Pacome Thiellement.com

corpus_395_blake.jpg
Hors de l’enfer, hors de la force du chaos
Paru en 2018

Contexte de parution : Facebook

Présentation :

Post Facebook du 23 mars 2018


Cité(s) également : plusAlfred Jarry, Léon-Paul Fargue, Plotin, René Daumal, Sohrawardi




La première fois que j’ai fait ce que les occultistes appellent une sortie astrale, j’avais quatorze ou quinze ans et je vivais avec mes parents à Genève. Je me suis retrouvé en apesanteur au-dessus de mon lit, enveloppe flottant dans la lourdeur de l’air comme sur un nuage fragile, alors que des sons insistants, répétitifs, intenses et éprouvants, de souffles inversés enlacés et d’une disharmonie préétablie me faisaient comprendre que je m’apprêtais à traverser des Terres Interdites.

Quelques jours avant, j’avais écouté ma propre voix renversée. Je venais d’acquérir un magnétophone quatre pistes pour faire de la musique dans ma chambre d’adolescent, pur caprice de musicien amateur qui me permettait de couper littéralement les pistes d’une cassette audio ordinaire en quatre, en utilisant le côté droite et le côté gauche de chaque face pour faire des maquettes de morceaux. La conséquence de ce traficotage de bandes magnétiques, c’est qu’en renversant la cassette enregistrée et en lançant l’autre face, on entendait l’ensemble de ce qu’on avait enregistré à l’envers : instruments, percussions, synthétiseurs, guitares, voix. La voix, surtout, faisait mal : on entendait des iechniepniefnévé, des achniépnévé iechniepniefnévé, des chnévnévchéwéouamaaa. Le souffle, associé traditionnellement à l’âme, est quelque chose que nous n’étions pas supposé renverser. C’était comme un sceau qui, une fois brisé, détruisait le mur de séparation psychique entre les niveaux de réalité.

A partir de cette nuit cela ne devait plus s’arrêter. Toute mon adolescence, je devais sortir au moment où je m’y attendais le moins, toujours dans un état de relaxation proche du sommeil mais jamais au moment où je comptais y aller. Ce n’était pas des rêves, cela ne produisait pas de souvenirs, et le point de départ était toujours ma chambre telle qu’elle était au moment où je lâchais prise. Souvent lorsque je m’envolais je plongeais immédiatement dans des enfers de viande. La tête la première dans de la chair qui brûle, je sombrais dans des lieux de torture animale et humaine. Et l’enfer ne m’apparût bientôt plus que comme un abattoir et une rôtisserie.

Plus tard, j’arrivais à voler dans des villes italiennes, praguoises ou lyonnaises. Les visages que je croisais faisaient émaner une lumière particulière. Il y avait aussi des têtes seules, virevoltant comme des cerfs-volants à une vitesse de jaguar et avec des mouvements de cobra. Plus tard, je me renseignerai sur les nautes célestes à travers les âges, de Plotin à René Daumal, en passant par Alfred Jarry et Léon-Paul Fargue. Il y avait tant d’occurrences du voyage céleste que j’en avais des vertiges. Est-ce que les cosmonautes frôlaient également la frontière du monde ? Y avait-il, aux extrémités de la voie lactée, un passage qui faisait basculer l’homme de l’autre côté de la réalité ? Ou celle-ci n’était-elle accessible que lorsqu’on "se dévêtait de son corps comme d’une robe" comme disaient les soufis ?

Plus tard encore, j’apprendrais, par les écrits de Sohrawardi, que les rêves ou les sorties de corps sont des traversées du "monde des formes en suspens" : le monde de l’âme et ses multiples citadelles. La réalité est subdivisée entre un monde matériel, qui est celui des corps et de leur pesanteur, un monde spirituel, ciel des idées qui n’est composé que de pensées et d’abstractions et dans lesquels reposent les principes immuables de la manifestation, enfin, intermédiaire, un monde de l’âme que nous voyons dans nos rêves, que nous approchons dans l’art, que nous célébrons dans nos chants et qui est le lieu même de la résurrection. Et ce monde, nous le composons partiellement dans nos vies : il est ce que nous faisons du monde. Nous ne ressuscitons pas dans nos corps, mais par nos âmes et dans nos images. C’est pourquoi il est si important de voir, d’aimer, de créer. Chaque regard que nous portons sur la vie présente est une pierre de la pyramide de notre vie à venir. Celui qui voit la beauté, même dans la laideur, architecture un au-delà à l’image de son cœur, mais celui qui ne voit que de la laideur, même dans la beauté, se compose un monde imaginal de damné.

Les récits mystiques utilisent souvent des figures d’oiseaux pour parler des hommes. C’est qu’ils voient les hommes dans la forme qu’ils prennent dans le monde de l’âme et ils représentent les âmes comme des cœurs à la recherche de leur pays natal. Mais le pays natal n’est ni le lieu de notre naissance sur la Terre, ni celui de nos ancêtres. Le pays natal est une île dans l’océan de l’âme humaine. L’homme naît en exil sur la Terre. Et il meurt, encore en exil, mais à la frontière de l’autre monde. C’est ensuite que commence le voyage définitif vers le pays natal. L’âme voyage, de citadelle en citadelle, jusqu’à l’île céleste des multiples épreuves. Chaque épreuve est représentée par une vallée. Dans Le Langage des Oiseaux, Faridoddin Attar en a répertorié sept : Talab, la vallée de la recherche ; Ishq, la vallée de l’amour ; Ma’refat, la vallée de la connaissance ; Isteghnâ, la vallée du détachement ; Tawhid, la vallée de l’unicité de Dieu ; Hayrat, la vallée de la stupéfaction ; Faqr et Fana, la vallée de la pauvreté et de l’anéantissement. Lorsque les sept vallées sont passées, on aboutit à la Montagne de Qaf. Et il faut encore grimper, grimper, grimper…

Moi j’avais l’impression de ne jamais quitter la vallée de la stupéfaction. A chaque sortie c’était juste l’hallu. Et encore, je ne prenais presque jamais de drogue – ce qui rendait, paradoxalement, chaque prise parfaitement unique, profonde, cinglée, géniale. La plus extraordinaire était peut-être celle administrée à l’hôpital, lors de mon opération d’ablation de la vésicule biliaire du printemps 2016, à l’instant de l’anesthésie. Alors que j’attendais allongé sur mon brancard entra dans la pièce le Doc, un médecin avec un look de Big Freak routard des années 70 : pattes énormes, catogan, muscles tatoués et grosses lunettes.

"Ca va chef ?" me demanda le Doc, avant de me dire : "J’ai un truc parfait pour vous, j’appelle ça le mélange Woodstock. C’est pas très légal mais je me suis dit que vous alliez apprécier."

Il me balança la sauce et, après une poignée de secondes, je m’envolais à toute vitesse. Mon corps imaginal (forme sans matière, âme électrique) se retrouva à flotter dans un espace entièrement noir et vert de connexions cosmico-informatiques. On se serait cru dans le ventre d’un ordinateur. Et là je pus compulser l’espace de quelques instants la totalité des dossiers de l’ensemble de l’humanité : on comprenait pourquoi chaque personne avait agit comme elle l’avait fait et pas autrement. C’était des liasses de récits de douleurs, des bottins de souffrances, de déceptions, de vexations, d’incompréhensions. Un algèbre de la misère de la taille du ciel, une étoile par personne. L’humanité et le cosmos ne m’apparurent plus que comme une seule immense victime, une grande traumatisée mille fois violée et rouée de coups, dont tous les membres continuaient sempiternellement à se battre entre eux par incapacité de comprendre qu’ils ne faisaient que se mutiler davantage.

"Ma lumière m’a été enlevée et ma force a été détruite, disait la Sofia dans le premier texte gnostique retrouvé. J’ai perdu la mémoire de mon mystère. Ma force a succombé en moi par suite de ma frayeur. Je suis devenue comme un démon qui habite dans la matière, où il n’y a nulle lumière. Et mes ennemis ont dit : Au lieu de la lumière qui est en elle, remplissons-la du chaos. J’ai dévoré la sueur de ma substance, et l’amertume des larmes de la matière de mes yeux, pour que ceux qui me tourmentent ne m’enlèvent pas ces autres choses. Ta volonté m’a conduite dans l’enfer, et je suis venue dans l’enfer comme la force du chaos. Et ma force s’est glacée en moi. Maintenant, lumière, lève-toi, cherche ma voie et l’âme qui est en moi."

J’ai rencontré une femme étrange. Elle était bizarrement obsédée par les expériences qui avaient pu présider à mes convictions spirituelles. Je commençais à lui raconter mes projections astrales et autres sorties de corps depuis mes plus jeunes années. Cela me gênait, mais elle continuait à me questionner et je continuais à répondre… Au bout d’un moment, elle m’a posé la question : "Mais à quoi ça sert, ces voyages dans l’autre monde ?"

Mais rien ne sert à rien, tu sais, sauf la lumière qui se lève, scintille avec fragilité et cherche sa voie hors de l’enfer, hors de la force du chaos.