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La critique relève de l’ordination des anges. L’Ange s’assoit, commande un café et des cigarettes. Il les bénit, les consacre en disant : « Et les livres se sont faits os. » La femme qui est sa table répète : « Et tous les livres ont été faits os. »
Christian Gabriel/le Guez Ricord, La Lettre sous le manteau

 

Les hommes sont étranges. Ils se rendent malheureux pour des raisons à la fois confuses et banales, qui tiennent à une disposition particulière de leur mentalité, comme si un sphinx était installé dans les dunes de leur pensée, quelque part entre leur berceau et leur tombe, les renvoyant sans cesse à leur énigme initiale. Cette énigme est celle de leur rapport à l’amour.

Et si tout le malheur des hommes venait d’une seule chose, qui était de ne pas aimer ce qu’ils aiment ? Non pas demeurer en repos dans ce qu’ils aiment, non pas se satisfaire d’aimer ce qu’ils aiment… Mais au contraire être sans cesse en mouvement dans ce qu’ils aiment, être sans cesse dans la surprise et le suspens, l’enquête et l’approfondissement, réfléchissant sans cesse à ce qu’ils aiment, questionnant ce qu’ils aiment, se demandant pourquoi ils aiment ce qu’ils aiment, s’étonnant sans cesse d’aimer ce qu’ils aiment, et s’étonnant même d’aimer.

Les hommes savent qu’ils aiment ; ils le disent. Ils savent peut-être même ce qu’ils aiment ; ils nous le suggèrent. Mais ils n’aiment pas tellement aimer ce qu’ils aiment. Ou du moins ils n’y passent beaucoup de temps. Ils passent moins de temps à aimer ce qu’ils aiment qu’à ne pas aimer ce qu’ils n’aiment pas. Ils passent même un temps incroyable à ne pas aimer ce qu’ils n’aiment pas, et ce temps doit nous rendre suspicieux sur leur amour de ce qu’ils aiment. Ce temps nous indique que les hommes sont loin d’aimer ce qu’ils aiment autant qu’ils n’aiment pas ce qu’ils n’aiment pas. Ce temps nous indique que, surtout, ils aiment énormément ne pas aimer. Ils éprouvent un plaisir bien plus grand à ne pas aimer ce qu’ils n’aiment pas qu’à aimer ce qu’ils aiment. La prédominance et les privilèges particuliers que s’accorde l’activité critique dans ses plus chères prérogatives en est le plus brûlant indice. Et ce malheur ne touche pas seulement les critiques de profession. Ce malheur touche tous les hommes qui, sans être critiques de profession, passent la plus grande partie de leur vie à faire de la critique, c’est-à-dire à discriminer, discerner, évaluer, hiérarchiser et juger le travail des autres : parfois pour l’aimer, et expliquer pourquoi ils l’aiment, ou, du moins, dire qu’ils l’aiment. Mais, la plupart de temps, pour expliquer pourquoi ils ne l’aiment pas.

 

Il y a deux tendances tout à fait déplorables qui, à elles seules, font 99% de la critique esthétique d’hier et d’aujourd’hui. La première, c’est la comparaison entre les œuvres. La deuxième, c’est la manie de la hiérarchie et du jugement.

Chez les gens sérieux, la critique d’une œuvre, populaire ou non, peut souvent se résumer à une équation du genre : « Les Beatles c’est comme les Beach Boys mais avec du Ravi Shankar dedans » ; « Lars Von Trier, c’est comme Michael Haneke mais avec des blagues de Gotlib dedans » ; « Shakespeare, c’est comme Marlowe mais avec des choses sympatoches dedans. »

Ensuite, c’est dire : « Cronenberg, c’est moins bien que Lynch (quatre étoiles contre cinq) mais mieux que Verhoeven (seulement trois) » et « Artaud, c’est mieux que Aragon (cinq étoiles contre trois) tandis que Eluard c’est moins bien (deux étoiles, bien fait pour sa gueule, essaie encore d’écrire son nom Liberté maintenant que moi le super critique je viens de te trasher sévère). »

Pour la première tendance du travail de la critique, il faut penser à la chanson de Stupeflip, L.E.C.R.O.U. où le groupe dit : « Ils veulent des explications, mais ils sauront rien ! Faut qu’y mettent une étiquette genre ça ressemble à machin, machin ou machin. Et toi, machin, tu ressembles à quoi ? » C’est un jeu des sept erreurs ou une image d’Epinal : tout nous rappelle toujours quelque chose, avec une différence (« sauras-tu la trouver ? »).

Le pire, c’est quand les critiques tombent sur une œuvre qui ne ressemble vraiment à aucune autre. Soudain, tout le monde se met à dire n’importe quoi. C’était le cas notamment pour Synecdoche, New York de Charlie Kaufman (2008) : un film qui ne ressemble viscéralement à aucun autre ; une œuvre dense, complexe, vaste, qui reste comme une énigme pour le spectateur très longtemps après qu’il l’ait vu ; un univers qui fait traverser au spectateur une succession d’émotions et de pensées d’ordinaire incompatibles mais qui réussissent miraculeusement à coexister. Qu’ont fait les critiques devant un tel monument ? Ils se sont plaint avec goguenardise de la lourdeur du film (entendez : l’ambition, la générosité, la démesure), et simultanément l’ont rapproché au forceps des quelques artistes antérieurs dont ils pouvaient misérablement grappiller les signes apparents. C’était lamentable : « Représentation gigogne boursouflée et absconse » (Télérama) ; « Comment prendre au sérieux la métaphysique embuée de vapeur de cerveau du scénariste en titre de la génération des hurluberlus » (Les Cahiers du Cinéma) ; « Pudding pirandellien » (Charlie Hebdo) ; « On dirait du Woody Allen sans humour » (Première) ; « Le film est sinistre. » (Le Monde). Oh, well. Même si le film parle d’une myriade de choses qui excède d’évidence ces prétextes narratifs que sont la mise en abîme et la ville de New York, ceux-ci étant littéralement les seuls éléments que le critique « rapprocheur » pouvait associer rapidement à quelque chose de préexistant (Pirandello, Woody Allen), alors le film a été évalué à partir de ceux-ci. Misère de la critique.

Tout cela fait du critique « rapprocheur » une espèce de contrôleur des ressemblances, un agent de la Loi qui fait qu’on doit impérativement être comparable ou alors quelque chose ne va pas. Ce qui définit proprement le critique « rapprocheur » c’est la détestation profonde de ce qu’il ne connaît pas. C’est comme si ce qu’il ne connaissait pas ne devait pas exister.

Pour la deuxième tendance, à savoir noter les œuvres, faire des bilans annuels, des tops 10 et toute cette abomination qui nous donne l’impression qu’on ne quittera jamais le lycée ou la remise des prix de fin d’année (il y aurait beaucoup à dire sur la manie de donner des « prix » dans le monde de la culture), si cette idée seule ne suffit pas à nous horrifier ou à nous faire mourir de rire, alors rappelons-nous Marie Le Masson Le Golft, cette délicieuse institutrice du Havre du XVIIIe siècle, auteur d’une Esquisse d’un tableau général du genre humain et d’une Balance de la Nature, membre de l’Académie royale d’Education de Madrid, du cercle des Philadelphes du Cap français, de la Société royale de Bilbao et de plusieurs académies provinciales, tombée dans l’oubli et rééditée au XXIe siècle par Marc Decimo. Que faisait Marie Le Masson Le Golft ? Elle notait la nature, tout simplement : les oiseaux, les poissons, les quadrupèdes, les arbres, les fruits et les fleurs, de 0 à 20. Le jaguar obtient 10 pour la forme, le hérisson 3, le cachalot 14, le lion 16 et le rat 3 ! Marie Le Masson Le Golft n’est pas essentiellement différente que les magazines culturels qui mettent 3 étoiles à un film de Kaurismaki et 2 à un Michael Mann. Elle est seulement un peu plus originale, et un peu plus ambitieuse. C’est la Stanley Kubrick de la critique « donneuse de notes » (Gribouille ! Voilà que je me mets à parler comme un critique « rapprocheur » à mon tour !) Elle étend de façon cosmique cette même impulsion absurde qui consiste à donner des bons ou des mauvais points à des œuvres qui, en dehors du medium dans lequel elle s’exprime, n’ont que fort peu de rapports entre elles. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir signifier, écrire qu’un film de Pier Paolo Pasolini est mieux ou moins bien qu’un film de Jonathan Demme ? Est-ce qu’ils font la même chose ? Est-ce qu’ils cherchent à faire la même chose ? Un critique « donneur de notes » compulsif dirait : Oui, ce sont des films, ils peuvent donc être notés selon les mêmes critères. Mais les enjeux pour lesquels leur matière d’expression a choisi cette forme n’ont presque aucune connexion entre eux. C’est croire à une unité d’intention et une cohérence de réception entre différents usages d’une même matière d’expression. Or, il y a plus de « points communs » si on doit parler comme un critique « rapprocheur » (réflexion sur la grammaire, la langue, les images, le contenu politique ou théologique) entre Dante et Pasolini qu’entre Jonathan Demme et Thomas Harris, par exemple. 

L’argument généralement donné pour justifier le travail de la critique est purement économique. C’est le problème de l’offre et de la demande. Cela tient à l’idée que le spectateur ou le lecteur a besoin que quelqu’un lui dise quoi lire ou regarder, parce que l’offre est grande et son temps comme sa demande sont limités. « J’ai 20 euros pour me payer un livre, alors j’achète quoi ? » « J’ai un après-midi par semaine où je peux aller au cinéma, je vais voir quoi ? » C’est vrai. On ne saura jamais tout ce qui se fait et on passera peut-être à côté de ce qui se fait de plus intéressant pour nous et même de plus intéressant en général. Mais la question du « médiateur », du « conseiller », du « passeur professionnel », voire de « l’homme de goût » est un contresens de plus. Les deux seules manières de découvrir une œuvre sont :
1) le conseil d’ami
2) le hasard.

Le conseil d’ami est une bonne manière de découvrir une œuvre, parce que celui-ci tient de l’inspiration magique. C’est un « Je pense que c’est pour toi » qui s’épargne toute question d’objectivité ou d’universalité. C’est proche de la lecture des lignes de la main par la vieille Gitane croisée au coin de la rue. Certes, pour cela, il faut avoir des amis. Mais avec les réseaux sociaux, et donc la sociabilité « froide », établie par goûts, par « points communs », ce n’est pas difficile de tomber sur des posts publiés par des gens qui nous ressemblent et qui nous disent ce qu’ils aiment. Du coup il y a une façon très facile de trouver des choses qui nous plaisent sans nous embarrasser de lire une critique à ce sujet. Et on peut dépenser correctement ses 20 euros ou son après-midi.

Mais rien ne vaut le hasard vraiment. Le hasard reste le meilleur juge. Le hasard reste le meilleur conseiller, le plus intéressant, celui qui occasionnera les rencontres les plus troublantes. La meilleure façon de lire un livre reste encore de ne rien en savoir et de l’ouvrir et de commencer…

 

Du coup, faut-il alors ne rien dire du tout ? Est-il préférable de ne jamais écrire sur des œuvres d’art ? De ne jamais parler des livres, des films ou des tableaux ? C’est ce que prétend le très vulgaire Pialat dans son Van Gogh (1991) quand il fait dire à un pseudo-Van Gogh joué par Dutronc au critique qui parle de son tableau qu’il ferait mieux de se taire. Non. Ce n’est pas ce que je dis ici. D’ailleurs Van Gogh n’a jamais dit ou écrit ça. La critique au XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle était affaire de poètes. Certains pouvaient parfois se mettre à dire n’importe quoi sur une œuvre (Apollinaire, notoirement) mais peu importe. Ce qu’ils disaient existait en tant que vision projetée sur une image, en tant qu’expérience de regard et expérience de pensée.

Pour cela, même si on pourrait simplement décrasser le terme de « critique » de ses accointances « rapprocheuses » et « donneuses de notes » et rappeler le génie visionnaire d’une bonne centaine d’écrivains s’étant adonnés à la critique, de Charles Baudelaire à Stéphane du Mesnildot en passant par Rémy de Gourmont, André Igwal et Jean-Pierre Dionnet, je préfère ne plus parler de critique. Je préfère parler d’exégèse et de vision. 

Quand on regarde quelque chose, cette chose vous regarde en retour. Quand on lit vraiment un texte, ce texte vous lit également. Il voit en vous quelque chose qui était déjà là et que vous n’aviez pas encore remarqué.

La relation qu’on peut avoir avec une œuvre d’art ou un poème est une relation d’amour. Comme dans l’amour, il faut être deux. Et la façon dont une œuvre nous aime est aussi importante que la façon dont on l’aime. Une grande lecture est une lecture à travers laquelle le livre nous lit au moment même où on le lit. Une grande vision se fait quand, pour des raisons qui sont souvent mystérieuses, le film se met à nous voir et à nous parler spécifiquement : nous nous retrouvons à un lieu qui « concerne » le film ou dans un moment de notre vie qui « intéresse » celui-ci. On a souvent dit qu’un livre ou un film mettait en scène son lecteur ou son spectateur, qu’il inventait un lecteur ou un spectateur spécifiques qui se transférera ensuite dans d’autres œuvres, et dans ce sens, comme l’écrivait Borges, un écrivain invente ses prédécesseurs. Il invente une nouvelle façon de les lire, comme un nouveau cinéaste comme Bertrand Mandico invente une nouvelle manière de voir les films de Bunuel, de Borowicz ou de Ruiz. Ou encore Yann Gonzales, dans Un couteau dans le cœur en 2018 (pur joyau de nuit électrique conspué par la critique « rapprocheuse », celle-ci la bouche pleine de « giallo » et passant à côté de toutes les innovations du film comme si elle était, à nouveau, aveugle à tout ce qu’elle ne connaissait pas préalablement) ; Gonzales qui, avec la digression de l’Oiseleur, invente une nouvelle façon de relier le cinéma de Jacques Rivette au « genre » populaire auquel celui-ci appartient de droit.

Pour nourrir notre vision, nous avons besoin de beaucoup d’autres visions. De la même façon que, lorsqu’on écrit un livre, on lit souvent beaucoup de livres sur le même sujet, de la même façon, quand on lit un livre, on le lit à partir de tous les événements que nous avons vécus précédemment, à travers lesquels il apparaît à une place spécifique et acquiert un rayonnement nouveau. Quand Hester Albach lit Nadja de André Breton, les circonstances particulières de sa découverte du livre comme sa situation propre de hollandaise endeuillée et solitaire à Paris nourrissent les découvertes qu’elle lui attribue comme elles impliquent les enquêtes qu’elle mène autour du livre, donnant à celui-ci une dimension « tragique » et prophétique qui ne nous quittera plus.

Le principe qui prélude à l’exégèse du texte sacré, c’est l’idée que ce qui nous parle à travers le texte, ce n’est pas un homme mais la divinité. Et celle-ci parle différemment à chaque personne. « Lis le Coran comme s’il ne s’adressait qu’à ton propre cas » dit Sohrawardi. Même si la divinité ne prononce qu’une seule parole, cette parole possède une multiplicité de significations ; et chacune est utile à connaître ou à éprouver pour reconstituer la relation entre la divinité et l’humanité, et pour permettre à l’humanité d’accéder à la divinité (vous pouvez appeler cette dernière comme vous voulez – en général je dis « la divinité » pour ne pas la confondre avec un Dieu seigneurial et personnel).

Depuis Sohrawardi dans le monde musulman ou Dante dans le monde chrétien – il y en a peut-être eu d’autres avant, ce sont les exemples les plus anciens que je connaisse – on admet l’idée de pouvoir lire la parole divine dans des œuvres « profanes ». Sohrawardi propose de faire l’exégèse des œuvres de l’Imam Platon ; Dante applique la lecture aux quatre niveaux chère à Origène (littéral, historique, moral, anagogique) à des poètes latins comme Ovide ou Virgile. Partant de l’hypothèse que ce qui nous parle à travers les œuvres « inspirées » c’est premièrement « l’inspiration » elle-même et seulement secondairement « l’auteur inspiré », le principe de l’exégèse tient au fait de lire dans des œuvres d’artistes modernes ou vivants, non la « parole humaine » qu’ils ont prononcé volontairement, mais la « parole divine » qu’ils ont transmis, et donc la « divinisation » qu’elle implique et qui passe par la transformation de notre regard, de notre écoute, enfin de notre être, de notre manière de vivre.

Pour cela, il est largement préférable de se focaliser sur des œuvres que l’on aime d’amour. Ecrire sur une œuvre d’art que l’on n’aime pas d’amour, c’est comme faire l’amour avec quelqu’un qu’on n’aime pas vraiment : on peut certainement y prendre du plaisir, et ce plaisir sera peut-être réciproque, mais on ne verra pas des étoiles et des soleils qui explosent dans nos yeux pendant l’orgasme, on ne tremblera pas les minutes qui suivent, on ne s’endormira pas collés l’un contre l’autre et on ne refera pas l’amour aussitôt au réveil, quand ce n’est pas automatiquement après et plusieurs fois de suite. On rentrera peut-être chez soi avec un grand sourire mais on n’aura pas l’impression que c’est le sens de toute notre vie qui aura été mis en jeu dans cette rencontre.

Ce n’est pas tout. Pour pouvoir produire l’exégèse d’une œuvre d’art, il faut connaître celle-ci sur le bout des doigts. Il faut la connaître dans tous ses détails, avoir déjà assimilé tout ce qui est de l’ordre de ses conditions historiques d’écriture ou de production, connaître même la biographie de l’auteur, et la plupart des interprétations qui en ont été données, et tout cela, avant tout pour pouvoir en soustraire ensuite ce qui n’est « que » personnel…

Pour pouvoir faire l’exégèse d’une œuvre d’art, il faut être capable d’en faire le plan, et d’en restituer l’ensemble des protagonistes et leurs parcours, un peu comme un enquêteur reconstitue un crime. En fait, il faut être capable de circuler à l’intérieur d’une œuvre d’art comme si elle était un lieu que notre esprit était soudain capable de visiter. Il faut pouvoir se projeter dans l’espace d’une œuvre d’art comme un nageur plonge sans scaphandre et découvre le trésor au fond de l’océan. Mais cela veut également dire l’avoir assimilé au point de pouvoir inscrire dans l’espace ce qui est de l’ordre du temps. C’est l’idée, soudain, que nous entrons dans le « palais de mémoire » de l’œuvre d’art (au sens de Hannibal Lecter). Cela pourrait ressembler (un peu) à ce que font les profiler face aux serial killers : ils se mettent dans leur tête, ils traversent le monde par leurs yeux, et ils composent des plans avec des fils dans tous les sens pour recomposer les parcours et comprendre la logique propre à ceux qu’ils doivent arrêter. Cela dresse un parallèle discutable – mais conceptuellement admis depuis Thomas de Quincey, Fritz Lang et Marcel Duchamp – entre le lieu de l’œuvre d’art et la scène du crime. Mais cela appuie surtout l’idée que, si on veut faire l’exégèse d’une œuvre d’art, il ne s’agit pas de la regarder du dehors mais de la visiter. En outre, il faut toujours se dire qu’on va y rester longtemps, potentiellement toute notre vie. Et de toutes façons il y va de notre vie ; sinon ce n’est pas la peine d’écrire. Personne ne nous a demandé notre avis, de toutes façons. Si on écrit une exégèse, c’est parce que notre vie en dépend.

Plusieurs autres éléments entrent en jeu. L’exégèse est nourrie par le fait d’avoir plusieurs interprétations d’une même œuvre et de pouvoir articuler ces interprétations de façon harmonieuse ou dissonante, selon le parcours qu’on veut créer pour son lecteur. Si du temps a passé entre le moment où on s’intéresse à un artiste et celui où on écrit sur lui, alors il est fort probable que nous soyons successivement passés par plusieurs interprétations différentes, voire contradictoires, de ce qu’il a fait. Son œuvre a pu faire écho à des sentiments très différents en nous, selon qu’on s’en est imprégné à 16 ans ou à 36. On va prendre un exemple. La personne que vous étiez quand vous avez découvert Lautréamont, par exemple (cela arrive souvent quand on a 16 ans), et celle que vous êtes maintenant sont si différentes, le texte de Lautréamont est nécessairement devenu différent à travers elles. Et il est déjà plein de cette différence au moment même où vous commencez à écrire à son sujet. Du coup, un pont a été créé entre plusieurs sens, un espace s’est ouvert, un champ où plusieurs significations vont pouvoir jouer et donner une lecture plus vaste ou plus profonde de la même œuvre. Lorsqu’on écrit sur un œuvre, il est toujours bénéfique de la connaître depuis longtemps. Pas parce qu’elle nous semblera plus évidente. Au contraire : parce que nous l’aurons connue pourvue de visages et d’expressions distinctes, entre lesquels il nous sera loisible de naviguer.

En outre, la façon de découvrir une œuvre ou de la redécouvrir est importante. Si vous écrivez sur un film, vous pouvez revoir ce film avec des personnes différentes et dans des circonstances différentes : ce ne sera jamais le même film. Non seulement les conversations avec ces personnes pourront enrichir ce film, mais même le simple fait de regarder un film « avec quelqu’un » ou « dans un certain espace » modifie notre regard sur lui. Il lui donne une coloration, une teinte qui imprégnera l’exégèse et complexifiera son orientation. Ce n’est pas la même chose de regarder Un chien andalou ou 8 ½ avec sa copine, avec ses parents, seul ou avec un ami, chez soi ou dans une salle de cinéma, ou encore sur son ordinateur dans une chambre d’hôtel. On ne voit pas le même film. On voit plusieurs films différents entre lesquels notre regard va pouvoir naviguer. Distinguer d’abord, harmoniser ensuite ces différentes visions – ou créer des dissonances et des disjonctions – enrichira notre impression initiale et donnera à notre restitution finale sa polychromie, son charme, sa saveur propre.

On ne doit jamais séparer le regard qu’on porte sur une œuvre et la forme qu’on donne à ce regard. La forme qu’on va lui donner influencera ce regard également. A la manière d’un roman ou d’un film, une exégèse a un début, un milieu, une fin et surtout des surprises, des suspens, des renversements, des parenthèses. On peut commencer le chapitre d’un livre sur Prince par un épisode dans la vie de Paul Claudel, par exemple, ou faire un livre sur les Monty Python où ceux-ci n’apparaissent qu’au bout d’un quart du livre, après une longue introduction sur les sumériens ou L’Epopée de Gilgamesh… Ce qui compte, c’est que l’exégèse invente un regard nouveau sur une œuvre, et surtout multiplie les façons de l’appréhender qui seront autant de façons de rafraichir notre amour celle-ci.

Il y a tant de manières de voir et d’écrire encore… Il y a tant de portes qui n’ont pas encore été ouvertes… Une des façons les plus épouvantables de réfléchir à la question de la culture populaire, c’est de vouloir hiérarchiser jusqu’aux genres. C’est cette manière qu’ont les intellectuels ou les « hommes de culture » de dire : la musique classique est tout en haut, elle est « le sommet de la culture de la musique » ; ensuite on admet le jazz ; en dessous on place la pop, avec une préférence pour ce qui est ancien ; et tout en bas : le rap (mêmes les critiques de rock qui apprécient le rock le plus simplet sont capables de dire des saloperies comme « le rap, c’est pas de la musique »). C’est pareil avec le cinéma et les séries télévisées. Désormais, très rares sont les intellectuels qui méprisent le cinéma comme médium, mais on trouve encore beaucoup de cinéphiles qui trouvent pertinent de cracher sur les séries télévisées, ou de dire de celles qu’ils aiment : « Mais là, c’est du cinéma ! » Dit-on d’un bon film : « C’est de la littérature » ?

Au fond, on en revient toujours à des évidences simples et basiques comme celle-là : l’art populaire d’aujourd’hui s’institutionnalise et devient l’art reconnu de demain ; et on l’utilise pour cracher sur l’art populaire de l’époque suivante… Si on trouve cette attitude profondément bête et même pathologique alors il faut imaginer d’autres façons de voir et de parler de ce qui est populaire. Alors il faut traverser ces questions d’une toute autre manière.

 

Il y a un autre problème, qui semble d’une nature distincte, mais qui en fait est directement lié à celui-là. De la même façon que la critique a pris une place énorme dans nos vies intellectuelles, mais si grosse même qu’elle en a perdu toute espèce de sens, et que sa nuisance reconnue n’a pas restreint sa malfaisance mais au contraire l’a amplifiée – selon la règle énoncée en début de texte et qui veut qu’on aime davantage ne pas aimer ce qu’on n’aime pas qu’aimer ce qu’on aime, ou sinon personne ne regarderait Ruquier – de la même façon le roman s’est taillé la part du Lion dans l’univers littéraire, au détriment de la poésie. Le roman comme absolu de la littérature est une invention récente – elle date d’un siècle à peine. Au XIXe siècle encore, les romanciers considéraient que la poésie était le sommet de l’activité littéraire. Il ne leur serait jamais venu à l’idée d’admirer les romanciers et de se contrefoutre des poètes. C’est le XXe siècle et particulièrement les éditions Gallimard qui ont inventé ce monopole du roman qui est devenu, avec le temps, particulièrement étouffant – et on ne peut pas comprendre la haine du roman chez les surréalistes si on ne comprend pas qu’elle participait d’une stratégie défensive face à la destruction intégrale de l’univers poétique qui était en train de se mettre en place. Aujourd’hui la place de la poésie dans la société est devenue inexistante, presque nulle. On peut consulter la presse littéraire, les émissions littéraires : rien, jamais. La prédominance du roman et les privilèges de la critique tiennent à une malédiction analogue : celle qui veut que tout soit fait, dans notre monde, pour que l’amour fou ne l’emporte jamais. Même si on adore un roman, on ne peut pas le vivre et l’aimer comme le poème, et tout cela est éminemment politique : Il ne faut surtout pas trop aimer. Tant que nous n’aimerons pas trop, rien ne changera vraiment.

Tout cela renvoie à la source du malheur humain dans le monde moderne, à savoir la prédominance de ce qu’on n’aime pas sur ce qu’on aime, le sphinx triomphant sur nos maladroits efforts pour changer ce monde, pour changer nos vies. L’énigme de ce sphinx est encore et toujours le fait que ne pas aimer ce que l’on n’aime pas nous semble une activité plus urgente et plus excitante qu’aimer ce que l’on aime. Et c’est ce qui sempiternellement nous nuit. C’est ce qui ne cesse de nous faire du mal.

Lire des romans, c’est bien – on ne confondra pas la lecture d’un roman avec une pratique malfaisante, nous ne prétendrons pas à la radicalité des surréalistes sur ce sujet – mais si on en lit davantage que de la poésie, cela ne peut pas ne pas être un problème.

Et le fait qu’on ne parle énormément des romans et absolument jamais de poésie ne peut pas ne pas être un grand problème.

Enfin, le fait que, de toute évidence, le romanesque soit devenu l’alpha et l’oméga du littéraire et la critique la seule approche connue des œuvres d’art, et que ces deux choses soient désormais acquises et considérées comme absolument normales – cela ne peut être qu’un très, très, très grand problème.

La critique et le roman, sauf exceptions, traitent du profane, ou traitent le sacré avec prosaïsme, ou tentent de se rapprocher émotionnellement de la temporalité propre au profane et au prosaïque. L’exégèse cherche le divin ; la poésie dit le divin. L’exégèse interroge la prophétie ; la poésie est dictée par la vision.

 

Les révolutionnaires d’aujourd’hui lisent beaucoup de philosophie. C’est bien, mais ils ne doivent pas oublier de se nourrir de poésie pour que leur élan dépasse les limites assignées à la victoire et à l’échec, et ne s’arrêtent pas à la détestation de l’injustice. Ils peuvent se nourrir de la poésie de D.H. Lawrence, par exemple, qui a parlé ainsi de la révolution :

« Si vous faites une révolution, faites-la pour vous amuser
« Ne la faites pas avec un horrible sérieux
« Ne la faites pas avec une gravité mortelle
« Faites-la pour vous amuser
« Ne la faites pas parce que vous haïssez les gens
« Faites-la seulement pour leur cracher dans l’œil »

En outre, ils peuvent la faire en comprenant qu’il n’y a rien de plus beau, rien de plus poétique, rien de plus divin qu’un acte de justice s’il est réalisé sans regard pour son fruit. Mais c’est difficile dans un monde profane. Dans un monde profane, l’échec est insupportable. Dans un monde sacré, ou poétique, l’échec n’a aucune importance. C’est dans le geste lui-même qu’on peut lire la victoire acquise par l’homme sur ses propres déterminations. Et toute anticipation de ce que peut devenir un geste révolutionnaire est absolument contraire à sa valeur propre. Seul l’instant, seul le « ici et maintenant » est digne d’être appelé Royaume – pour parler comme les Sans Roi.

 

« Les disciples lui disaient : le Royaume, quand viendra-t-il ? Jésus répondit : Ce n’est pas en le guettant qu’on le verra venir. On ne dira pas : Voici il est là ou il est ici. Le Royaume est répandu sur toute la terre et les hommes ne le voient pas. » (L’Evangile de Thomas)

 

L’exégèse doit mener au retour impératif du poème, et aux droits imprescriptibles du poétique sur nos vies, seule matière politique qui soit absolument sans regard pour son fruit et permet l’accès au Royaume. Sans amour, la révolution ne vaut rien. Et sans révolution, sans accès au Royaume, nos vies ne sont que plaintes et grognements sur ce qui aurait dû être et n’a pas été.

Mais pour cela, il faut que le pouvoir revienne aux poètes. Nous devons apprendre à aimer ce que l’on aime.