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Nous ne connaîtrons jamais Guido Cavalcanti
Paru en 2002

Contexte de parution : manuscrit.com

Présentation :

Publié sur le site Manuscrit.com en mars 2002.


Sujet principal : Guido Cavalcanti
Cité(s) également : plusAndré Breton, Arnaut Daniel, Arthur Rimbaud, Baruch Spinoza, menu_mondes.pngBeatlesmenu_mondes.png, Béatrice degli Uberti, Boccace, Cino da Pistoia, Corso Donati, Dante Alighieri, Dino Frescobaldi, Ezra Pound, Gianni Alfani, Gilles Deleuze, Guido Guinizzelli, Guillaume Apollinaire, Guillaume d'Aquitaine, Homère, Jeanne Primavera, Lapo Gianni, Sappho




Tu ne connaîtras jamais bien
les
Mayas
Guillaume Apollinaire, Lettre-Océan

 

Les Fidèles d’Amour sont et resteront nimbés de mystère.

Dante Alighieri et Guido Cavalcanti nous arrivent depuis une pénombre presque insoutenable. Reprendre leur histoire dissous par le mythe comme l’eau le sucre et y réfléchir au début du XXIe siècle, c’est frôler le psychodrame spéculatif. Nous ne connaîtrons jamais bien ni Homère ni Sapho, ni Arnaut Daniel ni Guillaume d’Aquitaine, ni Rimbaud ni les Mayas. Mais la cruauté intrinsèque à notre pratique humaniste ne doit pour autant tolérer nulle mauvaise conscience dans la ré-appropriation d’une histoire aussi monumentale. Car nous avons faim. Et, passé l’ange sans visage, clairière scarifiée d’étoiles, dans l’attente de son retour pour toujours ajourné, la manière que nous aurons de nous méprendre sur les poèmes de Guido Cavalcanti nous nourrira quand même à la mesure de la déprise qui s’effectuera sur nous et de l’abîme que nous creuserons. Il faut laisser de nouvelles déceptions, d’autres énigmes incrustées dans les livres pour ceux qui suivrons, dans une même suspension, notre chute.

Pour Cavalcanti, certes, la somme bibliographique-critique est, en France, beaucoup plus mince que celle de son ami Dante ; mais à l’ouverture de cette lettre adressée, forcément, à quelqu’un d’autre que nous, que sont ses Rimes (présentation, traduction et notes de Christian Bec, Imprimerie Nationale éditions, 1993), passée la pure splendeur de les lire, fleur sur fleur, fouet sur fouet, le mystère reste entier. Il ne reste guère, pour les plus sûrs guides de ce travail (Ezra Pound, par exemple, pour citer le plus décisif) qu’à commenter les qualités intrinsèques du poème, montrer comment il a été écrit, pourquoi il a apporté quelque chose à l’art d’écrire, voire le traduire à notre tour, avec cette patience amoureuse à la rétribution plus sûre qu’aucune lecture ; ce qui ne nous renseigne pas nécessairement sur comment ou vers quel horizon le lire, et surtout si l’on veut bien avoir l’humilité de penser que l’auteur ne s’adressait pas forcément à nous et ne faisait pas d’efforts monumentaux pour nous atteindre de l’autre côté de l’Histoire.

Les Fidèles d’Amour, société de gens de lettres auxquels appartenait Dante et au sein desquels Guido Cavalcanti apparaissait comme un maître, le maître du dolce stil nuovo, se situent à l’intersection creusée de deux cultures : l’une, provençale, est la longue lignée des troubadours et trouvères que Cavalcanti et Dante achèvent ou parachèvent ; l’autre, qui la macule d’une mystique nouvelle, est celle des soufis. La poésie des soufis a rencontré l’Occident à travers les croisades. Dans la quête des chevaliers chrétiens, un écho a retenti, et derrière l’hostilité historique apparente, une rencontre invisible porta la parole d’Ibn’ Arabi, comme la pensée d’Avicenne à l’Occident. Les Fidèles d’Amour sont apparus aux yeux de soufis ultérieurs comme une variante inattendue et florentine des Shadhiliyya quant à la voie privilégiée (mêlant amour et poésie) et jusqu’au symbolisme commun des systèmes (tournant autour du mystérieux nombre 9).

L’initiation des Fidèles d’Amour commençait avant leur entrée dans cette petite société : il s’agissait de l’expérience amoureuse elle-même, vécue alors comme une mystique à part entière, abolissant éventuellement, invisiblement, la chrétienne. « L’amour est une religion dont le dieu est faillible » dira avec élégance Borges. Tomber amoureux (et si possible d’une jolie jeune fille, d’une « jouvencelle ») était la clé qui ouvrait la porte énigmatique du cœur. Des troubadours jusqu’aux Beatles, l’amour, à chaque fois qu’il s’agira de le consacrer dans l’idiome naturel, dans la scansion produite par un langage familier qui devient lui-même étrange ou étranger à mesure qu’il avance dans l’amour, pourra porter ce double sens : celui d’une sacralisation de l’immanence comme d’une destitution des privilèges de la transcendance. L’autre monde est dans ce monde, vécu comme un miroir à double sens, et c’est l’amour qui est la clé du voyage, l’amour qui permet de raccrocher le temps qui bifurque dans les deux sens et de matérialiser l’Aïon dans un corps. La deuxième étape était d’échouer dans son entreprise galante, en vue de conserver la tension érotique sans la satisfaire (proche en cela de l’extase masochiste ou des pratiques taoïstes). La troisième commençait avec la familiarité à la poésie, l’acquisition d’une pratique langagière qui se calque sur le sentiment amoureux : un style passionnel qui fasse prélude au sens de la vie.

Comme on peut aisément le comprendre, la moitié des adolescents (garçons et filles) de l’histoire de l’humanité ont les prétentions suffisantes à devenir des Fidèles d’Amour. A la différence du Paradis chrétien (que Dante visitera) beaucoup d’élus. Mais c’est lorsque la poésie rentre en jeu que la plupart des élus manquent à l’appel et se retirent. Car la poésie, telle qu’elle est pratiquée par Dante Alighieri, Cino da Pistoia, Lapo Gianni, Gianni Alfani, Dino Frescobaldi ou Guido Cavalcanti, demande un effort intellectuel, une rigueur théorique qui va de pair avec l’invention d’un style où faire couler la pensée. La recherche est celle d’une perfection formelle où sens et son arrivent à leur pointe blessante, le tour, à la fois mystérieux et magique, où mélopée, phanopée et logopée atteignent, dans une parole douce et à voix basse, leur acmé.

C’est dans le chapitre XVIII de la Vita Nova, que Dante franchit cette étape cruciale. Alors qu’un groupe de jeunes filles, mené par Jeanne Primavera, lui demande pourquoi il aime Béatrice alors qu’il s’effondre à sa vue et la fuit depuis qu’elle a répondu à son salut par le dédain, Dante répond : « Mes dames, la fin de mon amour a été naguère le salut de cette dame de qui peut-être vous voulez parler, et c’est en lui que résidait ma béatitude laquelle était la fin de tous mes désirs. Mais depuis qu’il lui a plu de me le refuser, mon seigneur Amour, grâces lui soient rendues, a placé toute ma béatitude en ce qui ne me peut m’être ôté ». Jeanne et ses amies se concertent et finalement lui demandent de préciser d’où il tire cette béatitude. Dante réplique, avec son orgueil habituel et le plus naturellement du monde : « Dans les paroles qui louent ma dame ». Mais Jeanne lui dit : « Si cela était vrai, les vers en lesquels tu as dépeints ton état, tu les aurais tournés d’une toute autre manière ». Alors Dante repart, la queue entre les jambes, demeurant plusieurs jours anxieux et excité jusqu’à trouver, dans le chant qui suivra, les vers qui feront trembler les gens d’amour...

Cette femme autoritaire, qui se permet de juger avec arrogance le travail du Dante, était l’amie de Béatrice ; mais elle était avant tout la muse de Guido Cavalcanti. On voit en face de quel jugement brutal et définitif avait décidé de s’exposer le père du doux style nouveau, quel ange tutélaire de froide beauté il aimait et dans quelles conditions il rimait.

Face à mes yeux je vois le meurtre
de mon cœur et de mon âme dolente,
qui meurt d’un coup que lui porta Amour
au moment où elle aperçut ma dame.
C’est le rire de cette noble dame
qui, de moi se faisant entendre,
me dit : « Il faut mourir. »

Jeanne Primavera est une dominatrice.

Car on ne sait pas grand chose de Guido Cavalcanti, à part qu’il est né à Florence, qu’il a vécu pendant la deuxième moitié du XIIIe siècle et qu’il a écrit au moins cinquante-deux poèmes rimés. Né d’une famille noble et puissante de guelfes noirs (c’est-à-dire alliés au Pape contre l’Empereur qui se disputaient alors l’Italie) mais farouchement hostile à leur chef Corso Donati, Guido Cavalcanti épousa Béatrice degli Uberti en 1267 : mariage politique exigée par sa famille et auquel il s’accorda pour la réconciliation des guelfes noirs et des gibelins. Mais sa muse était et restera pour nous l’amie d’une autre Béatrice, celle-là retenue par l’histoire pour toujours dans les vers du Dante : Jeanne Primavera ou dame Vanna.

Chevaleresque, incomparablement studieux, généreux, brillant, passionné d’échecs, irritable, renfermé, irréligieux, de nature apolitique mais forcé par son lignage, voilà comment Guido Cavalcanti fut peint, à la suite de malentendus ou non, chez Compagni, Villani, Sacchetti et Boccace (Décaméron, jour 6, conte 9). « Parce que Guido partageait en partie les opinions des épicuriens, les gens du peuple disaient que ses spéculations consistaient seulement à rechercher si l’on pouvait prouver que Dieu n’existait pas » (Boccace).

La séparation avec Dante sera politique : et à cause de la Seigneurie (dont faisait alors partie son meilleur ami), exposé malgré lui dans la lutte contre les Donati, Guido sera exilé à Sarzana en 1300 où il attrapera la malaria dont il mourra, de retour et appelé par une nouvelle Seigneurie à Florence, moins de deux mois plus tard. Déjà, le sonnet 41, adressé à son ami, témoignait de sa méfiance et se désolait des engagements politiques de Dante : « D’ordinaire te déplaisaient nombre de gens ; tu ne cessais de fuir les ennuyeux ; de moi tu parlais si affectueusement que j’avais accueilli toutes tes rimes. Or je n’ose point, par ta vilenie, montrer que tes dires me plaisent, et viens à toi sans que tu me voies (…) »

Dante et Cavalcanti ont été passionnément amis. Dante (qui fantasmait un vaisseau partant vers nulle part et qui comprendrait Lapo, Cavalcanti, lui-même et leurs trois muses) lui dédia la Vita Nova car il était le seul homme à avoir compris l’énigme qu’il posa quant à l’amour qu’il éprouvait pour Béatrice. Mais, après la mort de Guido, en voyage au Purgatoire (chant IX, 97-99) et y rencontrant Oderisi da Gubbio, le fourbe Dante lui fait dire que s’il considère Cavalcanti comme supérieur à Guinizelli et le meilleur poète actuel, un autre ne tardera pas à le surpasser (on devine aisément à qui il fait allusion). On peut, comme Ezra Pound, considérer que si Dante, que Nietzsche traitait de « hyène versifiant sur les tombes », était un plus grand poète que son ami Guido, Cavalcanti était d’une tournure plus audacieuse, d’un esprit plus généreux et noble, d’un sentiment philosophique plus rigoureux et d’un caractère bien moins atteint par l’ambition et les ressentiments que son « premier ami ».

En l’occurrence, pour Cavalcanti, l’enjeu n’est rien moins que de faire naître la langue italienne, encore vierge malgré Guinizelli, à la poésie. Et, comme l’affirmera Dante à maintes reprises (notamment dans De l’éloquence vulgaire qui est comme le manifeste de cette époque) : la langue vulgaire transmuée en poésie a été dévolue aux projets passionnels. C’est donc d’Amour dont on parle dans la rime ; et l’apport considérable des langues vulgaires (d’oc, d’oï et de si) sur le grec et le latin est leur rime. On peut faire chanter son idiome naturel. Plus personne ne parle avec grâce le latin ou le grec, et leur emploi est alors surtout une preuve de pédantisme et de distance quant à ce qui est vécu : c’est dans l’idiome naturel que doit être recueillie les traces de notre native noblesse. Pour cela, c’est à l’amour qu’il faut conformer notre approche du langage. Ecrire, c’est aimer, et lire, c’est comprendre la singularité d’un amour. Aussi malheureux que son ami Dante dans ce domaine, condamné à l’insatisfaction perpétuelle qui est également l’arc de son désir et la construction de son plan de consistance (pour parler comme Deleuze), les vers de Cavalcanti ne tiendront pas d’eux-mêmes ou de Dieu cette assurance qui procure la jouissance divine de la Comédie. Si Dante ne cesse de soupirer et expire l’amour, Cavalcanti aspire et suspend son souffle. Tendus par le désir, ses rimes sont comme des flèches lancés vers une fleur si mince qu’elle leur échappe : des esquisses, des traits ; mis à part son chef d’œuvre Donna mi prega qui est, lui, l’apothéose intellectuelle et charnelle de son art et peut-être le plus beau poème jamais écrit en italien.

On ne répétera jamais assez l’activité théorique remarquable des poètes du dolce stil nuovo : ce n’est pas parce que ces poèmes parlent d’amour, qu’ils ne sont pas nourris de réflexions philosophiques profondes. Témoin son sonnet 47, envoyé à Guittone d’Arezzo : « Du pluriel au singulier se fait un syllogisme : entre majeure et mineure se place l’intermédiaire, qui prouve nécessairement sans aide d’arithmétique : est-il raisonnable que tu t’en éloignes ? De ton expression, tombant dans le barbarisme, ton manque de savoir en est la cause. » Cavalcanti était, de son vivant, surtout considéré comme un des plus sérieux philosophes et sages de son temps, un remarquable logicien et un lecteur chevronné d’Aristote. Sa prodigalité qu’à tissée la légende était nourrie par le sérieux de ses études. Son poème Donna mi prega est peut-être le plus grand texte sur l’amour : apparaît alors, avec une puissance conceptuelle dotée d’une charge affective qu’on ne retrouvera que chez Spinoza, la naissance des sentiments et leur traversée dans la pensée. L’essence de l’amour est le désir insatiable, seule nourriture et seul salut des poètes. Cet accident cruel et altier, créé par l’âme et la volonté du cœur, s’installe alors dans la mémoire comme une toile d’obscurité tendue vers la lumière, et y demeure. Il provient d’une vision qui devient possibilité intellectuelle, puissance sans pouvoir qui ne cesse de resplendir dans la contemplation. C’est une perfection sensitive que la vision de l’amour, mais qui détruit la faculté de juger ; parce qu’en lui l’intention remplace la raison et, dès lors, altère le discernement. Ne reste alors qu’une pulsation qui transmue la pensée en poésie : le lieu où le désir trouve la perfection de sa forme (le vers) malgré son insatisfaction perpétuelle. De lui, la mort se nourrit, parce que le hasard de la vie nous maintient néanmoins éloigné de sa réalisation concrète. Mais l’envers de la mort, la vie qui se nourrit de l’inassouvissement et fait œuvre charnelle d’une puissance sans pouvoir, est la poésie.

On le voit, il faudra attendre André Breton pour rencontrer un autre poète capable d’exprimer les liens qui unissent la poésie et l’amour, les draps défaits de l’un et de l’autre capturés par leur native alliance et qui est le seul désespoir humain dont les larmes soient belles.

Je vous souhaite d’êtres follement amants.