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Un tramway nommé Zemmour
Paru en 2021

Contexte de parution : Le livre sans visage

Présentation :

Texte publié sur le blog Le Livre sans Visage en octobre 2021






 

C’est comme un rêve à l’intérieur d’un rêve, un cauchemar dont on ne réveille que pour se rendre compte qu’on rêve toujours et qu’on vient de retomber dans un deuxième cauchemar. Pas un jour ne passe sans qu’on ne nous informe de l'irrésistible progression dans les sondages des intentions de vote pour l'ex-chroniqueur glauque de Ruquier, ce croque-mort à l’œil vitreux, sentencieux et ricanant : un tramway nommé Zemmour. On a vécu quatre ans sous le règne du petit robot, et maintenant on nous menace du petit facho. Clap clap clap. Merci, les gens. Bravo pour ce beau numéro de prestidigitation. L'Histoire se répète une énième fois en film d'horreur. La campagne électorale a donc déjà commencé : six mois avant l’échéance et avec un type qui répète jusqu’à la nausée qu’il ne sait pas encore s’il va se présenter et dont le programme tient sur un post-it – « Mort aux arabes » – mais qui a déjà une équipe de campagne derrière lui depuis les calendes, des milliardaires qui lui mettent des billets dans les poches, des fans à foison, et qui excite toutes les passions tristes des Français, leurs vieux démons et leurs illusions de grandeur. Des illusions pas perdues pour tout le monde : appeler sa maison d’édition Rubempré est d’une ironie sinistre quand on s’est chargé depuis vingt ans de nourrir ses auditeurs de fadaises sur le destin français. Faire passer ses misères pour des splendeurs et ses courtisanes pour des Béatrix, voilà le fonds de commerce du petit Z. Et ça marche. 

 

Ce n’est pas une campagne, c’est un film X. Pendant longtemps, je n'y croyais pas. Il m’a fallu la une de Paris Match pour que je commence à comprendre à quelle sauce on voulait nous manger. Cette photo « volée » du petit Z. et de sa directrice de campagne en train de se papouiller dans la flotte est d’une pornographie sidérante, jamais vue, jamais connue, même pour un torchon comme Match. Sans surprise, elle ne peut que servir l’ex-duettiste d’« On n’est pas couché », super-virilisé par la situation, archi-alain-delonisé, transformant le sinistre petit apprenti-sorcier de la guerre civile en irrésistible tombeur : Docteur Éric et Mister Love. À quand la sex-tape ? Qu’importe si le petit Z. fait alors de la peine à sa femme : on sait qu’il vendrait sa mère pour un peu de buzz. Pour le portrait officiel de sa candidature, gageons que ce sera encore plus direct : Zemmour en train de se faire sucer par une femme déguisée en Marianne dans des affiches partout dans les rues. DSK l’a rêvé, le petit Z. l’a fait.  

 

Ce n’est pas un homme, c’est une pulsion. Le petit Z. est un principe de mort comme il existe des principes de vie. C’est un sombre précurseur, comme celui dont parlent Gilles Deleuze et Claire Parnet dans L'Abécédaire, lettre Z. Mais ce n'est pas le Grand Z. de Spinoza, de Leibniz, de Nietzsche ou de Zarathoustra. Le petit Z. n’est pas le sombre précurseur qui met en rapport deux potentiels différents et permet la fulguration de l’éclair. C’est le sombre précurseur inverse. C’est le zigzag qui détruit les rapports entre pauvres, divise les blancs et les non-blancs au profit de la classe dominante et dissipe la tempête que les Gilets Jaunes avaient incarné pendant un an de lutte pour plus de justice économique, plus d’égalité citoyenne, plus de démocratie réelle. Le petit Z., c’est encore « Hitler plutôt que le Front Populaire » : soit le paratonnerre bourgeois de la révolution qui pouvait arriver. C’est la personnalité charismatique qui fait ressurgir le désir de soumission des masses et remplace la fraternité entre les humiliés par une guerre civile atroce au profit des super-riches. Ce n’est pas le Z. du commencement du monde, c’est celui de sa fin. 

 

Il est évident que le petit Z. arrange les affaires des hommes de pouvoir et de leurs laquais médiatiques. Pourquoi ? Parce qu’après une présidence marquée par un an de Gilets Jaunes, une demande de redistribution des richesses et de démocratie plus grande, des manifs pour chaque réforme, deux ans de crise et de chaos sanitaires et, depuis un mois, une augmentation brutale du coût de la vie, l’évacuation pure et simple des revendications économiques et sociales au profit de la thématique identitaire et raciale est une aubaine pour les salopards qui se sont encore enrichis depuis quatre ans. « Le Grand Remplacement plutôt que les Gilets Jaunes ! » : voilà ce que se disent, consciemment ou inconsciemment, tous ceux qui ont profité depuis deux décennies de la paupérisation des classes moyennes. 

 

Toutes ces salades sur l’Islam et la destruction de l’identité française, ce n’est même pas comme si le petit Z. les avait trouvées tout seul. Mais comme dans un télé-crochet (« Racist Academy »), il a été « élu » comme la starlette qui les incarnait le mieux. En outre, dans une période où l’urgence écologique est partagée par de plus en plus de monde, un petit embrouilleur qui ne jure que par le nucléaire arrange vraiment tous ces criminels. Pour les milliardaires, un deuxième tour Emmanuel Robot-Éric Facho, c’est gagnant-gagnant. De son côté, même le président sortant se frotte les mains. Les Le Pen ont fait leur temps et n’amusent plus personne. On ne va pas se coltiner un deuxième tour identique à l’élection de 2017. Si l’on doit à nouveau mobiliser les castors pour dresser un barrage républicain entre le premier et le second tour, le petit Z. fera un bien meilleur « méchant de James Bond ». Dans un face-à-face entre le petit robot et le petit facho, même les gauchistes les plus démobilisés se sentiront obligés d’aller voter. On en rit ou en pleure d’avance, c’est selon. Les Gilets Jaunes qui ont perdu une main utiliseront l’autre pour mettre un vote dans l’urne de leur bourreau et les éborgnés n’auront que le deuxième pour pleurer. Le petit robot réélu : ouf, on a eu chaud ! Et derrière, cinq ans supplémentaires de casse sociale. 

 

Mais encore et surtout : cinq ans supplémentaires de casse sociale absolument certaine et annoncée dans les deux cas. Parce que c’est déjà dans les tuyaux du petit Z. : jouer la carte de l’hyper-capitalisme anti-immigrationniste et viriliste, comme Bolsonaro ou Victor Orban. C’est-à-dire la destruction pure et simple de toute protection sociale tout en brandissant la menace de bouter tous les étrangers hors du royaume de France et tous les « wokistes » hors de l’université. Un pays à feu et à sang mais suffisamment bien divisé pour que les salopards continuent à s'empiffrer au milieu des ruines. Bien entendu, pour le peuple, le petit facho serait encore pire que le petit robot. Il n’est pas du même bois, il est carrément en acier trempé. Il ne le cache pas. Il veut aller encore plus loin dans le thatchérisme, le reaganisme, le giscardisme, le sarkozysme. Si le petit Z. perd, c’est horrible, mais s’il gagne, c’est l’apocalypse. Il représente un danger, non seulement pour les arabes, non seulement pour les femmes et les homosexuels, mais pour tous les pauvres et même pour les moins pauvres. 

 

Les intérêts bien compris des puissants ne suffisent pas à expliquer son ascension. Il y a également dans le succès du petit Z. quelque chose qui renvoie à la passion des masses pour leurs bourreaux. Le désir de se battre pour sa servitude avec plus de rage encore que pour son émancipation. Le petit Z. est ignorant, arrogant, approximatif, stupide, menteur, abuseur, forceur, mais il est sûr de lui. Il en veut. Il croit en son destin. Et ça, ça épate tout le monde. Et sa misérable culture générale étalée comme de la confiture et composée de petits extraits de roman national à deux sous n’est pas un obstacle à son succès. Bien au contraire. C’est un avantage. 

 

Le goût des hommes pour les méchants est ragaillardi par la présence du petit Z. Avec lui, c’est toute une histoire de la « maladie nationale » qui se réveille. C’est la passion des hommes pour les blaireaux qui les manipulent et les méprisent, assimilés presque automatiquement à des grands hommes. Si, pendant longtemps, les médias ont aimé se demander : « Peut-on être à la fois un grand homme et un blaireau ? » (Louis XIV, Napoléon, Mitterrand, etc. – la variante dans le secteur culturel étant « Peut-on être à la fois un génie et un salaud ? »), c’est que la question était, pour eux, vite répondue. Elle a même toujours été répondue. Pour les médias et pour les hommes de pouvoir, et, bien malheureusement, pour tant d’hommes et de femmes qui tombent dans le panneau, on ne peut être un grand homme qu’à la condition d’être d’abord un blaireau. Il n’est même pas la peine de s’intéresser à un grand homme s’il n’est pas d’abord un blaireau. C’est pulsionnel. Il est plus difficile d’admirer ce qui est admirable, parce que ce qui est admirable n’excite pas les bas instincts. Il est bien plus facile d’apprécier les blaireaux, dont le succès rassure sur l’injustice fondamentale de ce monde. Injustice dont on est presque systématiquement un des pions, subissant le pouvoir inique des plus forts, exerçant notre petit pouvoir sur les plus faibles. 

 

En outre, il y a toujours eu une fascination – humaine, trop humaine – pour le pire chez l’homme. Une propension à aimer ne pas aimer ce qu’il n’aime pas plus grande qu’à aimer ce qu’il aime. C’est ce que les Sans Roi expliquaient par la présence de l’âme adventice dans chaque être humain, le conseillant toujours à son désavantage, le faisant plier sous le joug des autorités qu’il aurait d’abord intérêt à combattre. Elle commence avec l’adoration d’un Dieu-Seigneur et la soumission à ses prêtres. Elle se transfère dans celle des despotes, des pervers, des escrocs et des menteurs. Enfin, elle se répand dans la fascination pour les tueurs psychopathes, les serial-killers, voire dans la passion pour les chroniqueurs racistes, misogynes et homophobes, dont le petit Z. est un archétype parfait. 

 

Il faut reconnaître que le petit Z. a hissé l’exercice du « bad buzz » à la hauteur d’un sport de compétition. Il n’est pas très intelligent, mais il a au moins l’intelligence de l’inimitié. Le petit chroniqueur mégalomane aux écrits médiocres et aux idées courtes, mais roué à l’exercice d’échauffer les esprits, vient vendre sa soupe française – « Ma gueule n’a pas dit son dernier mot », un gros exercice de mégalomanie autoédité où ce Javert se prend pour Victor Hugo – et les médias, une fois de plus, lui ouvrent toutes les portes tout en prétendant les lui fermer. Le petit Z. doit avoir une bague avec un chaton pivotant. Quand il arrive devant une rédaction, alors que celle-ci se préparait à lui barrer la porte en multipliant les déclarations d’hostilité, abracadabra, on lui déroule le tapis rouge et il entre, avec son sourire de Grande Faucheuse, ses costumes mal coupés de maître d’hôtel de seconde zone, son araignée au plafond, ses évocations énamourées de Napoléon et son livre de Jacques Banville sous le bras. Un très sale type, oui, mais avec un sacré pouvoir. Un type très con, sans aucun doute, mais avec un puissant vouloir. Sans doute ce qui, dans l’histoire politique de notre pays des cinquante dernières années, se rapproche le plus d’un magicien noir. Rien que ça ? Oui, rien que ça. Ce n’est pas de la simple politique. C’est de l’envoûtement. Ce n’est pas Zorglub, c’est Nyarlathotep. 

 

Nyarlathotep… Rappelez-vous. C’est sans doute le personnage et la nouvelle de Lovecraft du même nom les plus adaptées à notre situation. Vous les trouverez dans le recueil « Night Ocean ». 

 

J’y pensais beaucoup l’année des Gilets Jaunes, et plus encore durant le temps du confinement. Elle commence comme ça : « La tension générale était horrible. A une période de bouleversements politiques et sociaux vint s’ajouter la crainte, bizarre et obscure, d’un abominable danger physique, répandu partout, menaçant tout – comme on ne peut en imaginer que dans les plus atroces fantasmes nocturnes. Je me souviens que les gens marchaient, le visage blême et préoccupé, et chuchotaient des mises en garde et des prophéties que nul n’osait consciemment répéter, ou s’avouer à lui-même avoir entendues. Un monstrueux sentiment de culpabilité sur tout le pays, et des abysses entre les étoiles soufflaient des vents glacés qui faisaient frissonner les hommes dans des lieux sombres et solitaires. » 

 

Désormais, c’est le dérèglement climatique devenu de plus en plus palpable qui la rend si actuelle : « L’enchaînement des saisons connut des altérations démoniaques : la chaleur de l’automne persista d’effrayante façon, et chacun sentit que la Terre et peut-être l’univers avaient échappé au contrôle des dieux, ou des forces inconnues pour passer sous celui d’autres dieux, d’autres forces, qui restaient ignorés. » 

 

Et c’est dans ce contexte qu’apparaît Nyarlathothep : un genre de forain ou de conférencier ambulant, un manipulateur inquiétant, très maigre et très mate, qui se dit descendant des anciens Égyptiens comme le petit Z. se rêve le héros de la France de jadis. Et Nyarlathotep va de ville en ville, utilisant du cinématographe comme instrument d’hypnose pour exercer sa fascination sur le public – une fascination mêlée de peur surnaturelle – un peu comme le petit Z. a utilisé la télévision depuis vingt ans pour imposer les thématiques identitaires et raciales à la population en toute impunité. Les adeptes de Nyarlathotep le suivent, comme s’il incarnait un combat, celui de la lumière contre l’obscurité. Comme le petit Z. prétend incarner le combat de la France de toujours contre son grand remplacement. Évidemment, il mène en réalité ses sbires vers un cauchemar surnaturel dont ils ne sont que des pions : quelque part au-delà des mondes, au milieu des colonnes de temples non consacrés, dans le « cimetière de l’univers » au son d’un battement de tambours qui rend fou. 

 

Si vous ne le voyez pas comme je le vois, alors peut-être devrons-nous passer par ce « cimetière de l’univers » pour le comprendre. Refaire encore « le voyage de Crapaud vers Nulle Part » comme disait Philip K. Dick, qui comparait le voyage de l’âme dans les anciens systèmes métaphysiques qui ont fait leur temps à une attraction désuète de parc d’attraction. Refaire le voyage de Crapaud dans le pétainisme et l’Empire. Refaire le voyage de Crapaud dans le sarkozysme et le tatchérisme. Refaire le voyage de Crapaud dans le racisme, le sexisme, l’homophobie. Rejouer encore la fascination pour le pire, la passion des victimes pour leurs bourreaux, et ensuite s’en mordre les doigts. S’il faut encore en passer par là pour que les êtres humains comprennent, alors qu’ils aillent rêver ce cauchemar. Mais les six mois qui viennent vont être longs.