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Le Pouvoir aux Poètes
Paru en 2019

Contexte de parution : Mon Lapin Quotidien (L'association)

Présentation :

Texte publié dans Mon Lapin Quotidien (L'association) en 2019.

Illustration de Killoffer.


Cité(s) également : plusAndré Breton, Antonin Artaud, Bouddha, Jacques Rivière, Jean Paulhan, Jésus-Christ, Paule Thévenin, René Daumal, Roger Blin, Victor Hugo




Je veux le ciel, la mer à boire
La forêt noire dans un mouchoir
L’Himalaya sur un plateau
Je veux avaler la planète
Je veux le pouvoir au poète
Marie Möör, Je veux

Le 10 janvier 1936, Antonin Artaud embarque sur le paquebot Albertville. Le 31, le bateau fait escale à la Havane. Un sorcier lui confie une petite épée de Tolède de 12 centimètres de long, ornée de trois crochets. Le poète arrive à Vera Cruz le 7 février. Pendant les neuf mois de son séjour au Mexique, Artaud donne des conférences à l’Universitad Nacional Autonoma, à l’Alliance Française et au Théâtre des Enfants. Il écrit des articles dans El Nacional. Enfin, il traverse le Mexique jusqu’à la Sierra Madre Occidentale pour rencontrer les Tarahumaras, une société traditionnelle dont les rites furent relativement préservés de l’influence des envahisseurs espagnols. Après bien des difficultés, Artaud réussit à participer à au moins deux cérémonies : Tutuguri et la cérémonie du Peyotl. Il quitte le Mexique le 31 octobre et débarque à Saint-Nazaire fin novembre.

Dès son retour à Paris, Artaud écrit un texte oraculaire, Les nouvelles révélations de l’Être, qu’il signe « le révélé », ainsi qu’une première version du Voyage au pays des Tarahumaras, qu’il veut publier anonymement. Il explique à plusieurs reprises le choix de substituer son nom aux trois étoiles de l’anonymat par le fait qu’il ne possède pas encore son nouveau nom. Il se déplace avec une canne qu’il a annexée chez son ami René Thomas, qui la tenait d’un peintre belge, Tony Kristians, ce dernier l’ayant trouvée dans un marché aux puces de Bruxelles. Couverte de nœuds et hérissés de pointes, Artaud l’attribue à Saint Patrick : « Cette canne a deux cents millions de fibres, et elle est incrustée de signes magiques. » Il tombe amoureux de Cécile Schramme, la fille du directeur du réseau des tramways de Bruxelles, qu’il a également rencontré chez René Thomas. Artaud compte l’épouser, mais, après bien des péripéties, le mariage avorte. Après avoir amorcé une nouvelle relation sentimentale avec une journaliste nommée Anne Manson, Artaud part pour Dublin, avec sa canne et son épée, à la recherche de la dernière descendance authentique des Druides : « Celle qui possède les secrets de la philosophie druidique, sait que les hommes descendent du dieu de la mort « Dis Pater » et que l’humanité doit disparaître par l’eau et le feu. »

Les lettres que nous possédons du périple irlandais d’Antonin Artaud s’échelonnent entre le 14 Août et le 21 septembre 1937. Le poète est emprisonné le 23 septembre à la prison de Mountjoy à Dublin. Les raisons de cette incarcération nous sont restées inconnues. A Roger Blin il dira qu’il cherchait un document caché dans la tombe de Saint Patrick. Des moines l’auraient surpris pendant qu’il tentait de soulever la pierre tumulaire et l’auraient fait arrêter. A Jean Paulhan, il dira qu’un agent provocateur payé par la police lui aurait donné un coup sur la tête alors qu’il se baladait dans un parc, à laquelle il aurait répondu, et qu’une émeute aurait éclatée. Il est embarqué pour le Havre le 29 septembre, et le trajet de retour à bord du paquebot américain Washington est également le théâtre d’un drame. Ce qui est arrivé sur le bateau ne nous est connu que dans la version d’Antonin Artaud qui dira avoir été victime d’une agression de la part d’un Stewart et d’un chef mécanicien qui se seraient introduits dans sa cabine avec une clef anglaise et en seraient ressortis fous de peur. Arrivé au Havre, Antonin Artaud est immédiatement remis à la police comme malade mental.

On ne sait pas bien à quoi Artaud a occupé le mois qu’il a passé en Irlande, mais à lire les lettres qu’il envoie alors, on le sent bouillonner, toucher quelque chose d’essentiel, craindre de le perdre – comme si il atteignait ce point rêvé par lui depuis si longtemps où son destin lui serait enfin révélé. « Ma vie… réalise une prophétie » écrit-il à René Thomas. Une remarque étrange conclut la lettre à André Breton du 5 septembre 1937 : « Il se peut que j’aille en Prison d’ici quelque temps. Ne vous inquiétez pas, ce sera volontaire et pour peu de temps. Je vous ai dit que j’avais lu dans les Tarots que j’aurai à me battre avec la justice mais que je ne savais pas si elle me casserait la gueule ou si ce serait moi qui la lui casserais. Ce sera moi qui la lui casserai. »

André Breton et Antonin Artaud se sont revus après le retour d’Artaud du Mexique, dix ans après leur brouille et son exclusion du mouvement surréaliste. Artaud éprouve alors une très grande affection pour Breton et lui écrit régulièrement tout le long de son voyage en Irlande. Il apprécie également beaucoup la deuxième femme de ce dernier, Jacqueline, et tente, par des sorts, de les protéger tous deux de l’influence de Lise Deharme comme d’un peintre dont il ne donne jamais le nom.

Artaud avait rejoint le mouvement surréaliste en 1924, mais ce n’était pas sans avoir dès cette rencontre hésité, voire rechigné à s’y engager, comme il l’écrit à Jacques Rivière : « J’ai fait connaissance avec tous les dadas qui voudraient bien m’englober dans leur dernier bateau Surréaliste, mais rien à faire. Je suis beaucoup trop surréaliste pour cela. Je l’ai d’ailleurs toujours été, et je sais, moi, ce que c’est que le surréalisme. C’est le système du monde et de la pensée que je me suis fait depuis toujours. »

L’amie, exécutrice testamentaire, correctrice et éditrice d’Antonin Artaud, Paule Thévenin, l’explique très bien dans son livre Antonin Artaud – Fin de l’ère chrétienne : « Promouvoir ceux qui sont à l’origine d’une féconde modernité (Sade, Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Mallarmé, Ducasse), internationaliser le champ littéraire, abattre les barrières entre les divers champs culturels (roman / poésie, littérature / philosophie, peinture / sculpture, littérature / politique), ouvrir une lucarne vers les cultures orientales, faire de toute religiosité une dérision, entrevoir enfin l’importance de Freud et les transformations que la psychanalyse apportera au champ conceptuel. Pareille entreprise, qui est surtout le fait d’André Breton, est si essentielle, si forte d’évidence, que tout (ou presque) ce qui, ces cinquante dernières années, a compté s’est constitué, situé ou défini dans un rapport (attractif ou contradictoire) au surréalisme. »

Mais toute l’ambigüité de la relation Artaud-Breton éclate dès la première phrase concernant le « bateau Surréalisme ». Dans l’ordre manifesté, Breton est premier. En termes d’antériorité comme en termes de pouvoir et de notoriété, il est la référence évidente vis-à-vis de laquelle « tout ce qui compte se constitue, se situe ou se définit ». Mais, dans le Surréalisme comme « révolution », c’est Artaud qui le précède, comme Jésus-Christ précède Jean le Baptiste. Et même si, quasiment dès son arrivée, Breton confie à Artaud la direction des travaux du Bureau des Recherches Surréalistes et si ce dernier rédige quasiment seul le troisième numéro de La Révolution Surréaliste, le monumental « 1925 : FIN DE L’ERE CHRETIENNE » avec sa « Lettre aux Recteurs des Universités Européennes », son « Adresse au Pape », son « Adresse au Dalaï-Lama », sa « Lettre aux Ecoles du Bouddha » et sa « Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous », les désaccords prennent rapidement le dessus sur les combats communs. Artaud est jugé comme beaucoup trop mystique, quand on ne lui reproche pas de gagner sa vie en faisant l’acteur « dans un but de lucre et de gloriole. » Cependant c’est l’adhésion du Surréalisme au Parti Communiste qui entraine la rupture définitive et son exclusion le 23 novembre 1926. Artaud n’accepte pas cette soumission idéologique : « Il y a pour moi plusieurs manières d’entendre la Révolution, et parmi ces manières la Communiste me semble de beaucoup la pire, la plus réduite. » Dans les textes écrits immédiatement après la rupture, il aura des sentences amères comme : « Dans le Surréalisme, y a-t-il jamais eu autre chose qu’André Breton ? Tout le Surréalisme, ses contradictions, ses humeurs, n’a-t-il pas été fonction des contradictions et des humeurs personnelles d’André Breton ? » Comme pour lui donner raison, La Révolution Surréaliste devient en 1930 Le Surréalisme au service de la révolution. Artaud ne redeviendra jamais « surréaliste ».

Mais, dix ans plus tard, après la rupture du mouvement surréaliste avec Moscou en 1935 et à partir de la conférence « Surréalisme et Révolution » donnée à Mexico le 26 février 1936, Artaud décide d’interpréter le sens métaphysique du mouvement lui-même, comme si ce dernier appartenait déjà à l’Histoire, voire au passé, mais comme si, également, il portait toujours les germes de cette révolution toujours à venir, une révolution métaphysique et poétique : « Le point de vue du Surréalisme et celui du marxisme étaient inconciliables. Et l’on ne tarda pas à s'en apercevoir quand quelques-uns des surréalistes notoires décidèrent de s’affilier au parti. Il s’agissait en somme pour le Surréalisme de descendre jusqu’au marxisme, mais il aurait fait beau voir le marxisme chercher à s’élever jusqu’au Surréalisme. »

Avec Artaud à sa tête comme chamane élu par les divinités sauvages de la violence et de la vie et André Breton comme chef indien de la tribu de la beauté convulsive et de l’amour fou, le Surréalisme aurait pu être la révolution que le titre de la revue annonçait. A partir de leurs retrouvailles, Artaud y croit peut-être encore puisqu’il se met à voir en Breton : « Si j’ai tenu plusieurs fois à vous dire que le profond sentiment d’équité humaine et de justice éclairée que je voyais en vous, me frappait, ce n’était pas une flatterie, mais une prédiction que je vous faisais sous une forme voilée. » Cette alliance que Artaud contracte avec Breton est politique même si nulle politique humaine ne peut légitimement se mesurer au bouleversement qu’elle doit augurer. « Vous n’avez pas pu trouver votre place dans la Politique, écrit encore Artaud à Breton, car la Politique est le fait des hommes et vous êtes un Inspiré et les Hommes n’ont jamais voulu des Inspirés. Votre place sera, de faire la guerre à la Politique et vous allez devenir le chef d’un Mouvement de guerre contre tous les cadres Humains. »

Evidemment, Breton aurait du écouter Artaud. Evidemment, ce devait être très difficile, voire impossible. A propos d’Artaud, Breton dira beaucoup de belles choses, en particulier le 7 juin 1946 lors de la soirée organisée pour lever des fonds au bénéfice du poète : « Chaque fois qu’il m’arrive d’évoquer – avec nostalgie – ce qu’ a été la revendication surréaliste s’exprimant dans sa pureté et son intransigeance originelles, c’est la personnalité d’Antonin Artaud, magnifique et noire, qui s’impose à moi, et c’est ce numéro 3 de La Révolution Surréaliste, composé tout à son gré par Artaud qui, dans la collection de cette revue, atteint au plus haut point de phosphorescence, me restitue le frisson de la vraie vie en me montrant l’homme tentant l’assaut des cimes envers et contre la foudre même. » Mais il n’aura pas l’humilité de Jean le Baptiste quand il dit : « Celui qui est plus fort que moi vient après moi et je ne suis pas digne, en me courbant, de délier la lanière de ses sandales. » Evidemment ce devait être difficile, voire impossible. Et pourtant…

Dans sa fameuse Lettre ouverte à André Breton, René Daumal avait prévenu l’intéressé : « Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire. » Il faut alors qu’Artaud ait vu dans Breton comme dans le Surréalisme un peu plus que ce phénomène d’histoire littéraire justement, un peu plus que cette doctrine poétique historiquement circonscrite et qu’on nous rappelle dans des essais ou conférences. Il faut qu’Artaud ait percé dans les grandes intuitions de Breton, et avec la cruauté, c’est-à-dire la rigueur qu’on lui connaît, une qualité vivante qu’il nomme justice ou équité. André Breton était un guerrier du rêve.

Ce à quoi Breton a fait justice, c’est à la dimension visionnaire de la poésie – et il a mené une guerre contre toutes les tentatives d’asservissement de l’homme passant par l’assomption du profane, voire du bourgeois, non seulement comme classe sociale mais comme catégorie spirituelle ; guerre qui, sans son intervention, aurait été perdue dès les années 1920. Et c’est une question, non seulement littéraire, mais politique et métaphysique. A ce titre, Artaud a évidemment raison. Et il devait être évidemment difficile, voire impossible, de le suivre parce ce qu’il disait, il le disait « obscurément et en énigme ». Et pourtant. Et pourtant…

Si l’on considère – comme Artaud et Breton mais aussi comme Blake, Hugo, Nerval, Novalis, Baudelaire, Rimbaud – que la poésie est une activité prophétique, inspirée, et qu’elle possède une fonction spirituelle et politique, en parfaite cohérence avec la parole des Sans Roi, alors celle-ci, après s’être épanouie pendant tout le XIXe siècle, est mise en danger dès le début du XXe siècle avec la création des éditions Gallimard et l’avènement de la figure d’André Gide. Tout était déjà en place depuis un siècle – après Victor Hugo, la poésie avait cessé d’être populaire – mais les romanciers continuaient à regarder les poètes avec admiration. Le poème restait l’activité littéraire supérieure, découlant de l’inspiration pure, divine. Le roman n’était qu’une forme seconde, profane, parce que relevant de la construction humaine. Avec l’apparition des éditions Gallimard et de la Nouvelle Revue Française, le sommet de l’activité littéraire cesse d’être le poème pour devenir le roman, le roman bourgeois. Gallimard est déjà la France que nous mourrons de vivre – et on ne peut pas comprendre la haine du roman chez André Breton si on ne comprend pas que celle-ci participait d’une stratégie défensive face à la destruction intégrale de l’univers poétique qui était en train de se mettre en place. Aujourd’hui la place de la poésie dans la société est devenue inexistante. On peut consulter la presse littéraire, les émissions littéraires : rien, jamais. La prédominance du roman est de l’ordre d’une malédiction jetée sur l’être humain : l’expression de la volonté que tout soit fait, dans notre monde, pour que l’amour fou, la vie poétique, les guerriers du rêve, la justice et la spiritualité authentique, ne l’emportent jamais.

« La poésie ne rythmera plus l’action, avait écrit Rimbaud. Elle sera en avant. » Dans l’opération surréaliste, telle qu’initialement expérimentée par André Breton et ses complices, il y avait quelque chose d’une poésie opérative – comme on dit d’une magie qu’elle est opérative. Nadja était la trace d’une expérience de ce type : la mise en place, par une pratique de la rencontre et du hasard objectif, d’une vie hissée à la hauteur des attentes de la poésie visionnaire (même si celle-ci aboutit à l’internement de Nadja, c’est-à-dire un échec). Le ralliement du surréalisme au Parti Communiste en 1926, tout momentané soit-il, doit être compris comme un abandon de sa mission initiale. Depuis, nous attendons encore que la poésie devienne à nouveau une révolution. Nous attendons que la poésie soit « en avant ».  Nous attendons une révolution qui se propose, non seulement de « transformer le monde », mais de « changer la vie ».

Guerre à la Politique ! Guerre à tous les cadres humains ! Oui à l’homme tentant l’assaut des cimes envers et contre la foudre même ! Il n’y a rien de plus poétique et spirituel qu’un acte de justice s’il est réalisé sans regard pour son fruit. Mais c’est difficile dans un monde profane. Dans un monde profane, l’échec est insupportable. Dans un monde profane, la fin justifie les moyens. Dans un monde spirituel ou poétique, l’échec n’a aucune importance. C’est dans le geste lui-même qu’on peut lire la victoire acquise par l’homme sur ses propres déterminations. Mais pour cela, il faut que le pouvoir revienne aux poètes. Nous voulons le pouvoir aux poètes.