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Birdless Generation
Paru en 2018

Contexte de parution : Facebook

Présentation :

Post Facebook du 2 décembre 2018.






Dans ce monde, même les morts sont malades. Les oiseaux, petits et gros, nous ont délaissés. Ils ont quitté les branches des arbres et les mosaïques persanes des halls d’immeuble. Ils ont traversés les sept vallées qui les séparaient du monde de l’âme et ne nous enverront pas de carte postale. Le ravissement eschatologique a déjà eu lieu et nous n’avons pas été emportés dans les nuées. S’il y a un paradis, ses portes en améthyste et ses fenêtres de chrysoprase ne s’ouvrent pas pour nous. Le plafond du ciel est clos et nous nous cognons la gueule sur son acier trempé. Nous, nous sommes les losers de l’Apocalypse, les laissés pour compte du Grand Roman Héroïque de l’Humanité : ceux qui vivent en direct l’après-dernier jour sur Terre, la dérive dans les terres résiduelles et les influences errantes. Nous sommes la Birdless Generation. Les abeilles sont parties. Nous ne mangerons plus de miel au petit-déjeuner mais des tartines de cendres. Les étés sont brûlants, les hivers nous glacent le sang. Il n’y a plus de printemps, plus de saison ma bonne dame et le fond de l’air est frais. Hum… Cette vie devient tellement semblable à l’Enfer, nous ne sommes pas sûrs de pouvoir mourir encore. Dans ce monde, mourir – même d’amour – est un pléonasme.

Dans ce monde, même les morts sont convalescents. On nous soigne jusqu’à l’oubli. On se survit comme des légumes. Les derniers des hommes, les merdecins, sont seuls officiellement habilités à nous mener de l’autre côté. Après avoir passé le Moyen-Âge à discréditer la magie naturelle et à brûler des femmes pour imposer leurs stupides saignées, ils inoculent aujourd’hui leurs poisons chimiques aux effets incertains dans nos âmes en partance. Il faut beaucoup aimer nos propres souffrances pour les offrir ainsi à ces techniciens de surface. Fumistes, je vous hais : vous n’êtes même pas des salauds, vous êtes les déchets non recyclables de l’humanité. Au moins les hommes politiques pourraient nous amuser comme des bouffons si on leur ôtait toute espèce de responsabilité et si on les employait à faire ce qu’ils savent faire le mieux : des tours de pistes, des gifles de clowns et des roues de paon. Les médecins ne sont pas drôles. Ce sont des genres d’archontes pincés du corps humain : avec leurs ailes de fer noir, ils nous transportent entre deux états de santé comme on précipite une âme d’un labyrinthe à l’autre. Les hôpitaux, pas seulement danois, sont pleins de fantômes. Tous les infirmiers le savent. On y voit des âmes bloquées partout du sol au plafond. Et lorsqu’on passe au débotté, un week-end, entre deux tours de piste, les hôpitaux semblent artificiels comme des villes fantômes au milieu du désert. Toutes les machines font carton-pâte. Seules les infirmières semblent encore vivantes, mais bien déboîtées, dans ces temples profanées offertes à notre dernier dieu : la terreur collective.

Dans ce monde, même les morts sont prisonniers. Une fois brisés par la neutralité malveillante des médecins, une autre espèce de crapules, les brûleurs, essaient de nous convaincre de nous faire crématiser. Ce ne sont plus nos souffrances que nous adorons en offrant nos corps à la crémation. Ce sont nos hontes. Nous nous haïssons tellement, et tellement profondément, que nous préférons nous voir partir dans de petits fours crématoires de poche que dans le sein de la Terre. Nous avons si peur de revenir. Nous sommes si fatigués. Mais nous ne brûlons pas. Pas vraiment. Nous bronzons à peine, sur le bord des paupières. Fondamentalement, la crémation, c’est la mise à la poubelle des derniers hommes. Et c’est la transformation du monde en une immense déchèterie. Comme si nous allions cesser de souffrir. Comme si nous allions cesser de hurler. Mais la mort n’est pas une fin, et certainement pas celle de nos douleurs ou de nos chagrins. Une fois morts, toute notre honte, toute notre culpabilité et toute notre colère nous survivent. Nous partons, mais nous laissons nos ombres. Et nos ombres poursuivent de leur amertume infinie tous ceux qui nous aiment. Elles les poursuivent dans chaque coin de rue. Ils les portent sur leur dos. Elles les rattrapent dans la nuit, s’installent dans leur gorge, les étouffent dans leurs larmes. Ils doivent les crever comme des abcès.

Dans ce monde, même les ombres sont malheureuses. Elles ne nous hantent que par dépit, et par impossibilité de s’orienter encore dans les terres qui séparent ce monde de l’autre. Nous les avons tellement confondus avec le double, qui est de l’air, que nous leur avons confiées notre trésor et notre cœur. Mais les ombres ne partent pas. Elles s’enfoncent dans les coins des pièces et toutes les encoignures sombres. Elles s’envoient en l’air comme des lapins et nous devons inlassablement gérer leur dépôt. Chaque événement produit un dépôt. Lorsque le dépôt est plus lourd que la matière consommable, alors notre corps devient obèse, il s’enfonce dans l’épaisseur verdâtre des jours. Nous devenons le festin des idées noires. Il nous faut des efforts de concentration extrême et des exercices de souffle de premier ordre pour nous sentir légers.

Nous savons qu’après ce monde, il y en a un autre. Et même si les conditions de l’espace et du temps de celui-ci seront d’un autre ordre, les rapports établis dans cette vie se reproduiront encore. Nous n’en aurons jamais fini avec les combats de celle-ci. Cette vie conditionne toutes les autres, en particulier celles qui ne nous appartiennent pas. Au cœur de chaque vie, il y a le travail sur ce qui ne s’adresse pas à nous, ne nous reviendra pas. Et il y a la lumière et la joie qui ne naissent que de ce que l’on fait, parce qu’on le fait, et parce qu’on ne le fait pas pour notre propre profit. Au cœur de chaque vie, il y a un sphinx qui épiphanise la permanence du mystère, indépendamment de nous, que nous soyons là ou pas. C’est presque par hasard que nous tombons sur lui. Mais c’est en le désensablant que nous faisons rejaillir la source perdue des sols saturés.