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Mousetrap
Paru en 2007

Contexte de parution : ICI-BAS (laguerretotale.blogspot.fr)

Présentation :

Entrée du blog « Ici-Bas / La Guerre Totale » écrit en juin 2007






Notre folie est notre trésor. Ne la cachons pas, ne la dilapidons pas : partageons-là. Elle n’est relative, elle n’est utile qu’aux autres. Pour nous, c’est un boulet, un obstacle pénible et bête. Angoisses, délires, rêves, insomnies mêlées de visions rythment nos nuits et nos jours de leurs mauvais sorts. Nous ne tirerons rien de bon de leur fréquentation incessante. Nous ne faisons que nous détruire progressivement. Mais pour les autres, c’est de la vie à l’état pur.

Nous avons du mal à l’admettre. C’est normal, ça ne fait jamais plaisir d’apprendre qu’on ne doit pas cesser de souffrir. Ce n’est pas une pénitence. Nous ne devons rien payer (et certainement pas un quelconque pêché) mais nous devons continuer à souffrir. C’est pour nous améliorer. C’est pour nous parfaire. Toute métamorphose exige des sacrifices. Sans sacrifice, il n’y a rien. Cette folie, cette souffrance, c’est notre sacrifice, c’est notre ascèse.

La folie, c’est une ascèse. Comme tout ce qui se fait patiemment, elle ne nous morcelle, ne nous dissout que pour ramener des épreuves vivantes à la Terre dont nous faisons partie. Qui nous a jamais aidé, dans ce monde ou dans les autres ? Qui s’est soucié de notre orientation ? Ce ne sont que des gens malades dans leur chair que nous avons pu apprendre quelque chose, de cette vie comme des autres. Les gens heureux ne pensent pas ; mais les gens malheureux ne sont pas des adjuvants non plus. Ce sont les gens malades qui nous aident, en souffrant, et nous aident à souffrir moins. Nerval souffre, mais nous, non. Schreber souffre, mais nous, nous rions avec lui et avec sa souffrance. Les grands délirants ne peuvent faire que ça : nous aider à aller mieux, nous réconcilier avec notre folie, nous ouvrir à un espace psychique plus vaste, plus riche, plus clair. Enfin, surtout : nous fournir des armes contre un monde qui agit, tout entier, comme un seul grand paranoïaque. Si nous étions collectivement moins fous, Schreber ou Nerval ne le seraient plus tant que ça pour nous. Et d’ailleurs, cette communication est en soi une sorte de bonheur. Ce bonheur est gris, il naît d’une multitude de souffrances endurées, évaluées et dépassées. Il est fragile, il se détruit très vite, mais sa valeur est d’une intensité suprême. Ce bonheur, né de la souffrance et y retournant, est le seul qui ait une valeur absolue, une grandeur éternelle, une sérénité qui ne soit pas garrottée. Et quand c’est nous qui souffrons, sachons au moins reconnaître que notre folie est le miel des autres, et qu’il n’est pas question de cesser d’en produire.

Cependant, même dans la folie, même dans la souffrance, il y a des pièges. Il y a surtout un gros piège : le piège à souris du détail signifiant qui renvoie trop bien à l’ordre symbolique. Beaucoup trop bien pour être honnête. Le piège à souris est comparable aux gants rouges du tueur de Madrid, qui assassina un chef nationaliste algérien en exil. Des dizaines de spectateurs l’avaient remarqué mais leur attention ayant été totalement obnubilée par ce détail tapageur, ils furent incapables de donner le moindre signalement utile du personnage.

Comme l’initiation, la folie est pleine de leurres. On peut être aussi leurré par l’idée du destin que par l’idée du hasard. Comme on peut être leurré par l’idée qu’il y a un complot, quand, en fait, il n’y en a pas ; et c’est l’absence de complot, justement, qui fonctionne comme complot. Le sens de la vie étant dans les détails, il faut se méfier comme de la peste de ceux qui collent trop bien. Si ça colle, c’est que ce n’est pas ça. Si ça marche trop bien, c’est qu’on est en train de vous tourner en bourrique. C’est le jeu des reconnaissances : ça ressemble tellement à ce qu’on connaît comme vrai, comment ne serait-ce pas encore vrai ?
C’est ça, pensons-nous d’abord. C’est exactement ça : parfois C’EST VRAI.

Eh bien non, justement. La vérité d’une situation, sa folie, est chaque fois nouvelle, chaque fois transformée. Il ne faut surtout pas essayer de reconnaître ce qu’on pourrait déjà en connaître. Il faut déterminer les points nouveaux qui marquent des avancées dans la folie réelle du monde.

Il n’y a rien d’éternel dans les affaires des hommes. L’homme lui-même est destructible. Si on vous dit le contraire, c’est qu’on vous ment. Dès qu’on vous parle de la vérité éternelle de l’homme et de la femme, de la gauche et de la droite, ou de la réussite et de l’échec, on vous ment. On vous ment, c’est tout.

Recherchez juste à qui profite le leurre. Mai 68 est un de ces pièges à souris. Quand Suzy dit « Il faut en finir à Mai 68 », elle ne s’adresse qu’à ceux qui pourraient lutter contre elle. Ce qu’elle veut, c’est les faire prisonniers du « mythe 68 ». Elle veut les mettre dans une cage avec les commémorations et les fixations. Ce qui a suivi 68 n’était pas 68, ne l’a jamais été. Suzy ne veut pas en finir avec 68, elle veut faire croire qu’il y a quelque chose de 68 qui puisse continuer.

Méfiez-vous des énoncés qui peuvent s’inverser : ce n’est pas parce que le message est faux que son inverse est vrai. Dans le monde réellement destructible, le faux n’est qu’un moment du faux. En nous parlant du spectre de 68, elle ne veut pas que nous créions quelque chose de nouveau. Seul ce qui est nouveau lui fait peur. Elle ne connaît que les fantômes du passé.

Le projet actuel des meurtriers d’âme est de canaliser notre psychose latente dans des détails inutiles qui fonctionnent comme des pièges à souris. C’est le talon d’Achille de la personnalité borderline : le détail sur-signifiant, la photo criarde sur laquelle il peut déchaîner ses généalogies délirantes comme on décharge son foutre, et ne le sépare pas de sa puissance mais la rend caduque, inutile.

C’est comme ça qu’on piège les chamanes : un détail grotesque, dans lequel sa théorie fonctionne, mais en vase clos, et le bloque, l’atomise pendant ses meilleures années. C’est le rôle de la station The Swan pour Locke, dans « Lost ». C’est le piège à souris parfait du chamane moderne. Il en oublie d’abord qu’il n’est pas seul, et qu’un chamane n’a de signification que vis-à-vis de la société dont il fait partie. Et il s’acharne en vain, au lieu d’aller porter sa folie dans toutes les strates de la société sclérosée qui en a tant besoin.

Regardez le Christ : on a bien essayé de le bloquer mais il s’est défendu. Il a fait son boulot de paranoïaque inspiré. Il s’est divinisé. La quatrième tentation du Diable aurait été celle-ci : convertis-moi, maintenant. Jésus aurait pu y passer l’éternité, en vain, au lieu d’aller vaquer à des affaires plus sérieuses : soigner des paralytiques, réveiller les morts et bousiller les églises. Heureusement que le Diable n’est pas si malin : c’est juste un beauf un peu tendance.