle comme l’ange qui viendrait anticiper ma mort, elle portait sur son visage parfait de fille 100% parfaite le glaive de la séparation entre la vie et le reste. La perfection de cette jeune femme, cet ange, s’évaluait à la distance entre elle et le désir qu’elle suscitait. Il semblait qu’elle était sans désir, renvoyait le monde à une objectivité vieillissante, pourrissante… Et ce que son silence me disait, c’était tout simplement la violence étouffée de la mesure que je ne pourrais pas dépasser sans défaillir : la règle. Alors, ce ne serait plus que le reste de ma vie.

J’ai commencé à souffler lorsqu’elle s’est engouffrée dans son bus bondé de genevois et disparut. Je suis alors rentré à la maison et me suis endormi. Une courte sieste, qui, je le savais, ne me rétablirait pas vraiment. Plus tard, au réveil, j’ai voulu croire que j’avais rêvé cette rencontre, que j’avais rêvé l’Extrême-Ange ; mais c’était impossible : car quelque haïkaï calligraphié par elle ouvrait mon cahier de notes et que je n’aurais pas pu inventer. Je ne pouvais plus que reprendre mon train pour Paris, hébété, abruti, incapable de communiquer mon sentiment, de trouver les mots pour le dire et le faire disparaître de ma vie.

Dernière poussière avant la fin
Sur la clairière, dernier matin
Et tout s’efface
Plus une seule trace

Les arbres, indifféremment
Se laissent mourir
Et tendrement

Les hommes, pour en finir
Laissent, au gré des vents
Pourrir
Le firmament

Dernière poussière avant la fin
Sur la clairière, dernier matin
(etc.)

Que restait-il, alors, de cette traversée du nihilisme et de la nostalgie la plus inexpiable, venant d’une beauté si aveuglante qu’on ne pouvait en parler qu’au passé ? Il ne me semblait rester que les espoirs de la jeunesse, tendue vers l’impossible de toutes ses forces. C’était un insurmontable désir de fêtes et de feux, depuis un paradis perdu et qui n’a peut-être jamais existé que dans le souvenir que je pouvais en avoir ; chaque minute qui s’écoulait donnant une forme que la première n’avait pas et qui – singulièrement – lui donnait une gloire de par son inaccessibilité maintenant passée.

Le caractère majeur de mon époque était la peur de la mort. Il suffisait de fouiller chaque découverte scientifique, chaque succès public, chaque discours politique : on le trouvait. Suivie de près par la peur de l’inconnu et la peur de la souffrance. On ouvrait n’importe quel roman actuel : on les trouvait. Mais j’avais compris la nature de mon angoisse : c’était, dans un premier temps, ce désir de puissance proprement inachevable et un désir d’achèvement pour lequel je manquais de puissance ; dans un deuxième temps, le sentiment de ma vanité, de ma médiocrité, et, finalement, comme tout le monde, un manque très banal de confiance en moi. Mon orgueil se mariait si bien avec ce dernier que je ne me rendais plus bien compte que l’ensemble n’était qu’un costume chic, certes, mais déjà désuet et dont il fallait au plus tôt me défaire. De cette absurdité, je n’avais semble-t-il que deux portes de sortie : la Foi (qu’elle soit transcendante, éthique, humaine, sociale) ou l’abandon au Désir (immanent, matérialiste, mystique, cruel). La culpabilité, pouvant aller jusqu’à la dépression, n’avait de sens que circonscrite dans la Foi ; l’abandon au Désir, tournant au stress stupide, hors la Foi. Pourtant les deux n’étaient que les deux faces d’une même pièce. Elle tournait et retournait : c’était la même : c’était une planète, c’était notre planète.

Cette forme mouvante, fluctuante, cette oscillation permanente entre les contraires, cette excitation, cette émotion complexe faite d’amour et de peur, ce combat, cette joute amoureuse entre le profane et le sacré, la technologie et la nature, cette attraction, cette répulsion, cette volonté partagée entre la séparation, la coupure individuelle, et la fusion, le retour au Tout, cette permanente séduction des extrêmes (schizophrénie, mythomanie), cette induction de sens dans les évènements du hasard (le stress paranoïaque) ou cette éjection du sens dans les évènements causaux (la dépression dans l’absurde ou la facticité), ces lignes mêlées de folie et de sagesse, de raison et de passion, ces projets repris et abandonnés, c’était notre planète, c’était le monde.

Ils étaient tous fous. Nous étions tous fous. Il y avait quelque chose de terrifiant et de simultanément fascinant dans le fait de voir cette complaisance circonscrite au cœur du monde même, qui ne cessait de simuler la folie jusqu’à ce qu’enfin, elle l’emporte. C’était si facile, finalement, de tenter le diable. Mais la contrepartie était terrible. La pire farce du diable, c’était de nous faire croire en Dieu… Je ne pouvais pas (je ne pouvais plus) me permettre un sursaut aussi simple et aussi gratuit. Alors…

Le monde évoluait vite, s’élargissait, confinait à l’extase ; c’était mon estomac qui n’était pas assez large pour l’assimiler. Il aurait fallu être plus grand, plus souple, plus fou que le monde pour le vivre pleinement, dans son exubérance exaltante. Il y avait énormément de gens qui vivaient : on pouvait les remarquer dans la rue. Arrachés des entrailles de la terre et explosés comme des étoiles trop fragiles, ils ne tenaient plus à rien, et je ne tenais plus à rien, balancé de tout à rien, et ne me perdant pas encore assez loin de chez moi pour me trouver.

Le nomadisme intellectuel et physique que je m’étais donné, ma structure psychologique ne le pouvait supporter sans mal. C’était le moment venu de poser une pratique consciente de celui-ci, de créer un arrangement. Si la vie était un coup monté, alors le dispositif était tout. D’une joie qui naissait enfin de mon désespoir et ne naissait même que de lui, je découvrais d’un éclair l’élan qui pouvait se dégager de la rencontre de l’Extrême-Ange, cependant qu’elle m’avait rejeté à la mesure et m’avait fait prendre conscience des limites mortifères de mon nihilisme. J’étais Nikatano Ohkimi et Nikatano Ohkimi était le monde. À la manière de Nikatano Ohkimi, j’étais arraché, séparé de moi-même (ou plutôt de l’autre de moi-même) par le gardien de la cité interdite. Mais il me restait le pré de violettes, l’éclaircie aux couleurs chatoyantes, la promenade et l’émotion suffisante pour chanter. Il ne fallait jamais se plaindre des circonstances dans lesquelles la vie nous avait placées ; il fallait se refuser à toutes les premières plaintes, s’abandonner pleinement aux conditions de l’espace et du temps, l’endurer à l’échelle donnée, embrasser la mesure et l’impossible qu’elle comprenait en puissance mais en arranger les circonstances pour pouvoir y tendre, et, avec soi, le monde. Nikatano Ohkimi était le monde et le monde était la promenade. Il me suffisait de changer mon regard sur les choses, pour que les choses, alors traversées, n’en soit pas changées subjectivement mais réellement, et qu’elles ne me changent à leur tour, par la nature étrange du jeu du monde dans lequel la personne qui se promène et la promenade elle-même ne font plus qu’une. Sans le gardien, Nikatano n’aurait peut-être jamais pu chanter cette promenade, elle n’en aurait peut-être jamais eu l’idée. Et sa chanson avait porté, au milieu des mille feuillets du Manyôshû, la conscience d’un monde, la fulgurante pensée d’un amour jadis meurtri mais maintenant vivant pour toujours. Le tanka était le témoin parfait de ce que l’on pouvait construire à partir d’un cœur brisé. La mesure permettait l’arrangement, et l’arrangement la mélodie. La mélodie pouvait dépasser la mesure et y retourner sans cesse. Je ne devais plus regarder en arrière ; ce que mon cœur désirait était en avant. C’était l’évidence même. C’était la nuit d’automne. Et elle me chantait son nom à l’oreille.

Alors, je ne demanderai plus l’impossible, je le serai. Je ne demanderai plus au monde de changer pour moi, je changerai et le monde en sera changé. Je ne sermonnerai plus les autres sur ce qu’ils doivent faire, je le ferai. Et, quand j’en serai revenu, tout sera changé autour de moi. Je laisserai à loisir mon travail se dilater naturellement, et se vaporiser grâce au fluide naturel du monde qui transperce les corps, et, en attendant l’équilibre, qui n’est peut-être que le va-et-vient réjoui entre les extrêmes pensés en tant que tels, je me réveillerai avant que le jour ne se lève, un chanson de pure clarté sur les lèvres, au cœur des fruits mûrs de l’automne, pour embrasser le cœur plein d’émotion les dernières gouttes de nuit de cette dernière nuit d’ombres. La blessure m’avait rendu vivant.