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Le 26 mars 1995, une dépêche de l’A.F.P. annonce la sortie d’un film montrant l’autopsie d’un extraterrestre. Ce document de 91 minutes aurait été tourné en 1947 par des membres de l’U.S. Air Force à la suite du crash d’une soucoupe volante dans le désert du Nouveau-Mexique.

Un mois plus tard, sa première projection est organisée par un producteur de vidéos musicales anglais nommé Ray Santilli. Le film proviendrait d’un certain Jack Barnett, cameraman militaire américain rencontré par Santilli en 1992. Barnett aurait tout d’abord filmé la première explosion atomique américaine à Trinity en 1945 avant d’être convoqué par le général McMullen à Roswell. Ensuite, il aurait quitté l'armée et filmé la première grande apparition sur scène d’Elvis Presley.

De par le monde, on engage des enquêteurs pour traquer ce mystérieux Barnett. Tous reviennent bredouilles. Seul le journaliste Nicolas Maillard retrouve la trace du DJ Bill Randle qui fit monter le jeune Elvis alors inconnu sur scène en 1955. Pour filmer celui-ci, il avait en effet engagé un homme nommé Barnett.

Mais Jack Barnett n’a jamais été militaire ; il travaillait en 1947 pour la Fox ; et, compte tenu de son décès en 1967, seul son spectre ou un imposteur aurait pu rencontrer Ray Santilli en 1992.

 

Hier soir, nous étions dans un vortex à bimbos et Kim avait les cheveux cassis. Alors, j’ai repris un flacon de saké chaud, et, bien décidé cette fois-ci à leur exposer la conclusion des mes investigations par le menu, je les ai vraiment fait dégueuler.

 

Ils ne savaient pas : la religion durait toujours. On avait créé un nouveau dieu pour nous séparer de notre puissance. Tout ça, je le tenais si clairement et de source sûre, mais la cape ne suffisait pas à masquer leurs rires.

Ils ne savaient pas. Nous vivions dans l’Ere du Verseau depuis soixante-cinq ans. Fabriquée dans les années quatre-vingt-dix, la scène primitive qui donnait corps à notre ère était attestée par l’image vidéo confirmant la présence réelle du dieu. C’était le crash d’une soucoupe volante à Roswell, Nevada, en juillet 1947, soit deux ans après la dissolution définitive du monothéisme dans l’holocauste et l’année de publication de Cybernetics de Norbert Weiner, ouvrage dans lequel Martin Heidegger déclara voir l’achèvement de la métaphysique occidentale.

L’autopsie de l’extraterrestre de Roswell, ou Petit Gris, était le sacrifice que la Terre exigeait pour sceller le pacte qu’elle faisait avec nous ; le mythe suffisant de la nouvelle alliance.

 

Ils ne riaient plus, maintenant.

Extrêmement abîmé, malgré tout, je reprenais. Si le visage du Christ sur le suaire de Turin était déjà un étalon efficace permettant de corriger les écarts de chaque minorité par rapport au modèle coercitif, celui de l’extraterrestre de Roswell permettait l’extension de cet étalonnage, alors encore trop marqué par la physionomie occidentale, à l’ensemble du monde. Cela pour une raison extrêmement simple : l’extraterrestre de Roswell, avec son visage ovale et ses yeux en amande, n’était qu’un calque du fœtus, soit le plus petit dénominateur commun de ce qui était, mondialement et sans assignation sexuelle ou sociale préexistante, l’« Humain ». Nous avions tous été extraterrestres de Roswell avant même que d’être nés.

 

Nous avons vraiment vu ça avec Thomas Bertay un soir de laboratoire télévisuel dans les locaux de Sycomore Films. Des lignes couraient vers nous. Elles disaient : Je te connais, mon ami. Elles disaient : Depuis le début, depuis le début, nous avons toujours, toujours été amis.

Et la terreur, alors, lorsque le petit homme gris se mit à briller.

 

Je repense à un barbecue à la campagne. La maison dans laquelle nous avons été invités est tenue par les parents d’une adorable jeune femme très mince aux cheveux courts bruns. Et nous allons pique-niquer dans le bel après-midi d’été, sur une musique électrique et sous le lierre endormi, dans un éclat de soleil faisant feu sur la pelouse verte, les dalles roses et blanches, et toutes les belles robes blanches. Soudain, quelque chose ne va pas, je le sens et regarde autour de moi et remarque trois gouttes de sang sur la terrasse. D’où viennent-elles ? Je tourne la tête, relève le visage, et vois que, tous, nous commençons à saigner des mains. Et soudain je fuis, m’échappe jusqu’à la salle de bain, je regarde mon visage, mes mains qui ne cessent de saigner, et la musique, de plus en plus forte, si nostalgique alors que le monde meurt.

Je me passe de l’eau sur le visage. Que suis-je venu faire dans cette after de la fin du monde ? Quel était mon projet d’ailleurs ? Je voulais voir la fille aux chaussettes orange et savoir pourquoi personne n’était venu réclamer son corps. Qui était-elle ?

 

Les extraterrestres étaient les porteurs de la promesse américaine. La fin de cette guerre de transition qu’était la guerre froide, permettant pour les années à venir la réalisation du nouvel ordre mondial, était coextensive à la possibilité de vie extraterrestre, comme le révélait le discours historique de Ronald Reagan à l’O.N.U. en septembre 1987, marquant alors la fermeture consommée de l’ère chrétienne (ou Ere du Poisson) et la nouvelle économie mondiale de l’Ere du Verseau. Dans notre obsession des antagonismes du moment, disait Reagan, nous oublions souvent tout ce qui unit les membres de l’humanité : peut-être avons-nous besoin d’une menace extérieure, universelle, pour nous faire prendre conscience de ce lien commun. Il m’arrive de penser combien nos différences, partout dans le monde, s’évanouiraient rapidement si nous étions confrontés à une menace venant d’un autre monde ; une telle force étrangère à la Terre pourrait déjà être parmi nous !

 

Avais-je eu si tort d’écouter ces vilaines filles ? Ces cancéreuses à la peau lactée, à la moue enivrante d’empoisonneuses ? Et la fille aux chaussettes orange ? La couleur n’était-elle pas ce qui permettait de rentrer dans l’histoire ?

 

Jusqu’à treize ans, j’avais peur de tout. Saturé d’angoisse comme si j’étais bloqué en permanence sur sa fréquence, le moindre murmure dans la nuit me laissait présager du pire. J’étais fasciné par tout ce qui danse : les chacals, les ibis, les arbres, les figues au miel, les chats et les morts. J’avais passé ma jeunesse dans les années quatre-vingt, décennie pleine d’hypocrisie et de souffrance. Je n’ai pas su ce qu’était la gauche autrement que par obscurité, et en énigme. Et quand je luttais avec le spectre du socialisme, je vis qu’il était mou, de la pure slime gluante. Il prenait la forme des gestes que je faisais pour enrayer son action. De là me vint cette intuition inutile : les droites sont comme les drogues, elles gagnent toujours en puissance de fascination à force de prohibition. Ce qu’on tente de restreindre en quantité gagne en qualité d’influence. Il y a beaucoup de choses que je déteste chez les hommes de gauche, et croyez-moi, ce n’est pas le mal qui est en eux.

 

Car Dieu est un porc. Et seuls ses mystiques sont respectables, parce que ce qu’ils font est aussi simple que l’onanisme, et aussi émouvant que l’amour. J’ai toujours aimé voir les femmes se masturber.

 

J’ai connu très tôt mes premiers états d’angoisse cauchemardesque, pieu vertigineux de la reine de viande qui dresserait la carte de mes terres interdites. Et souvent, j’ai senti cette impression de fatigue indépassable, où je tombais littéralement dans l’électricité antérieure au sommeil et aux rêves. Mon corps se tendait, il semblait suspendu à quelques millimètres du lit. La sensation est si douloureuse, je voudrais crier mais je ne peux pas et je sais que je ne dors pas vraiment. Du moins ma conscience est encore en mouvement et la dose d’informations qu’elle reçoit est cent fois supérieure à ce qu’elle est susceptible de supporter, de trier et de synthétiser pour me permettre d’avancer. J’atteins la pensée subconsciente à vitesse infinie. Preuve que l’Antéchrist n’avait pas tort : le temps est plus lent que nous ne pouvons le saisir. Et il y a plus d’informations dans le temps en dessous de la conscience que ce que notre conscience peut supporter, et donc nous habitons un temps plus rapide et plus synthétique, créé ainsi par ou pour notre conscience, qui nous épargne les plus infinitésimaux et complexes mouvements de notre corps ou de notre pensée subconsciente. Nous en avions parlé avec Wakako Ishibashi et Noriko Nakamura, à Tokyo, en juin 2002, alors que je tenais des insomnies de plus de trois jours qui étaient aussi obscènes que des jugements de Dieu. Le temps n’est que le rythme battu par l’action – mais qui est le porc qui inventa le calendrier ?

 

Cette religion (car même si elle était diffuse, elle n’en présentait pas moins les traits suffisants à cette appellation) connaissait le même type de hiérarchie que la précédente. On pouvait même dire que le nouvel ordre mondial ou roswellisme naissait du judéo-christianisme comme sa couronne. Il passait par un système de valeurs universelles où la médiatisation prenait le rôle de la métaphysique ; et cet ordre se diffusait à travers les figures exemplaires, saintes, qu’étaient les stars. Le nouveau corps mondial ne se retournait pas comme le corps chrétien contre lui-même dans l’objectif d’une résurrection en corps glorieux, mais, en s’aplanissant dans la représentation, se synthétisait en image visible, homme bâclé à la 6-4-2, gommant ses aspérités et sa complexité organique dans le langage de l’information. Les médiateurs étaient donc les prêtres ou juges nous enjoignant à nous faire images, corps à information la plus fluide et la plus rapide possible, et les stars étaient des exemples de corps informant leur domination psychique avec le plus de puissance consensuelle possible, répondant au plus grand nombre. Regardez Jeanne Moreau jouer.

 

Mais ni les acteurs ni les médiateurs ne pouvaient décemment connaître ce phénomène de chute violente dans le sommeil alors que la conscience n’a pas encore lâché prise, et donc ce que cela supposait de la conscience comme organe synthétique coercitif absolument arbitraire dans l’économie pulsionnelle. Ou sinon ils en seraient morts. Comment des personnes aussi plates auraient pu dépasser le stade de la peur lorsqu’elle survenait ? Moi-même, j’ai eu du mal à ne plus avoir peur, mais maintenant c’est le cas. Je ne me laisse plus blesser comme ça, d’un coup d’aile barge. Tout ange est relatif.

 

Des présages, certes, mais nul destin. Depuis que j’avais rencontré Laurence Brisset en septembre 1994, je ne pouvais plus en douter. Dans la matière même d’où naissent les ombres, trous béants, asiles de rayons rapides, néants lumineux, comme les étoiles, inutiles et belles, dans le ciel déjà mauve : c’était dans ce contre-monde inadéquat que naissaient les religions et les états. On y retourne toujours. Ce qu’il faut, c’est, à chaque retour, incorporer la vérité laissée cachée par la reprise de boucle antérieure, dessiner lentement l’excuse, escamoter avec une prudence de bateleur la molle strate des heures, quitte à pousser des cris, cris plus tristes encore que ceux des porcs qui meurent. Et ne pas mourir.

 

Titre pour l’autocritique de Jésus-Christ en annexe de la résurrection des morts : Impasse Providence.

 

Si le subconscient est antérieur à la formation de la psyché, il est plus proche de l’économie pulsionnelle du corps et peut mieux en parler. Sauf qu’il ne peut pas parler : c’est la conscience qui parle pour lui, et nous savons bien ce que vaut une traduction (c’est une sorte de pisse de vache, disaient les anciens). D’accord, le problème, c’est que notre rapport aux autres est constitué par des rapports établis par la conscience, et l’intrusion du subconscient comme la cacophonie des pulsions sont nocifs à l’équilibre des rapports de forces en place dans notre rapport au monde. Mettons que mon subconscient ne s’oppose nullement au meurtre de cette épouvantable personne (que j’aime, bien sûr), comment malgré tout l’écouter et tuer ? On ne combat pas avec les armes de l’ennemi. On n’utilise pas ses méthodes. On ne parle pas sa langue. Ou alors, malédiction : on en vient à le réactiver dans sa violence discursive. La difficulté, la vraie difficulté, c’est de passer de carreau en carreau, grimper et dégringoler à l’envers tout en continuant, souvent maladroitement, comme lorsque l’on marche sur un terrain meuble, à voler.

 

Francis Labib mourut au Caire en août 1987. C’est alors que me vint ma première pensée vampire : lorsque quelqu’un mourrait, son énergie se diffusait dans les personnes qui l’entouraient. On quittait l’enterrement doté d’une dose supplémentaire de vie. Nous étions tous des apôtres, des suppôts, des charognards : nous buvions le lait des morts.
Dès lors, je devins primitif. Je me construisis une sorte de temple, un camp retranché dans ma chambre au fond de laquelle j’installais des autels en pâte de carton mâché. Toutes mes nuits étaient striées par des éclairs, et les soap opera cosmiques que diffusait la cinquième chaîne de la télévision. À travers la réception des épisodes de Voisin Voisine, des voix inconnues se nouaient en moi. Elles s’étreignaient, se capturaient, s’embrassaient. Le monde n’était plus qu’un combat permanent entre les émissions de la nature, une guerre sainte au sein du chaos des formes, cliquetis d’épées qui se croisent, gerçures sanguines.
Un jour, au plus fort d’une otite, je glissai entre les émissions du réel, et je disparus. De l’autre côté de cette béance, mon visage n’était pas le même. Barbu, bouffi, c’était dans le corps d’un jeune homme de trente-cinq ans que je vivais. J’étais alors isolé dans une masure, sur une plage, sous un ciel sans soleil ni lune. Les choses s’y éclairaient d’elles-mêmes, entourées d’une aura de lumière pâle, tamisée, presque bleue. Rythmé par les vagues percutantes de l’Océan, je continuais à peindre. Un diable en frac et chapeau claque, bien plus sympathique que moi, faisait office de médiateur. Satanisme avec des circonstances atténuantes. Il me nomma alors l’étrange monsieur Lowikont.

 

Il faut aujourd’hui l’admettre : le philosophe n’est qu’une vachette. Nous ne partageons jamais le même monde. Nous pénétrons différentes couches du monde, seul ou à plusieurs, et certains rêves voyagent, comme les secrets, et la blessure qu’ils provoquent est la fente par laquelle nous pénétrons chacun dans les histoires des autres jusqu’à ce qu’elles deviennent des mythes qui préludent à notre participation d’un temps quelconque et à la constitution des calendriers. Tout cela s’inscrit à même le porc. Les centaures et les cyclopes ne sont que les restes mythologiques de réalités tératologiques disparues il y a plusieurs milliers d’années maintenant et dont on a soigneusement effacé les traces. Et de même, dans quelques décennies, on ne croira plus aux pinheads, aux hommes limaces, aux hommes troncs, ni peut-être même aux nains, tous éradiqués, avortés pour satisfaire une certaine image formatée et synthétiquement imbécile de l’homme. Il ne restera que les films d’époque, et encore : on les prétendra truqués, comme tout ce que nous ne comprenons pas.

 

Titre pour l’autobiographie de tout le monde : Malgré que j’en aie.

 

Ce soir, nous volerons. Dans la pièce, tout est bleu, bleu, noir et blanc. L’enjeu est un livre ou un film ou une chose nommé Francesca.

« Rends-le moi ! - Trop tard… - Rends-le moi… - Non… Non… Non… - C’est Francesca, rends-le moi… - Tu peux te toucher, connard. - C’est toi le connard, c’est toi le connard qui me siffle dans l’oreille chaque fois que j’essaie d’écouter, et maintenant, rends-le moi… »

Et plus tard, à l’Ecole Töpffer, Genève, je jouerai un boogie-woogie dans la chambre multicolore de la fille de la directrice, Maëli Gabioud, plus mince maintenant, mais toujours seule et toujours sexuelle.

 

L’humanisme rationaliste est une machination, une opération de substitution de la sensation vers une vision faussée du réel, un complot de la perception pour lui donner du sens, en bref : une cochonnerie de plus. Pourquoi le monde devrait-il avoir un sens, alors que nous ni nos rêves n’en avons ? Tout ce qu’on vous dit de la vie, c’est des racontars et c’est très bien comme ça. Ca commence comme ça très bien. Sans cesse, quelqu’un rentre dans votre histoire, sans cesse vous rentrez dans l’histoire de quelqu’un. Quand on regarde une fille, quelque chose passe de vous à elle : une histoire, c’est-à-dire une espèce de toile, une espèce de large toile, comme une toile d’araignée, ou une toile de peinture, une toile pour projeter un film, une toile de cheveux longs ou simplement une large bâche inepte et sale quand l’histoire n’a pas grand intérêt. Une seule personne suffit à foutre le monde en l’air. Si je n’ai pas envie que deux et deux fassent quatre, ils ne le feront pas. La vérité est le critère de distinction ultérieure des formes du monde. Il y a des rythmes, des répétitions. Nous posons des plans temporaires dans le courant du monde, d’où s’échappent des percées à immédiateté variable. Mais tout revient toujours à une grande fiction, où se perdent les histoires, et où en remontent d’autres. Il paraît qu’au loin, quelque part dans l’espace, le vacarme du monde donne l’impression d’un égouttement délicieux, de la fluidité des ruisseaux qui avancent. Depuis la station la plus éloignée du soleil, on peut entendre le grand corps du monde comme un homme qui pense…

 

… Mais au fond on ne sait jamais si on attrape une pensée ou son ombre. Tout vient du mélange que les voix forment dans notre oreille. La pensée n’appartient, en propre, à personne. Le nom qui signe une pensée n’est que celui qui a posé un filet, attendant que là quelque chose s’y accroche. Un bon pêcheur rejette toujours, d’ailleurs, les trop petits poissons. Résolution de l’énigme : disparition sauf une trace : la carte qui décrit l’envers de ce qui se passe est devenue le monde même.

 

L’économie silencieuse du monde me fut révélée à l’occasion d’un autre décès : celui de Claudia Falconet en mai 1992. Le jour de sa mort, je ramassai dans son appartement stéphanois une statuette de lapin blanc. Rentré avec Hervé Thiellement et Aïda Labib à Clermont-Ferrand, je trouvai dans ma boîte aux lettres deux cartes des deux plus petites filles que je puisse connaître, Anne-Flore et Lise-Océane Malochet. Elles m’avaient fait parvenir, pour ma fête, deux dessins de lapins blancs. Et je savais bien que, si les gens mouraient, c’est pour qu’il y ait de la place pour ceux qui naissent. Tout ce qui se veut immortel pue le poulet aux hormones. L’éclair doit être rapide. Il faut tomber.

 

Cependant, avec l’âge, peut toujours advenir une nouvelle jeunesse. Le vouloir ne sert à rien, il faut être disponible à son advenue ou à sa défection. Ainsi, un soir de décembre 1998, William Malatrat et moi avons été protégés par deux anges junky et canadiennes. Mando Erikson et Sophie Shelton cherchaient le bar où un chaman célèbre avait fait son dernier fix, et vomit une dernière fois, avant de mourir dans sa baignoire parisienne à trente-trois ans.

 

La fin des choses n’est encore qu’un préjugé. David Ouvry vivait dans des visions de symphonies rouges aux guitares électriques, machines de guerre les nommait-il, des armées de bêtes félines arrachées au néant pour porter la promesse d’un monde où les noms s’effaceraient. Il avait surtout vu les villes appauvrir leurs signes, et la taille des immeubles, pour que la terre, la légère, devienne à nouveau un terrain de jeu. Mais les romans médiévaux le démontrent : même le plus pur d’entre tous, c’est-à-dire le plus différencié, ne peut supporter la vue de l’objet de sa quête, devient aphasique lorsque celui-ci passe devant ses yeux, tombe dans l’oubli, s’endort. Quand la vie atteint une intensité qui nous est encore inconnue, notre conscience est arrachée à elle-même, et, comme dans un rêve, tout va trop vite, notre mémoire n’arrive plus à enregistrer toutes les informations, elle craque, se fend en cent morceaux. Il faut tomber.

 

Nous sommes en Occident et la stricte médiateté est la règle. Guidés autrefois par Cassiopée en personne, Philippe-Antoine Lambert et moi-même nous mîmes ensuite à errer, encore pleins des tics de notre antique noblesse, mais sans aucun des charmes qui nous prémunissaient, alors, des dangers invisibles, nous protégeaient du courroux inénarrable des dieux. Alors, nous parlions le langage des sphères, et sans même l’avoir appris ; il nous échouait comme le vol piqué d’un oiseau de feu en provenance d’ailleurs. Plus tard, nous avons tenté de le connaître, et de nous représenter, par des exercices de cruauté mnémotechnique, la source d’où il provenait et ce qu’il signifiait. Mais les jeux auxquels nous jouions pour rappeler cette parole absente et la conjurer à se présenter étaient pleins d’une sourde et inexpiable mélancolie. La mélancolie n’était que la forme la plus subtile de la damnation : encore.

 

Les acteurs faisaient des choses bizarres à l’esprit. Et il n’était pas rare alors que l’on se réveille au milieu de la nuit, troublé par l’occurrence de trop nombreux visages de stars dans nos rêves, communicatifs jusqu’au malaise, sains et glacés jusqu’au dégoût. On ne l’avait pas assez vérifié que « I Want To Be Loved By You » était un chant d’une rare vulgarité ?

 

Knowledge is not enough. Jeunes, nous avions effleuré les naines noires, mais David Ouvry avait agrippé l’une d’entre elles et perdu, dans un éclair, la vue et la mémoire. Il eut simplement le temps, avant d’entrer dans un silence rocheux, d’énoncer brièvement le lieu de son mystère, à l’orée des bois, dans un chalet, l’énigme de la pêcheuse d’étoiles. Il l’avait appelée Emilie Dubois, l’avait habillée en bleu, blonde, une lettre entrouverte dépassant de sa poche gauche. Tous les soirs, elle réitérait son geste dans un acte circulaire, réversible et récupérable. Elle n’apparaissait jamais, il la ratait, on la ratait, mais on savait qu’elle existait et on pouvait approcher son mystère, par cercles concentriques. Elle était la trace du mystère dans la spirale du temps, au crépuscule elle figurait la ligne fragile qui sépare l’eau du ciel, son sourire s’effaçant sous le signe du dix-septième jour.

 

David Ouvry s’était éloigné. Depuis mon exil imaginaire du Puy-de-Dôme, je ne reçus jamais de lui que d’intermittents éclairs. La veille de mon départ de Clermont-Ferrand, nous avions croisé une vieille femme habillée en bleu, un large chapeau de paille sur la tête, qui nous fit une terrible grimace insonore avant de disparaître. Cette vieille dame, c’était Emilie Dubois, bien sûr. C’était encore la spirale.

 

Mais qui étais-je pour savoir ce que mon corps me cachait en permanence ? Un soir sur le continent, rempli de larmes, d’alcool de prune et de frustration, Wakako Ishibashi brandit le large couteau de cuisine sur moi : Quand tu rencontres l’amour de ta vie, tue-le.

 

À partir de Mary Pickford et de Douglas Fairbanks, les premières stars, les hommes et les femmes avaient cessé de se toucher en pensant aux dieux pour se palucher sur des gueules. Les acteurs faisaient des choses bizarres à l’esprit. Cet absurde rituel, arbitraire dans son fond, même s’il était parfaitement justifié dans sa forme, avait fini de profaner, en continuation directe du dieu sur la croix, le sacré nom d’amour. La faute ne revenait pas au public mais aux stars. On ne confondra pas les bourreaux et les victimes, même si les bourreaux étaient ensuite victimes de leurs victimes : car ils ne pouvaient engendrer que des fans, c’est-à-dire des masturbateurs compulsifs et des tueurs en puissance, et leur physique comme leur parole ne pouvaient guère que s’amenuiser à la mesure des corps sur lesquels ils voulaient étendre leur domination. Les étoiles fondent comme du sucre m’avait dit Adrian Smith. Et je l’entendais ainsi : une pin-up était une esclave de son propre pouvoir, dont la plastique se devait d’être la plus communicative, c’est-à-dire la plus pauvre en sens que la sensualité pouvait lui permettre. Et elle-même était nécessairement fragilisée par cette beauté qu’elle décidait d’exprimer, qu’elle choisissait de vivre.

 

Il est tellement authentique. Ce soir-là j’avais été subjuguée. Et le lendemain soir, encore, j’avais été subjuguée. C’est pourquoi j’ai décidé d’éliminer Bradley disait la jeune fille sur l’écran de télévision, au bar où Scott Batty, Aurélien Nicolas et moi-même étions allé fêter le départ d’une amie à eux pour Djakarta. C’était en janvier 2003 et j’avais pris un Ricard. Et Aurélien a dit, dans un des rires les plus tristes qu’il m’ait été donné d’entendre, que ce monde était pourri jusqu’à la moelle.

 

Dismissed. Je sombrais lentement dans la dépression après avoir quitté Clermont. À Paris, de 1993 à 1995, je regardais avec des yeux lourds d’un amour pathétique le Christ des Eglises, faisais brûler des cierges, priais tous les soirs avant de m’endormir, commençais à contracter d’étranges névroses, des tics de bigoterie épouvantable. Mais Emilie Dubois avait été un ange, et, par l’intercession de sa gerçure, tous les événements qui lui étaient associés s’étaient libérés du tissu historique, chronologique, dont ils faisaient partie, pour s’ouvrir à une autre dimension de l’expérience. Le temps, alors, s’y déployait infiniment, s’auto-engendrant sans raison ni cause : il n’était plus soumis à aucune extériorité. Cependant, il engendrait lui-même une maladie tout aussi nocive : une nostalgie de l’instant, rapide comme la foudre, où il avait eu lieu. C’était écrit dans tous les mystiques, tous les grands masturbateurs. Après n’importe quelle advenue de l’ange, nous sombrons dans la dépression, la bile noire. L’histoire me lâcha, flancha, me bâcha et chaque planche à clous pointait un heureux présage. À mon tour, je devais lâcher l’ange un rire au bord des lèvres. Marine Rambach me le dit alors, avec son exactitude proverbiale : Il faut fermer les yeux pour voir le film.

 

Car le star system était comme le soleil et la mort : un pli auquel on avait accoutumé nos corps hyperpathiques il n’y avait pas si longtemps. On pouvait même le dater, comme tout ce qui clochait dans le monde, de la mort encore tiède de Dieu (déclaration officielle par l’Antéchrist à Sils-Maria en l’an 1881, contre-attaque de Daniel Paul Schreber en 1903). Nos huit millions de kami modernes étaient les leaders et les stars : dieux médiocres, aux faibles puissances, aux junja inconcevables, à quoi l’on pouvait mesurer notre perte : des hommes visibles, et dont Joseph Paul Jernigan avait été, de tous, le plus pur et le seul conséquent. Ce n’était pas comme Madonna ou Monica Bellucci qui simulaient le viol ou monnayaient en permanence leur nudité, Joseph Jernigan, lui, s’était fait découper en 1871 lamelles de moins d’un millimètre de diamètre pour les besoins de la science.

 

C’était bien des stars que naissaient les modèles appropriatifs de notre ère, florissant à l’adolescence. Les figures héroïques, saintes, subsumant nos possibilités de réalisation individuelle avaient pour noms Elvis Presley, Marilyn Monroe, James Dean, Michael Jackson, Guy Debord ou Charles Manson. Ce n’était pas des personnes mais des « types », dont on tirait des constantes gestuelles, des traits mythiques propres à être reproduits et qui se répandaient dans nos pratiques séculières, orientées vers cette résurrection visible dans la gloire que l’on voyait transparaître dans les icônes d’Andy Warhol ou les photos kitch de Pierre & Gilles. L’important n’est pas qui vous regarde mais qui vous regardez m’avait dit Fabrice Petitjean. Les biographies ou autobiographies pathétiques de nos stars avaient remplacé les hagiographies et vies de saints d’antan : elles respiraient la même odeur avariée, même si la reconnaissance publique avait remplacé le bien et si le mal y était détrôné par l’infamie.

 

Ma dépression n’était rien d’autre que ça : la chute de celui qui s’était extrait des emplois du temps collectif par le pressentiment d’un instant de fête ou d’amour fou, le libérant de tous les projets, mais s’en était trouvé terrassé par cette nostalgie prospective, cette angoisse messianique, et ne pouvait alors que faire reculer à l’infini tous les possibles qui se pressaient, simples témoins de l’aliénation collective, de la folie stupide d’un monde qu’il n’était plus alors question de supporter, avec qui l’on ne voulait plus, mais alors plus du tout, discuter.

 

Les dirigeants des pays de ce nouvel ordre visuel et auditif étaient également pleinement soumis au système de représentation des stars. Leur efficacité médiatique était la condition nécessaire, la marque visible de leur compétence. Ce n’était pas un hasard si cette ère, prophétisée par Adolf Hitler, peintre et éventuellement dernier homme de l’histoire (qui organisa la seconde guerre mondiale comme un gigantesque spectacle de son et lumière) trouva son porte-parole le plus brillant dans un acteur de cinéma : Ronald Reagan. Les Allemands avaient gagné la guerre puisqu’ils avaient imposé l’esthétique dominante du kitch.

 

Ce genre d’histoire rend facilement paranoïaque, et je l’avais été. Cherchant pendant ces trois terribles années des signes de l’ange qui ne me vinrent jamais. Mais la paranoïa est à la magie ce que le rhinocéros est à la licorne : les résultats d’un formidable atavisme. Je tournais autour de la conspiration de la Vierge et son apparition dans un village d’Isère le 19 septembre 1846. Après tout, j’avais vu une statue de celle-ci, assise en larmes dans des chaussons trop étroits, sans maquillage, en pantalons de flanelle, une couronne d’étoiles dans les cheveux, échouée au sein d’une chapelle étrange, abandonnée, en banlieue clermontoise, en temps de grâce et de paix prodigieuse… Je n’arrive pas à retenir le bras de mon fils, disait-elle. Et le bras était un dogue noir qui courait la nuit. Et le dogue noir était un suppôt de Satan qui punirait tous les hommes de ne plus croire en Dieu.

Un secret avait été révélé à deux enfants, Mélanie Calvet et son cousin Maximim, et ensuite à Anne-Marie Roulé, une prostituée sacrée devenue folle qui le souffla à son amant désespéré. Ce secret, c’était seulement ça : le Saint-Esprit était le nom d’emprunt de l’Antéchrist. La Vierge, qui – comme toutes les vieilles filles – avait toujours eu un faible pour les enfants, était venue leur révéler le pot aux roses : Jésus avait un double, un bras méchant, un döppelganger qui était autant Dieu que lui et qui n’hésiterait pas à frapper pour venger ses père et frère. Dieu était schizophrène. Il pataugeait complètement dans la mélasse du bien-et-mal. Il fallait abandonner au plus vite le bateau-théologie : j’y restai quand même encore presque deux ans, 1995-1997, en decrescendo, jusqu’à éjecter ma ceinture biblique et oublier provisoirement saint Paul.

 

L’apocalypse était derrière moi et le travail ne faisait que commencer. Adolf Hitler, peintre et éventuellement dernier homme de l’Histoire, avait frappé au milieu du siècle et, ainsi, mit fin à l’Ere du Poisson. Il n’avait perdu sa guerre qu’en surface, car, en profondeur, à sa suite, on n’avait fait que développer les inventions technologiques de son armée de succubes : autoroutes, satellites, bombes, fusées. Depuis, c’était l’après-dernier jour sur terre tous les jours et on ne savait pas si c’était une fête ou un traquenard. De nouveaux dieux avaient commencé à apparaître dans le ciel, des signes sphériques, trinitaires morbides, des personnages gris aux visages oblongs et aux yeux caves, très antipathiques, parlant directement dans le cerveau des paysans rencontrés sur toute la surface de la terre et détruisant des meutes entières de vaches sur leur passage. Le ciel avait changé de style. C’est Grégory Gutierez qui m’en a le plus parlé, dans toutes ces soirées passées avec Cypora Petitjean-Cerf et lui à décrypter le symbolisme de leurs apparitions. Je me souviens des tables en pied d’éléphant, des miroirs aux cadres en peau de python, des lapins empaillés et des trophées de zèbre. Et de moi, Oreste, fuyant. Un jour, en stage aux Halles où mes amis et moi présentions Le deuxième monde, une chat room en 3-D de Canal + qui fut un de leurs premiers grands échecs publics, je fus pris d’une crise de fièvre, et tombai raide. J’étais à deux doigts de mourir, mes poumons ne répondaient plus. Je supputais qu’on m’avait greffé un dispositif d’aliénation auditive et visuelle à même l’encéphale, recevant toutes les nuits des publicités vantant l’internité. Comme par magie, le monde se plia à ma folie, et tous les systèmes de sécurité sonnaient quand je les passais, au désespoir et à l’incompréhension des vigiles qui finirent par me dire (histoire d’avoir la paix) que j’avais de la matière métallique dans le corps. C’était, pas de doute, une nouvelle blague sinistre du Dieu Peur. J’avais reconnu son touché particulier. J’étais Oreste et les Erinyes étaient des parasites qui parcouraient mon corps. Il est là, je le sens, tapi dans l’ombre : l’odeur du sang me sourit. Impossible de retrouver l’innocence, je devais me résoudre à la fuite. Le monde est une louve paumée.

 

Depuis que Tonton est mort, nous habitons dans un manoir. Dans l’épreuve du monde, les stars vivaient et mouraient en passion. Dans leur expérience cinématographique, proche de la nuit obscure des saints les plus exigeants, elles devaient tendre toujours d’avantage à leur auto-sacrifice, au seuil de l’abjection. De Lilian Gish à Nicole Kidman, leur chemin s’était plus ou moins directement fait dans cette direction, à la seule pénétration visible près (mais elle ne saurait tarder) qui séparait leur sale job de la pornographie.

Madonna Louise Ciccone dans Snake Eyes, Monica Bellucci dans Irréversible, Loanna Petrucciani dans Loft Story, Chloé Sévigny dans Brown Bunny ou Björk dans Dancer in the Dark étaient quelques noms parmi des multitudes d’autres, signes de ces expériences de viol symbolique qui auraient été proprement étonnants si on ne sentait pas instinctivement qu’elles appartenaient à un phénomène macroscopique, mondial, dont ces corps n’étaient que de faibles pions.

 

Je marche dans les bois et retrouve les lieux exacts où a été tourné le scopitone de « Penny Lane ». C’est-à-dire une clairière avec une table et des chaises, et une nappe et des assiettes qui volent au vent. Un peu plus tard, je vois le podium de Sgt. Pepper, et, plus tard encore, une petite loge de gardien dont provient un cri étrange, effrayant et mélodieux, qui appelle un chant funeste. Le gardien, d’ailleurs, assis et prostré derrière sa table, a un regard de dément. Qui est-il ?

 

Je partis à Dublin en août 1997. Mais, ça tombait mal, je devais être si patibulaire que les gens les plus louches me prirent pour un des leurs. Un libraire adorable m’offrit même de contempler son livre de chevet, qu’il cachait soigneusement sous son comptoir, et je regardais pendant plus d’une demi-heure, un recueil de corps dépecés, pièces éparses retrouvées de crimes graphiques photographiés en douce à la morgue. D’évidence, je ne tenais plus du tout. Rié Healy apaisa mon âme tourmentée en m’offrant des scones et de la marmelade d’orange et me fit reprendre prudence, clémence et science. D’une certaine manière, j’avais trouvé ce que je cherchais : j’étais devenu un zombie, un mort : en témoignait la sérénité avec laquelle je pouvais alors juger des choses humaines. Certes, cette sérénité avait quelque chose de désespéré, et s’il y a bien une chose que les spectres n’ont pas, c’est d’avenir. Mes pouvoirs de super héros d’Epinal ne faisaient qu’ajouter du chaos à un monde qui n’était déjà, et presque systématiquement, que ça. Mais j’avais compris : notre identité ne doit pas être une chaîne. La paranoïa n’est qu’une adjonction de profondeur inutile à une surface plane. Longtemps, je m’étais trop fié à une combinaison possible d’éléments pour construire ma vision, alors qu’il fallait revenir avant l’invention de la perspective. Et si la cybernétique s’était trompée ? Et s’il ne s’était jamais s’agit de uns et de zéros, finalement, mais de l’éclair qui les projetait dans un corps ? Il y a un fond au fond des choses, me dis-je alors, traversant le St. Stephens Green, mais il est indifférent, calme, dégagé. A-t-on jamais tenté de savoir ce qu’il y avait de caché sous les dunes de sable du désert nubien ?

 

La phrase chic d’Andy Warhol – À l’avenir tout le monde sera célèbre pendant quinze minutes – n’élucidait pas le problème pour autant : à savoir pourquoi on s’était focalisé sur la reconnaissance d’un corps par le plus grand nombre, sa capacité a être imité, pour définir la valeur de quelque chose ou de quelqu’un, toujours doublée de cette impossibilité en acte d’accomplir pleinement cette reproduction sans l’abolir et qui faisait de chaque homme un Iznogoud en puissance. Théorème dit de Goscinny & Tabary = Elvis est inimitable donc je veux être Elvis a la place d’Elvis donc Elvis doit mourir.

Aussi étrange que cela puisse paraître, Mark David Chapman croyait sincèrement que, une fois John Lennon assassiné par ses soins, il le remplacerait : deviendrait alors magiquement l’époux de Yoko Ono et le père adoptif de Sean. Et ce n’est pas étonnant que ce soit après la fin des Beatles en tant que groupe tourbillonnant, magique & mystérieux, que Lennon avait vraiment fixé son identité forte de star et de leader et qu’il avait assez dégoûté des fans sensibles et mimétiques comme Chapman pour que ce dernier décide de l’abattre afin d’en finir avec sa vassalité de working-class non-hero.

 

Le troubadourisme ou gai savoir, réaction naturelle au projet théologico-politique, était désormais l’apanage de la pop. Par la chanson d’amour, les affects religieux y étaient reconduits à travers une matière profane et quotidienne, réappropriable par tous sans identification au groupe qui l’interprétait. L’autre monde y était réintégré dans celui-ci, et le chemin pouvait être parcouru de l’un à l’autre comme entre les deux parties du miroir. Diana Ross & les Supremes, ou, à partir de l’album Revolver, les Beatles, avaient été les parfaits fidèles d’amour ou soufis de cette transvaluation poétique. Et les cantiques si subtils de Julee Cruise, écrits par Angelo Badalamenti & David Lynch pour Twin Peaks, en étaient, somme toute, sa présentation littérale.

 

Laure Mayesté et moi rencontrâmes Dominique Reine dans une ville près de Carouges. C’était en mars 1998 et ce fut une leçon pour nous tous sur les limites de notre tolérance perceptive. Dominique Reine était sympathique et sexy, et se tenait allongée, languissante, dans la rue quand on la croisait. Elle avait une articulation étrange, semblable à celle d’une poupée Barbie. Je plaisantais de cela avec elle mais elle n’avait pas l’air de trouver ça drôle. Elle me fit juste remarquer avec une mélancolie non-feinte que cela lui faisait plaisir de voir des gens s’intéresser à elle et ne pas détourner leurs regards comme tous les autres. Quand je lui demandais pourquoi, elle s’étonna que je n’aie pas déjà remarqué ce cordon ombilical qui la rattachait à une masse de chair humaine saignante et difforme qu’elle ne pouvait couper sous peine de mourir et qu’elle devait déplacer toujours avec elle dans une poussette. À cet instant, je croisai l’immonde tas de chair saignante du regard, et m’en détournai.

 

Puis vinrent les premières annonces vraiment inquiétantes d’un changement de régime universel : les chats se mirent à parler. C’est encore avec Laure Mayesté que je devais rencontrer pour la première fois cette espèce mutante, à un stade encore informe. Les chats qui parlent étaient des dissidents de la classe animale et étaient incapables de s’imposer dans la nôtre. Ils avaient brûlé trop d’étapes dans la constitution anthropologique pour s’administrer ainsi et aussi vite la faculté de parler. Ils n’avaient pas créé de milieu de survie, n’étaient pas capables d’utiliser un outil. Leur démarche était vaine et non-fondée, et du langage les chats n’étaient capables d’en employer que la part la plus néfaste : la lamentation. Car de leurs pattes jamais ne s’élèveraient des édifices comparables aux travaux des hommes, et de leur société de marginaux jamais nulle avancée ne pourrait être décelée qui put éventuellement infléchir le destin mondial.

 

Cette valeur, la capacité a être imitée, n’était pas intrinsèque mais concédée, et se fondait sur des critères d’efficacité de communication qui révélaient au contraire une plus grande épaisseur de trait ou de peau. Ce type d’évaluation n’était pas mauvais en soi, mais il masquait la possibilité d’autres évaluations possibles, et restait lié à une forme de représentation classique, miméphilique, de l’individu, égal à lui-même, et qui n’était qu’un vieux préjugé de notre conscience. Teddy Vrignault avait bien dû l’entendre ainsi, quand il rompit le pacte des Frères ennemis et quitta femmes, enfants, amis et grimpante notoriété, laissant soudain André Gaillard et tous ses fans sur la touche, rendus cataleptiques par l’événement, désertant dans un geste fier, antéchristique, tenant de l’instant décisif, L’Académie des neuf. Qui est POP veut dire qui veut mourir m’avait dit Thomas Bertay. Ce n’était pas un hasard non plus si c’était à cette époque que Frédéric Beigbeider créa un réseau de prostitution de luxe constitué d’anciennes stars qui monnayaient alors, pour des prix inabordables au plus grand nombre, leurs faveurs. Thomas Bertay, Adrian Smith et moi-même, récompensés pour quelque service audiovisuel inavouable, avions eu droit à une nuit avec l’une d’entre elles en cadeau, et je me souviens de la tristesse mêlée d’effroi avec laquelle nous avons regardé le descriptif des services proposés par Catherine Deneuve, Fanny Ardant, Carole Bouquet, Jeanne Moreau, Emmanuelle Béart ou Juliette Binoche (sur la photo, elle éteignait un feu de cheminée en éternuant). Spontanément, j’optai pour la plus déjà morte de toutes : Kim Novak, alors nonagénaire. En entrant dans la glauque chambre d’hôtel ou elle m’attendait, maquillée et assise en tailleur sur le lit satiné, je la vis s’effondrer en larmes amères, sanglots sincères sur l’atrocité achevée de son non-destin.

 

En décembre 1998, je dînai en compagnie de deux prostituées. La plus proche embrassa la plus lointaine et son visage pénétra le visage de l’autre. Pendant un instant, une partie de ce visage était avalée, en fusion avec celle qui était la plus éloignée de moi. La perception était indistincte : elle traversait la chair en superposition ou en transparence. Elles se renversaient et l’embrassante était vraiment à l’intérieur de l’embrassée. Je pensai alors : elle doit être en train de hanter ses pensées. Cette pensée était trop lourde et je m’évanouis, hanté à mon tour. Mais la hantise exerça une action réversible. Elles me soupiraient : Seule l’infidélité est sacrée. Seule elle offre matière à danser. Elles disaient : Rien ne va plus, je dois disparaître.

 

Le genre le plus usité au cinéma depuis sa création était le film de vampires. Cela s’expliquait, peu ou prou, par les problèmes éthiques corollaires à l’éradication des frontières de l’espace psychique, soit l’entrée dans la représentation consentie universellement du modèle radieux, le dieu du président Schreber, qui n’était que nerfs et rayons, principe auto-constitutif de télécommunication, vidéo vaudou (abduction et insémination en 1893, officialisation de celles-ci en 1903, incarnation définitive en 1947, officialisation de celle-ci en 1995). Nous étions dès lors reliés par des fils invisibles. Dieu n’était pas dans la télévision mais la masse de toutes les télévisions correspondait au poids exact de Dieu. Chaque année, les parents de Fabrice Petitjean lui offraient un téléphone portable pour son anniversaire, et chaque année il le perdait. Il disait : Je ne supporte pas l’idée d’être joint ou enjoint à quoi que ce soit.

 

Rien ne va plus, je dois disparaître : c’est sur cette phrase ambiguë, prononcée au creux d’un rêve, que débuta l’histoire de cette revue dont je dus éventuellement m’occuper entre décembre 1998 et octobre 2002. On commença avec Lucas Falchero et Philippe-Antoine Lambert par la nommer Spectre. L’art spectral avait vocation thaumaturgique. C’était très sérieux et nous luttions contre les maladies socialement transmissibles (jeu de mot soufflé dans un rêve par Laure Mayesté). Il était question d’alléger les pathologies par une pathologique qui soit également une ’pataphysique, une ’patathologique, c’est-à-dire une extrapolation sur les possibles contenus dans l’être, ou presque-être, de l’épiphénomène pathologique. Vivons la biscotte tarabiscotée m’avait dit Luc Fafournoux, ce que j’extrapolais ainsi dans l’expiration d’un cubain obèse au cigare bagué d’or : De la névrose considérée comme fermentation de couleurs, arrangement et art. Nous ne pensions pas devoir guérir le monde de ses maladies mais donner à ces dernières une forme un tantinet plus réjouissante.

Cette ’patathologique de la revenante présupposait que, sur la terre, tout ce qui devenait sortait de l’obscurité pour y retourner dans les synthèses arbitraires de la conscience. Un seul moment était, et c’était l’infra-mince. Ce moment était celui de l’apparaître pur à la frontière de l’invisible et du visible. L’infra-mince était le métastable, soit le seuil de la perception. Mais cet infra-mince était repris par sa propre puissance, inégalable en raréfaction. Ce qui devenait revenait. Nous devions nous faire Gentlemen Invisibles en vue de s’y tenir, le devenir, être ravis par lui, revenir.

Mais personne ne lut Spectre et ce, pendant quatre années consécutives. Cela ne nous mina réellement que lorsque nous-mêmes ne le lûmes plus non plus.

 

Je découvrais, au sein des disques de mes parents, une rare édition américaine de Sgt. Pepper – aberration puisque justement Sgt. Pepper était le premier disque européen à ne pas avoir connu d’édition américaine, pour la bonne raison qu’il était le premier disque à être considéré comme un album à part entière. Ce disque présentait les Beatles sur une plage à côté de plusieurs grands palmiers. Dans les morceaux présents, il y avait le single précédent (« Strawberry Fields Forever », « Penny Lane ») ainsi qu’un inédit, complètement inconnu alors pour moi, « The Marrow Baby » : une sorte de comptine à la Lewis Carroll où il était question d’Alice, de la comtesse, et d’un bébé qui se transformait en courge en l’absence de la comtesse. J’étais très excité par cette découverte, cependant que sortait de l’ascenseur Guy Isouard, mon parrain, qui avait, pour petite amie, une japonaise.

 

Nous ne savions pas à l’époque que l’ensemble de nos tours de passe-passe revenait à une sorte de longue exégèse amphigourique de la chanson « Paris 1919 » de John Cale : des larmes du vieux Japon, des caravanes et beaucoup de confiture. Nous posions des axiomes tels que : La vérité est relative à un monde. La vérité du monde de la mode et la vérité d’un groupe d’amis ne sont pas les mêmes et pourtant chacune est, éventuellement et relativement au contexte dans lequel elle s’élabore. Nous aboutissions au corollaire suivant : La vérité est une construction : elle est un consensus sur la signification d’un événement. Elle est toujours collective. Il n’y a de vérité individuelle qu’un pur apparaître recouvert par l’illusion. Et éventuellement aux conclusions ultimes de ce type : Le monde n’a pas besoin d’être fondé pour être. Sans raison, la Terre ne laisse pas de tourner. Ce qui fait tourner, les tournures du tour, sont des jeux de langage faisant monde.

 

Lors du dîner mexicain avec Benoîte Taffin, Lise Malbec est toujours aussi charmante et magnétique. Comme promis, je la retrouve le lendemain matin à dix heures pour notre ballade à l’exposition de cette stéphanoise bionique désagréable qui l’intéresse et que je ne connaissais pas encore. Nous sommes en avril 2000 et nous sommes en avance, et décidons de nous perdre dans le Marais. Elle me parle du parc où elle allait enfant avant de partir à Dijon et dont elle ne se souvient avec difficulté que du grand kiosque au centre ; je relève alors le défi de le retrouver. Il est sur la rue des Archives, mais elle ne se souvient pas du numéro. Nous partons à sa quête et, arrivés au n°90, elle reconnaît le porche, se remémorant les lieux et choses à mesure que nous les retrouvons. Les appartements, la loge de la gardienne (il y avait, dit-elle, Maria Pacôme ici ; l’homonymie est prompt à m’effrayer), le restaurant au fond de la cour où elle mangeait des crèmes caramel et la plaque par-dessus une large fenêtre inquiétante où flotte un large rideau rouge : Ici s’élevait le couvent des enfants rouges. Elle me dit alors : je sais la direction du parc, et nous remontons la rue pour entrer dans un gigantesque square rue des Archives. Je pointe le kiosque ; elle me suit. Le parc pourrait être celui où Céline retrouve Grégoire à la place de Julie ou serait-ce l’inverse ? Une fois au centre névralgique, vrai nœud d’Hartmann, une petite fille avance vers moi en me regardant fixement et en souriant. Elle est blonde aux cheveux très bouclés. Elle sourit comme un personnage de dessin animé. Je la salue, lui tends la main. Elle me serre la main, me regarde fixement, puis tend les bras et plonge dans les miens pour un câlin. Je tourne la tête, et voit le visage de sa mère, sud-américaine aux cheveux blonds.   

 

Il fallait que notre époque fût très sensible à la laideur et insensible à la beauté. Ce qui expliquerait le goût dominant pour l’esthétique kitch : éradication esthétique de l’aspérité conduisant à une transformation progressive du corps en surface plane. La huitième extinction était alors en très bonne voie : elle passerait par une longue ère de nostalgie.

 

Le tour était antérieur à tout fondement, toute constitution de sujet classique ou conscient. Le tour était la condition de tout ce qui est. Le tour n’était ni vrai ni faux, ni bien ni mal, ni beau ni laid, mais chaque tournure était une sélection opérée sur le tour pour poser des critères d’évaluation. Chaque tournure s’opérait par suggestion ou injonction. Par suggestion : c’était magie ; par injonction : c’était ordre. Nous naissions et mourrions par ordre, mais nous voyagions par magie. Tout monde supposait la terre comme socle : chaque monde était une coupe langagière, tournure, opérée sur le tour de la terre.

 

À tout, on pouvait répondre : certes, vous avez raison pour vous, mais il suffit de s’extraire de la tournure dans laquelle vous énoncez vos paroles, pour y voir tout autre chose. Mais, à la fois, ça ne servait à rien de dire cela : car, même si on pouvait le dire, on ne pouvait pas le vivre. Il fallait, au contraire, tenter de cerner le monde dans lequel vivait notre interlocuteur, et détourner sa course. Les tours pratiquaient un pragmatisme spontané que l’on nommait, à la chinoise, le détour.

 

Palestine, Texas. Alors que Fabrice Petitjean, Adrian Smith et moi-même écrivions les attendus de Schreber Président, je recevais un e-mail adressé à mon prête-nom cybernétique, soit le docteur Léon Murphy, officiant sur le site d’Arnaud Jacob et d’Alexandre Boucherot depuis déjà une bonne année. Nous étions fatigués, cibles permanentes des tracasseries aux encorsetantes tournures de la Schürig Politik. Nous partîmes dîner au restaurant coréen tenu par mes voisins, et, une fois entrés, un jeune homme me reconnut immédiatement comme le Léon Tzinman de ses chères études, ancien président de son association d’étudiants d’Assas, le même physique et la même voix que moi, une contraction onomastique impensable, mon Ménechme découvert et l’un de mes sept sosies, le 10 mai 2004, à l’acmé du complot islamo-américain. Parce que vous croyez que nous sommes un bon sujet de plaisanterie ?

 

Le climax fut dans les contrées, non du rêve, mais du possible, plan superposé au nôtre ou parallèle, comme le miroir, où nous passons d’un côté comme de l’autre, les deux plans étant équivalents en ce qui concerne nos corps. C’était pendant une insomnie de toute une nuit, alors que ma conscience refusait, cette chienne, de lâcher prise. Et je traversais à vitesse infinie une pièce très large, blanche, en pierre lisse, où quelques silhouettes passaient une soirée un peu mondaine. Près de moi, face à moi, il y avait un chat à tête d’homme qui me regardait. C’était lui qui me révélerait à moi-même ce qui me manquait : Tu as oublié ton seul atout, il est pourtant central, me disait-il. C’est le sourire du chat qui te sert d’ombrelle pâle.

Wakako Ishibashi et moi avançons alors à travers le couloir opaque en arc de cercle, où ne filtre qu’une pâle lumière en provenance de l’autel. Nous devons retrouver notre dieu parmi les huit millions de dieux, notre esprit. Celui qui préside à nos naissances alors jumelées et à qui nous avons confié toute notre sérénité. Ensuite, ce sera de nouveau l’obscurité, pleine, troublante jusqu’à l’aphasie, du couloir souterrain. Et nous nous orienterions en caressant la pierre pour nous agripper enfin contre cette clé en légère suspension dont la prêtresse à l’entrée nous a parlé. C’est plus simple que prévu et Rié Hachiuma, l’amie d’enfance de Wakako, frêle et intuitive, nous précède et guide parfois ma main.

 

Le Japon ne manque pas de spectres, pourtant, m’avait écrit Audrey Cluzel. J’interrogeais le frère de Wakako Ishibashi, Mazaki Ishibashi, au sujet des hungry ghosts. Elle et lui me répondirent par voix entremêlées (français, japonais, anglais) et je n’étais pas sûr de bien comprendre. Si l’on avait couru après les possessions matérielles ou spirituelles dans sa vie, cherchant sans cesse à nous rassasier, au lieu d’apprivoiser le vide si essentiel et qui meut nos âmes comme le moyeu, si l’on n’avait pas accompli le grand détachement, la grande non-passion, le pur dé-desir, on ne mourrait pas. On mourrait mais on n’était pas mort pour autant. On ne reviendrait pas non plus ; pas de réincarnation au Japon, pas de retour ni de détour jusqu’à plus tard. On errait sur la terre, tout simplement : désœuvré, affamé, incapable de nourrir notre désormais non-corps insatiable avec les substances que l’on était, pourtant, susceptible de trouver. Dans le non-corps affamé du fantôme, toute consistance s’évaporait, tout contenu fondait comme du sucre. L’Inassouvissement régnait.

J’avais eu une montée progressive d’angoisse jusqu’au départ de l’avion, au Terminal De Gaulle. Une sensation que je n’avais pas éprouvée depuis bien longtemps. Depuis aussi longtemps que je n’avais presque plus de responsabilité vis-à-vis de l’extérieur. Dix minutes avant l’embarquement pour Osaka, j’étais allé vomir, tremblant, paniqué comme si j’étais malade. De fait, je l’étais.

 

En septembre 2002, Mehdi Belhaj Kacem déclara à la presse que les deux revues les plus radicales de leur temps, Tiqqun et EvidenZ, s’étaient arrêtées lors des deux grandes dates de l’histoire récente : 11 septembre 2001 et 22 avril 2002. Pour moi, Spectre s’était arrêté le 11 octobre 2002, lorsque Wakako Ishibashi avait claqué la porte de notre appartement pour aller vivre chez son frère Teruki, excédée par le garçon immature, égoïste et grincheux que j’étais et par la violente dispute alcoolisée de la veille au soir entre Luc Fafournoux, Philippe-Antoine Lambert et ma pomme : une parmi la vingtaine que nous avions eue cette année.

En fait, nous nous étions disputés presque à chaque fois que nous nous étions vus.

 

Le monde n’avait pas commencé par un point ni par une ligne, mais par un tour. Un tour, non ; le monde avait nécessairement donné naissance à plus d’un tour à la fois, mais il n’y eut pas de naissance, pas de commencement, pas d’origine ; des tours à l’infini, qui se détournèrent pour mieux retourner, dans l’innocence et la béatitude d’un monde parfaitement infini.

 

Alors que je ne lui avais pas demandé son avis, la petite fille me disait : Je suis allée pour la première fois à l’école, et j’ai pleuré. Puis elle reprenait : Je suis allée pour la première fois à l’école, et il y avait ma maîtresse, et il y avait la fille de ma nounou, et j’ai pleuré. Puis elle recommençait à nouveau : Je suis allée pour la première fois à l’école, et il y avait ma maîtresse, et j’étais dans la cour, et il y avait la fille de ma nounou qui passait dans la rue, et je voulais un câlin, et j’ai pleuré. Et comme ça, encore et encore, jusqu’à retrouver tout ce qui s’était passé dans les espaces interstitiels de son discours, comblant les trous de l’événement, agrippant, mot après mot, tout le réel que la terre avait déjà repris au monde dans son perpétuel leurre à vie.