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Tu étais un Satan pervers et terrifié
Paru en 2018

Contexte de parution : Cahiers du cinéma

Présentation :

Texte publié dans le numéro 748 des cahiers du cinéma (Octobre 2018)


Sujet principal : Lars von Trier
Cité(s) également : plusBryan Fuller, Buffy the vampire slayer, David Bowie, Eric Zemmour, Glenn Gould, Hannibal, Johann Sebastian Bach, Raphaël Enthoven




Dans le 7e épisode de la 4e saison de Buffy The Vampire Slayer, le vampire Spike est kidnappé par l’Initiative, un complexe militaire spécialisé dans la traque des monstres. Lorsqu’il s’échappe, Spike se rend dans la chambre de la meilleure amie de Buffy, Willow. Il compte ne faire qu’une bouchée de sa proie. Alors que Spike se jette sur elle, la caméra quitte momentanément Willow et s’attarde sur l’extérieur de sa chambre d’où on ne perçoit plus que la musique dont le volume sonore a été poussé à fond par le vampire pour recouvrir ses cris. Quand la caméra revient dans la pièce, la musique s’est arrêtée. Spike est piteusement assis au coin du lit. Il s’étonne et se plaint auprès de la jeune fille de son incapacité à lui faire violence : il comprend (et le spectateur avec lui) que l’Initiative lui a implanté une puce l’empêchant d’agresser les humains. A chaque fois qu’il se jette sur une proie, Spike se met à ressentir une douleur si vive qu’il est obligé d’arrêter. L’humour de la scène tient à la façon dont Willow compatit au malheur de Spike. Comme une femme dont l’amant vient d’être frappé d’impuissance, elle lui dit de se détendre, de ne pas se torturer à ce sujet et lui propose même de réessayer… Au-delà du gag, ce qui se joue dans cette scène est lié à l’incroyable pitié que les salauds égoïstes peuvent avoir à l’égard d’eux-mêmes, et l’empathie dont leurs victimes font toujours preuve à leur égard. Notre désir de trouver des excuses aux sales types n’a d’égal que leur pouvoir de nous culpabiliser vis-à-vis de leur détresse.

Le problème auquel s’attaque Lars Von Trier dans The House That Jack Built est de cet ordre. Nous cherchons sans cesse des excuses aux gens qui nous maltraitent. Nous sommes incroyablement doués pour avoir de l’indulgence, voire de la peine ou de l’admiration, pour les salauds. La scène capitale du film est évidemment celle du quatrième Incident, dans laquelle, avant de sectionner les seins de la pauvre Jacqueline, Jack se plaint de la condition masculine dans une tirade qui ne rappelle que trop les pitoyables jérémiades de Eric Zemmour ou de Raphaël Enthoven : « Pourquoi est-ce toujours la faute de l’homme, hein ? Pourquoi, quand on le malheur d’être né homme, on naît automatiquement coupable ? Alors c’est comme ça ? Les femmes sont toujours victimes et les hommes toujours coupables ? » Cela fait de la peine d’avoir à répéter ces évidences : si ces propos sont tenus par un homme qui ne voit ses victimes que comme un matériau pour ses « œuvres », c’est bien que le cinéaste ne les considère absolument pas légitimes. C’est bien parce que ce type de propos ne peut être tenu que par des personnes médiocres et arrogants. Toute la tragédie du monde est là : seul l’innocent se sent coupable ; seul le coupable se croit innocent.

Lars Von Trier a dit s’être attardé sur le « type » du serial killer parce qu’il avait connu beaucoup de femmes qui se passionnaient pour eux : « Soudain, en ouvrant le placard, elles avaient dix livres sur les serial killers. » Mais c’est un trait qu’il partage avec celles-ci : la fascination malsaine pour les bourreaux ; l’empathie déplacée pour les « méchants qui ont eu un impact sur le monde » (on se rappelle de la fameuse tirade qui le rendit persona non grata à Cannes, celle où il disait comprendre Hitler : « Je l’imagine tout seul, dans son bunker… ») A ce titre, The House That Jack Built peut être vu comme la déconstruction du cryptogramme de la fascination pour ceux qui ne nous veulent que du mal.

Nymphomaniac (2013) terminait avec cinquante secondes de dialogues prononcés dans le noir. The House That Jack Built commence avec cinquante secondes de dialogues prononcés dans le noir. Tout deux comprennent une séquence entièrement dans le noir placée précisément au centre du film : cinquante secondes à 2h30 de Nymphomaniac, un film de cinq heures ; cinquante secondes à 1h15 exactement de The House That Jack Built qui fait 2h30. Nymphomaniac s’achevait sur la fuite de l’héroïne principale. The House That Jack Built commence par celle-ci – la police poursuit Jack qui s’échappe par les égouts – et termine sur la chute du héros dans les tréfonds de l’Enfer. Ce n’est pas le seul effet « miroir » entre les deux films. On peut dire qu’ils sont chacun la lumière inverse de l’autre (la notion de lumière inverse ou lumière sombre, « The Dark Light », le négatif comme révélateur de la « vraie nature démoniaque » de la lumière, est une des grandes images symboliques présentes dans The House, elle revient même une toute dernière fois à la fin). Tous les deux chapitrés et digressifs, ils fonctionnent de façon exactement opposés. Nymphomaniac est l’histoire d’une femme qui pense qu’elle est la plus mauvaise personne au monde parce qu’elle n’a cherché que l’intensité de son plaisir, quitte à y sacrifier tout le reste. The House That Jack Built est le récit d’un homme qui refuse de se repentir pour ses crimes parce qu’il pense que le meurtre est un art et que ses victimes ont connu le privilège d’être choisies par lui pour figurer dans son œuvre. Au début de Nymphomaniac, Seligman s’étonne du sentiment de culpabilité de Joe : « Pourquoi prendre l’aspect le plus déplaisant de la religion, la culpabilité, et le laisser s’étendre au-delà de celle-ci ? Je ne comprends pas cette haine de soi. » A la différence de Joe, Jack conserve la religion (il dit, après le deuxième incident, qu’il lui semblait être protégé par la grâce divine ; la pluie était « une bénédiction » ; plus loin, Jack dit que « tuer est divin » et cite également le poème de Blake sur l’agneau et le tigre pour évoquer leur perfection divine réciproque : l’un dans l’innocence, l’autre dans la sauvagerie) mais il ôte évidement toute notion de culpabilité. Ce qu’il ressent vis-à-vis de lui-même, c’est un invraisemblable sentiment de supériorité.

Les digressions de Nymphomaniac étaient amples, souples, acrobatiques, souvent virtuoses. Celles de The House That Jack Built sont simples, basiques, brutales. Elles sont illustrées par des images fixes comme des jpeg piochés dans Google pour un Power Point ou des séquences vidéos qu’on aurait pu trouver en cinq minutes sur Youtube. A la place de chapitres aux titres tirés d’objets trouvés dans la chambre de Seligman et reliés par Joe aux enjeux de son récit, nous nous confrontons à cinq incidents aléatoirement choisis par Jack. Et Verge, son interlocuteur, à la différence du timide Seligman, ne se laisse pas impressionner par les vantardises du tueur et oscille entre l’ironie et le dégoût. Nymphomaniac ne cessait de changer de style. Chaque chapitre du film explorait des esthétiques différentes, sur des musiques piochées dans un vaste répertoire. The House That Jack Built est épuré, sec, son personnage principal étant focalisé sur des détails techniques (les bases permettant la fondation de sa maison, mais aussi le nettoyage de la scène d’un crime, les techniques de taxidermie, la balle qui permettra l’exécution du groupe d’hommes, etc.) et la bande-son est incroyablement répétitive, avec deux morceaux qui reviennent sans arrêt. Neuf fois Glenn Gould jouant la Partita pour piano n°2 de J.S. Bach et sept fois Fame de David Bowie. Bowie tient dans l’œuvre de Von Trier le même rôle que Gould dans la vie de Jack : il « représente l’art ». Sa musique était déjà présente dans Dogville et Manderlay. Dans la petite vidéo annonçant le tournage de The House That Jack Built, Lars Von Trier concluait par le « slogan » de l’album Diamond Dogs : « This ain’t rock’n’roll, this is genocide ».

Si Nymphomaniac contenait beaucoup de scènes de sexe et aucun crime – à l’exception de celui qui clôt possiblement le film – The House That Jack Built contient beaucoup de crimes, mais aucune scène de sexe. Si Nymphomaniac multipliait les voyages dans l’enfance de l’héroïne et ses émouvantes relations avec son père, la genèse du tueur se réduit à sa portion congrue : une image de paysans fauchant les près, leur souffle créant un sentiment de bien-être chez l’enfant, mais aucune allusion à son père. Si Nymphomaniac s’achevait sur la chanson « Hey Joe », c’est « Hit the Road Jack » qui clôt The House That Jack Built. Quand à l’œuvre cinématographique antérieure de Von Trier, elle n’est pas convoquée à travers des réinterprétations stylistiques comme dans Nymphomaniac, où l’on voyait des allusions plus ou moins appuyées à Breaking the Waves, à The Kingdom ou à Antichrist s’inviter dans le récit. Dans The House That Jack Built, celle-ci intervient directement, à titre d’illustration. Alors que Jack évoque les atrocités commises dans la fiction, représentatives des désirs qui ne peuvent pas être concrétisées dans notre civilisation, le spectateur voit soudain se succéder à l’écran des extraits très rapides de Europa, Médée, Nymphomaniac, Dogville, Breaking the Waves, Kingdom, Antichrist et Melancholia !

Nymphomaniac était un art poétique. Lars Von Trier y explorait, à travers le personnage d’une nymphomane, l’inassouvissement à la base de la vocation artistique. The House that Jack Built est plus proche du diagnostic psychiatrique : en Jack, il évalue, non l’artiste (ou l’architecte) mais le technicien (l’ingénieur), à partir de ses troubles obsessionnels compulsifs, de son égoïsme, de ses angoisses. Si Jack se décrit comme un homme entre deux réverbères, ses deux ombres représentant la douleur et la plaisir, le plaisir diminuant à mesure qu’il avance et la douleur le poussant à tuer à nouveau, Verge lui répond que c’est le cas de n’importe quel drogué... Banalité de l’illusion d’être un homme exceptionnel, qui répond à la banalité du mal. 

C’est passionnant de voir comment Lars Von Trier réinvestit la figure du serial killer, un des personnages les plus omniprésents de la fiction occidentale depuis quarante ans, alors que l’identification du profiler au tueur était le sujet de son premier film, Element of Crime (1984), dans lequel apparaissait déjà la comptine « The House That Jack Built ». Lars Von Trier conserve bien toute la puissance rhétorique du tueur, mais ses actes sont en porte-à-faux vis-à-vis de celle-ci. Le premier crime (ou incident) de Jack a été dicté par sa victime, qui lui a soufflé son identité (« Tu pourrais être un serial killer ») et lui a littéralement mis l’arme de son crime, le cric (ou « Jack » en anglais), entre les mains. Le deuxième incident est comique de bout en bout : on s’attarde surtout sur les TOC du personnage et son hystérie du nettoyage. Du troisième, on ne voit que la mise en place (Jack, la mère et les deux enfants arrivant sur le terrain de chasse) et le moment des meurtres. Le quatrième s’attarde sur une victime particulièrement naïve, humiliée verbalement par Jack avant qu’il ne s’attaque physiquement à elle. Enfin le cinquième n’aboutira pas, toute la séquence étant consacrée à la recherche de la balle nécessaire à son exécution, puis de la distance à laquelle il doit se placer pour faire le point et tirer… Ce qui le retarde tant que la police est déjà arrivée et qu’il doit fuir.

Il suffit de mettre Jack face à un autre de ces « esthètes » du crime, Hannibal Lecter, en particulier dans la forme terrifiante que le personnage prend dans la série de Bryan Fuller, pour se rendre compte à quel point le parcours « artistique » du héros de Von Trier est pathétique. Tout aussi prompt à s’extasier devant les chefs d’œuvre de l’art occidental (des cathédrales à la musique classique, en passant par Dante) Hannibal construit des plats sophistiqués et des sculptures impensables à partir de ses victimes : un cœur géant ; une installation représentant un œil à partir de dizaines de victimes... Face à lui, Jack ne va pas bien loin avec ses pauvres polaroïds envoyés au journal local. Toute l’impuissance de « Mister Sophistication » est résumée par l’obsession de la maison qu’il n’a pas réussi à bâtir, et qui finit par être, à la conclusion du film, une atroce maison de cadavres dans laquelle il plonge pour atteindre les Enfers.

Ce qu’il y a de passionnant avec Trier, c’est qu’il déteste tellement refaire la même chose qu’il construit toujours ses nouveaux films en retirant les plus grandes qualités des précédents. Ici, il retire non seulement la virtuosité stylistique, mais il ôte jusqu’au principe du personnage principal féminin qui était son support narratif central depuis Breaking the Waves. Et, en retirant le personnage féminin, il fait également disparaître la dimension mélodramatique. C’en est au point où le spectateur ne passe pas des rires aux larmes, mais à la stupeur, à l’hébétude. Lorsque, lors du troisième incident, Jack tue la femme et les deux enfants, le film retire au spectateur l’instant de la prise de conscience des victimes : on passe du pique-nique avec les discussions sur la chasse à la chasse de la famille elle-même. Et la mère n’est jamais traitée comme un sujet, mais, dans son ébahissement, comme une proie terrifiée, exactement comme un animal. Soudain la caméra épouse son état, dans ce plan glaçant où on part d’un détail d’un cadavre d’enfant à un détail de l’autre en passant par la part de tarte que la mère continue à leur donner en tremblant, dans un état de traumatisme absolu. Trier ne nous tire aucune larme de la mort de cette famille. Il y à peine plus d’empathie dans la scène de torture de Jacqueline Simple, elle aussi traitée comme une proie et non comme un sujet. Jack l’humilie, l’insulte, abuse d’elle verbalement puis la manipule et la torture et lui découpe les seins. Même si on est dégoûté, jamais rien ne nous permet de pleurer vraiment pour elle. Aucun détail ne permet de vraiment connaître Jacqueline et de comprendre ce qu’elle ressent. Ce qu’on avait tellement reproché à Trier, son goût immodéré du mélodrame, si violent dans Breaking The Waves, Dancer in the Dark ou Dogville, cette façon de venir nous « tirer les larmes même si nous n’en avons pas envie » est totalement absente du film.

Non. Pas totalement. Mais on doit attendre pour cela la postface, « Catabase », dans laquelle Verge emmène Jack en Enfer. Trier laisse alors libre court à ce dont il s’est refusé précédemment dans The House : l’exploration des styles multiples, ici dans une succession de plans qui ne créent aucun espace commun mais des « interprétations successives de l’enfer » allant de l’image d’une roue gelée à des personnages évoluant au milieu de murs transparents maculés de sang, quand ce n’est pas la reconstitution, à la fois kitsch et exaltante, de La Barque de Dante de Eugène Delacroix…

« Catabase » contient le seul moment de pure tristesse du film. C’est, parmi les images de l’enfer, celle où on retrouve la campagne de l’enfance de Jack, avec les paysans qui fauchent les près. Mais cette campagne est de l’autre côté de la fenêtre. Elle symbolise le paradis de l’innocence, désormais hors d’atteinte. C’est le moment où Jack laisse tomber une larme. C’est aussi le moment où le spectateur explose en sanglots. En un seul plan, Lars Von Trier compense 2h30 de rires désespérés et de stupeur effrayée.

« Douze est un très bon chiffre ! » dit Jack à la mère avant d’entamer un compte à rebours qui annonce son meurtre. Douze est le nombre d’années pendant lesquelles Jack a tué dans la région de Washington. On peut situer le film grâce à un événement évoqué rapidement : l’éruption du volcan du Mont Sainte-Hélène en 1980, et la présence des téléphones à touches dans les scènes suivantes (gageons que le récit commence en 1972 et s’achève en 1984, l’année où Von Trier fait Element of Crime). Le film se conclue sur douze images successives de l’Enfer. Nymphomaniac était le douzième film de Lars Von Trier. The House of Jack est donc son film Treizième. Très mauvais chiffre ! C’est l’Arcane sans Nom, la Grande Faucheuse. C’est aussi celle qui revient ; c’est encore la première (et, comme toutes les victimes des serial killer, c’est toujours la seule). Que va faire Lars Von Trier maintenant ?