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La vie sans Proust
Paru en 2018

Contexte de parution : Facebook

Présentation :

Post Facebook du 19 décembre 2018


Sujet principal : Marcel Proust




Sans Proust, je ne sais pas ce que je ferais mais je sais que je ne ferais pas ce que je fais. Ce n’est pas la lecture de « A la Recherche du Temps Perdu » qui a changé ma vie (même si cette lecture et cette recherche ont occupé plusieurs longs et lents mois de celle-ci, transformant le quotidien en énigme, les relations humaines en piège, l’amitié en illusion, l’intelligence en perte de temps, la jalousie en méthode, l’art en sacerdoce), mais la recherche du sens de la « Recherche ». C’est un exégète de Proust, M. Bensoussan, qui m’a servi de mentor involontaire et de modèle invisible pour le reste de ma vie. Il ne le sait probablement pas mais il a été mon maître. M. Bensoussan avait un accent du sud à couper au couteau et s’habillait toujours impeccablement dans un deux pièces noir avec une cravate de couleur sombre. Il était très gentil, donnait toujours de bonnes notes et semblait extrêmement peiné quand un élève faisait une remarque stupide ou agressive. Il faisait des cours extraordinaires de plusieurs jours sur une seule phrase de Proust, la déployant, la recoupant, la re-découpant de toutes ses significations possibles. Il avait développé toute une analyse sur la première phrase de la seconde partie de « A l’Ombre des Jeunes Filles en Fleur » : « J’étais arrivé à une complète indifférence à l’égard de Gilberte quand je partis en vacances pour Balbec. » Analyse où il nous avait fait remarquer le nom d’Albertine apparaissant invisiblement dans l’addition des deux noms Gilberte et Balbec. Il avait également parlé des occurrences du a, du l, du b, et du é dans les phrases suivantes, comme produisant le tourbillon quasi-vaudou qui la matérialiserait. Enfin, il faisait de réguliers allers-retours entre chaque détail de la Recherche du Temps Perdu (une phrase, un segment de phrase, parfois une parenthèse) et la totalité de l’œuvre, quand il ne s’aventurait pas à des basculements entre le texte de Proust et celui de la Bible. M. Bensoussan était un sujet d’éblouissement permanent pour moi et pour certains de mes camarades (les autres trouvaient qu’il abusait et qu’il risquait de nous faire rater l’examen). Il m’a encouragé à lire des ouvrages de vulgarisation sur la Kabbale, de m’intéresser à l’ésotérisme et il estimait que la littérature avait nécessairement, par principe, autant de niveaux de lectures possibles que les textes sacrés. Puis M. Bensoussans a disparu totalement en fin de première année. J’ai essayé ensuite de retrouver sa trace : en vain... Je n’ai jamais même vu un livre signé de son nom ou rencontré une autre personne qui l’avait eu comme professeur. Aujourd’hui, je pense que j’ai essayé de faire avec les Beatles ce qu’il faisait avec Proust.