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Il faudrait recenser toutes les apparitions d’Antonin Artaud en bande dessinée depuis sa naissance en 1896, voire sa mort en 1948. Si on met à part un clin d’œil dans The Long Tomorrow de Moebius en 1975, je doute qu’on en trouve plus d’une dizaine avant qu’il ne s’impose dans l’œuvre de J.C. Menu (mais ce serait pour ne plus disparaître ensuite). Et il s’impose de façon étrange, à la fois affirmative, évidente et énigmatique, cryptée. Il ne s’impose pas, en fait, il apparaît et il reste.

C’est dans un Rêve publié dans la revue Labo en 1990 (Labo est la revue au numéro unique, publiée par Futuropolis et anticipatrice de l’aventure de L’Association). Dans le rêve, le narrateur remarque : « Déjà quand j’étais petit tout le monde disait que j’avais une démarche de fou. Peut-être sommes-nous une sorte de race d’extraterrestres après tout ? Artaud… Van Gogh… »

J.C. Menu s’inscrit dans une filiation « extraterrestre » avec Artaud et Van Gogh, donc. On le retrouve dans le récit Cerisy (1994) dans Livret de Phamille. Et surtout il est convoqué dans le titre du Grand Oeuvre théorique de J.C. Menu, La Bande dessinée et son double (2010)… Certes, dans la Sorte d’éditorial de Labo (1990, encore), J.C. Menu cite aussi André Breton (« une histoire en forme d’éléphant, de champ de blé ou de flamme d’allumette souffrée » ; citation qui annonce l’importance, pour cette nouvelle génération d’auteurs, d’une bande dessinée qui ne rejoue surtout pas les codes narratifs habituels). Certes, dans d’autres bandes dessinées, il adapte Benjamin Péret ou cite Michel Leiris, quand il n’essaie pas, sur deux pages, de mettre en bande dessinée Ubu Cocu de Alfred Jarry… Certes, enfin, les grands dessinateurs de L’Association auront leur cousinage de poètes (David B. et Marcel Schwob ; Vincent Sardon et Raymond Queneau ; Killoffer et François Villon) et avant eux Olivia Clavel, dans Télé au Royaume des Ombres, citera abondamment Arthur Rimbaud, Marcel Proust et Robert Desnos. Mais Artaud a pour Menu un statut à part : un statut qui l’apparente à un prophète, un oracle, un martyr et un monarque. Un peu comme si son ombre contemplait l’œuvre du dessinateur et en vérifiait la validité poétique. Ne déconne pas, Menu : Artaud regarde.

A travers nous, le fantôme d’Artaud regarde sans cesse ce que Menu dessine. A travers nous, il regarde : Meder (1988), l’histoire, entièrement en interjections, d’un trisomique qui détruit tout ce qu’il croise et s’auto-sodomise avec tous les objets qu’il récupère. Meder a quelque chose d’une « Bande dessinée de la Cruauté » avec glossolalies et transe sauvage (pas loin non plus de Jean-Louis Costes).

A travers nous, Artaud regarde un récit comme 1994, avec ses prophéties déplaisantes et ses apocalypses en rafale. 1994 retrouve l’ « Humour destruction » que Artaud voyait à l’œuvre dans les films des frères Marx. Pour en finir avec le jugement de Dieu est même cité en 4e de couverture de Mune comix n°5 où apparaissait initialement 1994 : « Et savez-vous avec quoi les Américains et les Russes font leurs atomes ? Ils les font avec les microbes de Dieu. »

L’ombre d’Artaud est partout dans la bande dessinée de J.C. Menu. Mais qu’est-ce que Artaud vient doubler dans un univers comme celui de J.C. Menu où tout est intrinsèquement, obsessionnellement, questionnement sur la bande dessinée ?

C’est que la bande dessinée est une voie « serpentine » dans l’Histoire des Formes. Artaud devient un signe majeur en bande dessinée à partir des années 80, en gros : à partir de Bazooka, Elles Sont de Sortie, Placid et Muzo, L’Association… peut-être en regard de l’idée d’une écriture ininterrompue. Parce que parallèlement on a commencé à vraiment comprendre Van Gogh, c’est-à-dire à le vivre dans la chair, comme une expérience humaine, ou comme une expérience « extraterrestre » parmi les humains. Van Gogh c’est-à-dire un homme ou un extraterrestre qui ne s’arrête jamais de dessiner et de peindre. Van Gogh c’est-à-dire un homme ou un extraterrestre qui doit sans cesse hachurer, pointiller, et spiraler pour faire son dessin serpentin. Et, à partir des années 80, on a commencé à penser une bande dessinée qui pourrait ne jamais s’arrêter. Et cette possibilité est vécue comme un acte magique, comme un acte de résistance à une sorcellerie qui préexiste et que la pratique d’écriture et de dessin conjure. D’où son apparition éventuelle chez Moebius précédemment. A sa manière, Moebius est déjà un dessinateur des années 80-90 : parce qu’il ne s’arrête jamais…

Quand on regarde un Van Gogh, comme quand on regarde des pages de Olivia Clavel, de Placid, de Mattt Konture, de Killoffer, de Muzo ou de J.C. Menu, on a l’impression qu’il s’agit de dessiner pour libérer. Libérer quoi ? La Beauté enfermée dans le monde mauvais du Dieu Peur ; l’innocence captive dans la prison de fer noire du Démiurge. Et, quand on lit Artaud, on a également cette impression. Ce n’est pas le premier poète a écrire sans arrêt (on peut imaginer que Victor Hugo écrivait à peu près sans arrêt). C’est le premier qui ait besoin d’écrire sans arrêt. Ce n’est pas le premier pour qui ce soit une question de vie ou de mort (on peut imaginer que, pour Nerval, c’était franchement une question de vie ou de mort). C’est le premier qui ait besoin que ce soit une question de vie ou de mort. D’où le vœu prononcé par Artaud dans « Faites le mal » (ce poème, très tardif, des derniers mois du Momô, repris en musique par Eyvind Kang et Jessika Kenney, et lu magnifiquement à haute voix par Hermine Karagheuz), qu’il veut vivre « dans un monde pur » et qu’il ait autour de lui « des purs, des héros purs ».

On ne peut pas comprendre Artaud ou Van Gogh si on ne comprend pas qu’il n’y a rien de ridicule à vouloir être entouré de héros purs. Artaud et Van Gogh entrainent à l’héroïsme : seuls des dessinateurs héroïques pouvaient reprendre ce combat pour libérer incessamment la Beauté de la prison de fer noire du monde. Et ce sont des dessinateurs comme ça qui sont apparus entre le début des années 80 et 90 en France : comme si ils devaient assurer une certaine relève prophétique.

Dessiner pour libérer. Ecrire pour libérer. Enfin faire de la bande dessinée pour libérer, pour sauver (cf. Mattt Konture, Galopu sauve la Terre) On a vu ça apparaître dans la bande dessinée, à partir du moment où a été combattu l’impératif de la narration, l’obsession de l’album, voire même du « livre » comme entité close sur elle-même ; à partir du moment où la pratique de la bande dessinée s’est fait elle-même pulsionnelle, fragmentaire, viscérale : bouts dessinés, comix d’apparitions et de disparitions, « gnognottes ».

J.C. Menu n’a pas seulement été un des artistes de cette Geste. Il en a aussi été l’historien, le théoricien, le polémiste, le héraut (relisez Plates-bandes si vous ne voulez pas me croire). D’où sa place très étrange dans le monde de la bande dessinée et de l’image aujourd’hui – place qui le situe à mi-chemin du poète pur et du chef de file d’une avant-garde (mais un chef de file qui détesterait le pouvoir, et que le pouvoir rendrait fou) : ayant en Lui un Tzara et un Breton qui ne cessaient de combattre comme le Rémora et la Salamandre, il eut à chaque fois la visite du double électromagnétique d’Artaud pour trancher à sa place et le rapporter à l’essentiel : sa bande dessinée, par quoi tout recommence toujours. De l’encre, du papier, un trait, une main, un cri.

Menu le Double.