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Une bonne réponse à une mauvaise question
Paru en 2020

Contexte de parution : Le livre sans visage

Présentation :

Texte publié le 16 octobre 2020






Quand j’avais vingt ans, je mangeais souvent chez McDonald (bien avant que je ne devienne végétarien donc). C’était quelque chose d’assez courant dans ma génération. Il y en avait facilement un dans chaque quartier, voire plusieurs. J’en avais un au bout de ma rue, dans le quartier latin, qui faisait l’angle face à un Quick tout aussi massif et agressivement visible. J’y dinais (le mot est sans doute impropre) plusieurs fois par semaine, que ce soit sur place ou en ramenant leur merde chez moi dans leur sinistre sac en papier kraft. Un soir, alors que je faisais la queue, j’ai vu entrer une vieille dame habillée dans une robe noire légère, le visage parcheminé découvrant de traits beaux traits et les cheveux gris ébouriffés, avec un accent américain à couper au couteau. Elle a coupé la file et s’est immédiatement adressée aux serveurs derrière le comptoir. « Mademoiselle, mademoiselle ! » Elle hurlait comme si elle était sortie d’un mythe ou d’un orage. « Donnez-moi un bic et des feuilles de papier blanc, vite, c’est urgent, c’est urgent ! » Et après une pause, elle a ajouté : « Je dois écrire l’histoire de ma vie ! »

C’était il y a vingt-cinq ans et je me suis toujours souvenu de cette séquence, comme si elle avait la valeur d’une épiphanie gnostique ou d’une ouverture vers le mystère. L’histoire de chaque vie est un texte sacré, seulement il est la plupart du temps illisible, obscurci par un dépôt épouvantable, rendu opaque par nos illusions et nos déceptions, inintelligible par les mauvaises questions qui se sont accumulées dans notre esprit jusqu’à nous rendre sourds à la musique des sphères circulant en toutes choses. L’histoire de chaque vie est une guerre à mort entre la lumière et les ténèbres. Les gens aiment bien se dire qu'ils se posent généralement de bonnes questions, mais qu'ils y répondent mal. Je pense que c’est tout l’inverse. Je pense qu’on se pose sans cesse de mauvaises questions. Je pense que la plupart des questions qu’on se pose n’ont d’autre sens que de nous gâcher la vie. Du coup, l’enjeu serait de trouver des bonnes réponses à ces questions stupides qu’on ne cesse de se poser. Les bonnes réponses c’est celles qui rendent les questions caduques. Notre esprit est tordu : nous savons que les questions que nous nous posons sont stupides, mais nous nous les posons quand même. Si nous arrivons à leur barrer la route, nous ne nous en porterons que mieux. Une vie n’est pas suffisante pour répondre à toutes les mauvaises questions qui se posent dans notre vie. On devrait avoir deux vies : une pour vivre, une pour annuler une par une toutes les mauvaises questions que nous nous posons.

Je pense à tout ça parce que je sors de la lecture de « Johnsons & Shits », l’essai que Laurent de Sutter a consacré à la pensée politique de William Burroughs. Burroughs a, dans de nombreux essais aussi passionnants que trop rarement lus, proposé une « subdivision » de l’humanité en deux types très généraux : le Johnson et le Shit. Le premier chapitre traite d’un souvenir de Burroughs, qui avait reçu par la poste un pain de haschich en provenance de France, et dont l’emballage en papier kraft déchiré avait été recollé ultérieurement de bandes de scotch. Burroughs a alors compris que l’envoi avait été mal fait, et que celui-ci s’était déchiré et que son contenu aurait pu lui valoir de sacrés problèmes si un facteur bienveillant ne l’avait recollé et déposé dans sa boîte comme si de rien n’était. Le facteur était donc un membre de « la famille Johnson ». Le Johnson est un type qui s’occupe de ses affaires, et ne fait jamais chier personne tant que personne ne le fait chier : « Ce n’est pas une personne malveillante, fouineuse, querelleuse, qui créé des problèmes. »

Le Shit, par contre, est celui qui s’impose comme l’emmerdeur par excellence. « Oui, écrit aussi Burroughs, ce monde pourrait être un endroit sacrément facile et agréable à vivre si tout le monde pouvait seulement se mêler de ses propres affaires et laisser les autres faire de même. » Hélas, ce n’est pas le cas. Le monde est plein de Shits qui ne laissent jamais personne en paix, et reprennent inlassablement tout le monde pour les tancer et les semoncer face aux écarts possibles vis-à-vis de « leur » Loi. En gros, le Shit est un parasite, l’affidé de son petit Démiurge intime et de sa petite table de règles de ne-pas-savoir-vivre. Mais si nous remontons dans notre propre système de pensée, nous voyons que nous avons toujours un Johnson et un Shit en nous. Et que le Johnson en nous combat perpétuellement avec le Shit, comme l’âme des Sans Roi avec l’âme adventice dont parle Basilide. L’âme adventice est cette âme parasite que le Démiurge a placé en nous pour nous empêcher d’accéder à la grâce : elle passe son temps à nous déconseiller de bonnes choses et nous conseiller de mauvaises, et ensuite à nous culpabiliser pour toutes les mauvaises choses que nous avons faites sous son influence. L’âme adventice est un Shit.

Nous avons tous en nous le potentiel Johnson et le potentiel Shit. Pourquoi certains d’entre nous prennent plutôt une voie qu’une autre ? Il y a d’abord une question de chance, évidemment. Quand on a la chance d’obtenir la vie qu’on a plus ou moins désirée, quand on a le privilège de faire au jour le jour une grande partie de ce qu’on veut, on a largement les moyens de se comporter en Johnson, tandis que lorsqu’on est acculé à devoir exécuter des tâches ingrates et pénibles, quand on est sous le joug de multiples chefs plus ténébreux les uns que les autres, on a assez naturellement tendance à vouloir se venger. Il ne faut pas se leurrer sur ce point. Derrière le Johnson et le Shit, la lutte des classes est là, forcément.

Mais cette explication ne suffit pas. Parce qu’il n’y a pas que les malheureux qui se transforment en Shits. La plupart des hommes de pouvoir comme la grande majorité des grands bourgeois sont de fieffés Shits : ils passent la majeure partie de leur temps à dicter leur conduite aux autres, à les sermonner et à tenter de les culpabiliser en plus de les contrôler. Il est même strictement impossible d’obtenir du pouvoir sans fonctionner comme un Shit. Les hommes de pouvoir et les grands bourgeois contrôlent d’autant mieux les hommes qui travaillent pour eux qu’ils les culpabilisent et les sermonnent quotidiennement. Macron, Darmanin, Dupont-Moretti et les autres : Shits, shits, shits. Le sommet de la « Shit politik » est évidemment le devoir d’ingérence convoqué naguère par Kouchner, quasiment théorisé par lui pour autoriser toutes sortes d’interventions d’intérêt maffieux dans des pays souverains au mépris du droit international. Je ne parle pas des chroniqueurs TV : leur fonction unique est de se comporter comme des Shits. La possibilité de nuire aux autres, que ce soit concrètement, dans la vie, ou par des sermons idiots, répétés jour et nuit, est une des rares choses que tout le monde peut acquérir sans trop de difficulté, avec un tout petit pouvoir et une toute petite visibilité. Un papier à cigarette différencie la mentalité de Pascal Praud de celle d’un influenceur fitness harcelant une de ses consœurs par une multitude de dramas instagram, alors que leur compte en banque appartient à deux réalités qui ne semblent pas pouvoir coexister dans un même espace. Pas besoin d’unir les Shits de tous pays et de toutes classes, ils sont comme une société officiant absolument partout. Je vous présente la Société Pas-assez-secrète des Shits.

C’est que la Shitness est une atmosphère, une ambiance, une fréquence. Ce sont des habitudes, des idées sur le monde et des autorisations à y intervenir qui font de vous le Shit que vous détestez chez autrui. Il n’y a aucun doute que les grands systèmes politiques et moraux offrent de nombreuses excuses pour se comporter comme un Shit. Mieux encore : ils offrent une justification morale à cette activité. Le Shit a beau tirer un bénéfice certain des emmerdements qu’il fait subir aux autres, il les fait toujours pour le compte d’une idée supérieure à laquelle il faudrait systématiquement se soumettre. Le Shit est toujours le lieutenant de quelqu’un ou de quelque chose.

On peut aller plus loin : les meilleures causes peuvent toujours devenir l’arme parfaite d’un Shit dans une vendetta personnelle. Il n’est pas une cause magnifique qui ne puisse être détournée de sa visée pour servir de petit instrument de pouvoir. Il n’est pas une parole émancipatrice qui ne peut se retrouver transformée en son contraire par un Shit un peu ambitieux et pourvu d’un assez bon bagage rhétorique. Le recul que nous avons aujourd’hui sur les années 1960 nous renseignent assez sur ce que sont devenus les porte-paroles libertaires, tels que Dany Cohn-Bendit ou Romain Goupil (mais ils sont très loin d’être les seuls) : de petits employés du pouvoir qui, après avoir utilisé un engouement collectif pour des idées émancipatrices à l’édification de leur mythologie personnelle, les ont reniées pour défendre les pires injustices et les plus ignobles répressions. Il y a peu de doutes que nous ne soyons les spectateurs d’une séquence similaire dans une dizaine d’années, et que nombre de figures révolutionnaires de notre temps se métamorphosent en vieux réacs arrogants et méprisants. Certains ont déjà commencé à opérer ce sinistre tournant. Ceci n’est pas une raison pour rejeter les idées qu’ils ont portées un jour et qui ne leur appartiennent pas, pas plus qu’à nous d’ailleurs : jamais nous ne devrons renoncer aux impératifs de justice, d’égalité, de liberté et de vie poétique. Mais nous devrions arrêter de mythifier les hommes et nous pâmer d’admiration pour de nouvelles figures qui parlent haut et fort. L’idolâtrie est une activité stupide, nous ne le savons que trop. Faut-il, pour être fidèle à une bonne cause, défendre bec et ongle son très mauvais porte-parole ? Comme dirait l’autre : la question, elle est vite répondue. Je dirais même plus : la mauvaise question, elle est vite bien répondue.

Voilà qui rend très pessimiste sur la nature humaine. Mais pas autant que l’observation de cet incroyable déséquilibre qu’on retrouve sans cesse dans le monde (et qui fera sans doute l’objet d’un prochain texte, parce que je n’en ai pas encore fini avec l’exploration de ces questions) : il n’existe pas de bons usages d’une mauvaise cause, tandis qu’il existe toujours de mauvais usages d’une bonne cause. En gros il ne peut pas exister de Johnson raciste, misogyne ou inégalitaire, tandis qu’on rencontre des palanquées de Shits militants pour des causes justes (féministe, anticolonialiste, communiste) qu’ils détournent à leur profit ou qu’ils décrédibilisent par leur cynisme ou leur faiblesse. Une question qui se pose malgré tout, surtout si nous prenons une approche à la fois anarchique et alchimique de ces questions tant psychologiques que politiques, c’est : peut-on transmuter le Shit en nous et hors de nous ? Le Shit peut-il se transformer en Or ? Ce serait un but possible, un objectif, tant politique, poétique que spirituel. La grande métamorphose des emmerdeurs. Si quelqu’un a des pistes pour y arriver, qu’il nous écrive, il a gagné.