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Réflexions sur la question végétarienne
Paru en 2019

Contexte de parution : Facebook

Présentation :

Post Facebook du 22 avril 2019.


Cité(s) également : plusBlue Mandragore, Elli Medeiros, Saint Augustin, Saint Thomas d'Aquin




Il y a un peu plus de six ans, j’arrêtais de manger de la viande. C’était partiellement lié à l’exemple de mes amies végétariennes Blue Mandragore et Elli Medeiros ; partiellement lié à un sentiment de dégoût de plus en plus fréquent qui me prenait devant la texture de la viande, sa couleur, son odeur, son goût… jusqu’à un jour où je me suis précipité pour aller vomir simplement après avoir porté un morceau de poulet à mes lèvres. Un jour, donc, je n’ai plus réussi à avaler une bouchée de cadavre et j’ai cessé de vouloir me forcer. J’ai attendu longtemps avant d’écrire sur ce sujet. Je déteste faire de quelque chose qui me tient à cœur un "sujet de discussion". Pour moi la question du végétarisme n’est pas un "sujet de discussion", c’est devenu de l’ordre de l’évidence.

Ce n’est pas une question de goût. La preuve, c’est qu’on ne supporte presque pas le goût de la viande : pour pouvoir la manger, elle doit être infiniment transformée, préparée, détournée, alors qu’un fruit ou un légume est naturellement délicieux. Si c’était si naturel pour nous de manger de la viande, nous avalerions des écureuils directement cueillis dans les arbres, nous mordrions dans un agneau vivant comme on mord dans une pomme. Les hommes ne mangent jamais de porc : ils mangent une chose qu’ils ont composé avec du porc, mais dans lequel ils auraient tout aussi pu mettre de la chair de bébé ou de la fesse de vieux tant le goût dépend peu de l’être vivant dont on l’a tiré.

Je n’ai jamais cherché à culpabiliser qui que ce soit parce qu’il ou elle mangeait de la viande. Il me semble évident que le fait d’arrêter de manger de la viande doit venir d’une décision personnelle, réfléchie ou spontanée, et non d’un échange musclé où on essaie de faire admettre sa vérité à son adversaire. Mais arrêter la viande m’a rendu sensible à certains sujets qui ont traversé l’Histoire des gnostiques, des manichéens et des cathares. Un chrétien mange de la viande. Mieux : il DOIT manger de la viande. Et la raison pour laquelle il doit le faire m’a éclairé la raison pour laquelle je ne voudrais plus jamais le faire. Ce n’est pas une question de goût ; ça n’a jamais été une question de goût. C’est une question de pouvoir.

"Nous voyons, en effet, et nous entendons à leurs cris que la mort est douloureuse pour les animaux, dit saint Augustin : Mais cela, l’homme le méprise dans la bête, laquelle étant privée de raison n’est pas liée à lui par une société de droit." Saint Thomas d’Aquin insiste également sur le fait que notre supériorité absolue sur les bêtes est garantie par la présence en nous de la raison. Il admet que, par sensibilité, l’homme puisse parfois compatir à la souffrance des bêtes, mais il s’agit là de la présence dans l’homme de la "passion sensible" : il faut subordonner cette sensibilité à la raison et retourner à table sans plus tarder. Mais en quoi est-ce si important de manger de la viande aux yeux des chrétiens ?

La "morale de viandard" de l’Eglise relève peut-être d’une explication plus trouble que cette "raison" convoquée par saint Augustin et saint Thomas d’Aquin. On peut même se demander si, dans leur défense du régime carné, ce que les chrétiens compensent par cette activité n’est pas le système hiérarchique auquel leur Foi les soumet. Et si le "plaisir" de manger de la viande ne provient pas plutôt de tirer celle-ci d’un être vivant, nous octroyant le luxe d’être indifférent à sa souffrance et de faire de celui-ci la simple matière d’une chose – un peu comme le Démiurge ("leur" Seigneur, "leur" Dieu) le fait avec nous. Nous sommes la viande de nos classes dirigeantes, comme celles-ci sont la viande de leur Dieu. Comment ne pas voir dans un monde de prédation généralisée la création d’un Démiurge fou et méchant ?

Ce n’est dès lors pas surprenant que les Sans Roi (gnostiques, manichéens, cathares) aient été majoritairement végétariens : la conception d’un monde où la véritable divinité est plus faible que les hommes entraîne une empathie plus grande avec les bêtes et ce qu’elles endurent. Dans chaque bête il y a une étincelle de Lumière d’autant plus grande que celle-ci est plus éloignée du pouvoir dont jouissent les hommes et qui est le facteur principal de leur enténèbrement. Dans chaque bête, il y a une proximité d’autant plus grande avec la divinité qu’elle est éloignée de la capacité à nuire à autrui. Si, comme le disent les anarchistes, le pouvoir est maudit, alors le carnisme est mille fois maudit puisqu’il est un pouvoir de mort sur des êtres mille et une fois plus faibles que nous.