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Confinement Porn
Paru en 2021

Contexte de parution : Le livre sans visage

Présentation :

Texte publié sur le blog Le Livre Sans Visage en février 2021. 






Il est revenu, le temps des attestations. A croire que c’est un acte magique, une solution mystérieuse, pour ce petit président qui l’est si peu (magique, mystérieux et président). Ça pourrait avoir une vague coloration médiévale, si le Révérend Père Castex poussait un peu le trait : « A chaque fois que sortir tu vouldras, attestation tu signeras. » Si seulement nous n’étions pas fatigués du Macron Circus, ça pourrait presque être drôle. A chaque fois que notre admirable « plateau » passe de « alarmant » à « très alarmant », on fait revenir le principe de l’attestation à imprimer et à signer. Si j’étais complotiste, je dirais que le lobby du papier n’est pas étranger à tout ça. 

 

Il n’est pas fini, le temps des attestations. On pourrait aller beaucoup plus loin. On pourrait faire des attestations pour se déplacer dans nos appartements, histoire d’éviter les clusters. Je change de pièce, j’imprime une attestation. Je vais pisser, j’imprime une attestation. Je vais me faire cuire un œuf, j’imprime une attestation. On pourrait aussi remplir une attestation qui nous autorise à remplir une attestation. Ce ne serait pas tellement plus absurde que cette insulte à l’intelligence quotidienne consistant à nous auto-autoriser à sortir dans un périmètre de 10 km sur une durée d’une journée. Pour une heure, je trouvais ça déjà con. Mais bon, je comprenais l’idée, vaguement. Mais là ? Puisqu’on peut faire le zouave avec son papier toute la foutue journée ? Je me suis longtemps creusé la tête pour comprendre quelle infraction elle était supposée empêcher, cette attestation. Se déplacer au-delà de 10 km ? Mais dans ce cas, pourquoi en faire une nouvelle chaque jour ? Si nos lecteurs ont la solution, qu’ils nous écrivent, ils ont gagné. 

 

Il n’en finira jamais, le temps des attestations. « En attendant le vaccin » est la pièce de théâtre qu’on nous rejoue en boucle, pendant que les théâtres sont fermés. « Tu te confines, mais est-ce que je peux venir aussi ? » est la comédie française pourrie qu’on nous rediffuse jusqu’à la réouverture, toujours reportée, des salles de cinéma. « Covide-moi » est le porno qui tourne en boucle sur les sites gouvernementaux pendant que la distanciation sociale et la fermeture des bars et des restos ont créé une nouvelle époque de détresse affective et sexuelle pour les célibataires du monde entier. Le tube dans la narine est le dernier geste érotique encore vaguement légal à notre époque de pornographie sanitaire. Je ne m’intéresse pas tellement au porno mais je serais curieux de savoir si les masques ont été intégrés dans les dernières réalisations. Désormais, quand on regarde des films des années 2010 où les acteurs ne portent pas de masque, on a du mal à en croire nos yeux. On a même peur pour eux. Tout le passé de l’humanité appartient désormais au genre de la science-fiction. 

 

Il a bon dos, le virus. Il a le cuir épais, le pangolin (qui n’y est pour rien, d’ailleurs). Elle fait ce qu’elle peut, la chauve-souris (qui n’a peut-être aucun rapport avec l’épidémie non plus). Il ne peut pas être partout, le vison (puisque c’est lui, le dernier suspect en date dans l’enquête policière la plus chiante du monde). On lui fait porter la responsabilité de tout ce qui cloche ici, mais tous les masques du monde ne suffiraient pas à recouvrir la destruction de la planète, la casse des emplois et la pandémie de solitude que la politique sanitaire n’a pas inventé, mais n’a fait que mettre en lumière. 

 

En exacerbant les inégalités jusqu’à qu’elles soient insupportables, la pandémie a posé un flingue sur la tempe de l’ensemble de l’humanité. Chacun pour soi et le virus contre tous. C’est pour ça que le virus est apocalyptique : au moment de mettre son masque, la mariée a relevé son voile et on a vu sourire le visage hideux du capitalisme. 

 

Alors maintenant, quelque chose doit craquer. Tout le monde est à bout. Les étudiants n’en peuvent plus, les restaurateurs sont au bord du suicide, ceux qui ont perdu leur emploi s’attendent à perdre aussi leur chômage, la pauvreté augmente à une vitesse accélérée et les libertés publiques se réduisent comme une peau de chagrin alors que les employés des entreprises prennent des métros bondés tous les matins pour aller travailler dans des clusters pendant que leurs enfants masqués vont à l’école voir des hommes masqués leur faire des cours dans des salles pleines d’enfants masqués. Nous avons rarement senti autant les murs de la réalité se rapprocher et les possibilités de cette vie se restreindre. Et ce phénomène, nous sentons instinctivement qu’il ne sort pas de nulle part. Ce récit, nous sommes nombreux à avoir le sentiment qu’on savait confusément qu’il allait nous tomber dessus. Il ressemble à un récit déjà écrit, déjà lu, déjà vécu. Et c’est bien ça, le plus dingue. « No Future » : c’était déjà le constat des écologistes collapsologues, des économistes atterrés, des lanceurs d’alerte, des personnes pour qui le bien commun, le bien collectif, était déjà, bien avant le début des années 2020, dans une situation qui se situait au-delà du danger. L’idée la plus courante est qu’il aurait fallu commencer à se soucier du sort de la planète ou de l’économie avant-hier, voire avant-avant-hier. L’idée la plus courante est qu’hier, c’était sans doute déjà trop tard. On n’avait déjà plus de futur avant même que notre vie ne nous soit retirée comme on retire un tapis sous nos pieds. C’est comme ça que le monde meurt : pas dans un murmure, pas dans un bang, dans une longue et lente pandémie sous contrôle sanitaire. Quelque chose doit craquer. Quelque chose ne craque pas. 

 

Ce qui est important, c’est que cette situation dans laquelle nous vivons depuis maintenant une année, plus qu’une crise, est une épreuve. Épreuve dans laquelle tout ce qui faisait problème ou symptôme depuis trente ans est désormais une pensée oppressante de chaque instant. Ce qui est important, c’est nous savons désormais que nous vivons un monde réduit à sa plus simple expression, une vie de prisonnier ou de bête d’hôpital, sortant pour bosser et rentrant avec les courses. Et dans ce monde et cette vie, toutes les antinomies explosent, toutes les contradictions de la société comme celles de nos caractères individuels prennent une forme extrême. Ceux qui sont durs avec eux-mêmes décompensent. Les mélancoliques ne sortent plus de leur mélancolie. Les solitaires sont encore plus seuls et ceux qui se sentent en prison dans leur famille sont encore plus emprisonnés. Ce qui nous préserve de la folie est de voir que tout le monde commence à déconner autour de nous.

 

Oui, la situation présente est tout bonnement invivable. Et elle l’est pour tout le monde, chacun à sa manière. Même le salaud de riche ne jubile pas tellement quand il se planque pour aller dîner avec ses potes dans un resto clandestin. Même le people ne se la raconte pas quand il se fait sa fiesta en catimini. Nous sommes très inégaux devant la politique sanitaire mais nous sommes, malgré tout, tous malheureux. Vous avez vu la gueule des politiques ? Ils ne jouissent pas tant que ça de nous faire tant de mal pour rien. Ils savent qu’ils n’en ont plus pour longtemps, eux non plus. Ils sont devenus la Mort, Shiva, le destructeur des mondes. Ils sont devenus la Mort et ils le savent. 

 

Mais même si on se libérait demain de cette crise sanitaire, ce serait tout aussi invivable. Si on était enfin vacciné et déconfiné, si même on relançait la culture et la restauration, ce serait l’épouvante. Même si tout revenait à la normale, notre blessure intime, qu’elle soit politique ou psychologique, ne se cicatriserait pas. Le monde d’après n’est pas pour demain. Il n’est même pas pour après-après-demain.

 

Même si tout revenait à la normale, la blessure des mouvement sociaux tués dans l’œuf ne se cicatriserait pas. Même si tout revenait à la normale, la blessure des promesses non-tenues d’un pacte écologique collectif ne se cicatriserait pas. Même si tout revenait à la normale, la blessure de toutes les souffrances passées, qu’elles soient la conséquence des politiques racistes ou des pratiques sexistes, des inégalités économiques ou des injustices liées à notre situation familiale, ne se cicatriserait pas. Enfin la blessure de l’inceste, ce « secret bien gardé » des familles, ne se cicatriserait pas. Est-ce un hasard de calendrier que l’année 2020 ait vu à la fois le coronavirus et les destructions des statues du mouvement BlackLivesMatter ? Est-ce un hasard si 2021 a commencé avec le #MeTooInceste par lequel la France a rattrapé son retard lors du mouvement #MeToo ? Est-ce un hasard si la tentative de diversion gouvernementale sur l’« islamogauchisme » qui gangrénerait dans les universités n’a stimulé que quelques salopards d’extrême-droite mais a surtout entraîné un tollé dans le champ universitaire lui-même ? Sans doute pas. Sans doute que l’apparence de normalité des vies d’avant n’auraient pas donné à ces mouvements une telle caisse de résonnance. Sans doute qu’il est plus difficile de ressentir de l’empathie pour les souffrances des autres quand nos vies de tous les jours sont pleines de rencontres et d’activités. Là, nous sommes à bout, mais nous sommes également tout ouïe. Nous entendons enfin, et peut-être pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les souffrances de toutes et tous, comme un gigantesque Égrégore. Et même les souffrances des morts. 

 

Alors ? Alors il faut traverser ce long tunnel maintenant. Il faut le traverser, d’autant plus que nous sommes seuls, seuls comme si nous étions déjà morts. Mais nous ne sommes pas seuls à être seuls. Nous sommes tous seuls. Et nous sommes tous dans le tunnel, donc nous sommes tous vivants. Nous sommes tous vivants, même les morts. Bien entendu, notre souffrance individuelle n’est comparable à aucune. Mais désormais nous souffrons tous de notre individuelle souffrance, amplifiée par la pornographie sanitaire mondiale. Et non seulement ça, mais nous souffrons tous collectivement de toutes les souffrances individuelles dont nous ne souffrions pas auparavant. Même individuellement mauvaise, c’est collectivement une bonne nouvelle. Même individuellement insupportable, elle est supportable parce qu’elle est collective. Tout cela commence à peine. Le tunnel ne fait que commencer. Notre traversée de la mort vers la vie ne fait que commencer. C’est un chemin difficile, mais c’est le bon chemin. C’est le bon chemin parce que nous ne pouvons pas partir de plus loin. Parce que nous partons du bout du tunnel. C’est le chemin qui redonne à notre aventure collective la beauté de la nuit la plus noire. Et c’est dans la nuit la plus noire, et lorsque l’homme est le plus désespéré, que peut apparaître le scintillement de l’étoile.