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Fuckbook
Paru en 2021

Contexte de parution : Le livre sans visage

Présentation :

Texte publié sur le blog Le Livre Sans Visage en octobre 2021. C'est le dernier texte écrit pour le blog. Deux mois plus tard commençait la série Infernet sur Blast, qui rendait en quelque sorte ce type de réflexions obsolète. 






Les réseaux sociaux sont le monde né de notre impuissance à créer un monde. Ils sont le monde de notre absence de monde. Leur monde est, littéralement, le dernier de nos mondes. Le monde des réseaux sociaux est le dernier de nos mondes dans le sens du plus : le plus pauvre en humanité, le plus pauvre en intelligence et en bonté. Mais leur monde est aussi le dernier de nos mondes dans le sens où nous n’en sortirons jamais. Le monde des réseaux sociaux est le dernier monde que nous connaîtrons. Nous mourrons pendant son règne. 

 

C’est un peu comme le sucre ou l’alcool : les bénéfices immédiats sont beaucoup trop grands pour qu’on pense au coût futur de ceux-ci. Les réseaux sociaux répondent bien trop exactement à l’algèbre du besoin. L’homme est plongé dans le réseau social comme l’alcoolique dans une rivière de vin rouge. 

 

C’est peu dire que, sans une destruction qui viendrait de l’extérieur, sans une catastrophe technologique ou numérique, nous n’en sortirons jamais. Nous nous en sommes rendus compte lentement, progressivement, mais tout cela était foutu avant même d’avoir commencé. Il n’y a rien au sauver des réseaux sociaux parce que tous les bénéfices que nous en avons obtenu n’étaient que les préludes, les prolégomènes, les avant-goûts de leurs maléfices. Et maintenant que ces maléfices sont visibles à l’œil nu, c’est trop tard. Nous avons désormais besoin des réseaux sociaux pour vivre. Comme quelqu’un me l’a dit un jour : « Si tu n’existes pas sur Facebook, tu n’existes pas. » Du moins, c’est l’idée qui s’est finalement imposée. Une idée fausse, une idée bête et destructrice, mais une idée puissante. Une idée qui a remplacé l’adage fameux : « Si tu n’existes pas dans les médias, tu n’existes pas. » Et même si elles entraînent une conclusion fausse, les prémisses de ces idées sont justes : Nous avons terriblement besoin d’être aimés. 

 

Nous avons terriblement besoin d’être aimés et assez peu envie d’aimer en retour. Être aimé est un luxe, aimer est une souffrance. Être aimé est un excitant, aimer est un effort. Nous avons terriblement besoin d’être aimés et nous savons que nous devons aimer beaucoup pour être aimés un peu en retour, mais nous cherchons tous les moyens, toutes les malices qui nous permettraient de nous passer de l’effort pour obtenir l’excitation, d’obtenir le luxe et d’éviter la souffrance. Et c’est bien la promesse que procure la célébrité : l’amour de tous pour une seule personne. Un amour collectif rendu pour une personne unique. La starlette est ce modèle que tous essaient d’atteindre, que les médias ont permis à celle-ci, et que les réseaux sociaux ont développé pour chacun. Mais ce modèle est un leurre, et les starlettes le savent, qui se savent si peu aimées. 

 

Les starlettes savent qu’elles ne sont pas aimées. Ce que leurs fans aiment, c’est leur image, pas elles. Et c’est ce qu’offrent les réseaux sociaux : le substitut pour chacun d’une image de lui-même qui officie comme support de fantasmes collectifs. Une offre extrêmement excitante et un résultat absolument déprimant. Ce qui n’empêche pas l’individu leurré de vouloir continuer à se leurrer encore. L’addiction à son image publique était le triste privilège d’une minorité d’individus, il est devenu le pain de tous les jours de la population mondiale.

 

De l’éditorialiste amateur attaché aux pouces bleus à l’ado accro aux selfies, en passant par l’enfant sur tiktok et le vieux penseur transformé en facebooker, tout individu du XXIe siècle est une starlette. Et il rejoue à travers son voyage dans les réseaux sociaux le récit terrifiant des stars du XXe siècle. Il essaie de rencontrer l’amour par la production d’une image de lui-même qui le vide et le laisse idiot. C’est un récit circulaire : plus on obtient de pouces bleus, et plus on manque de pouces bleus. Plus on accumule les followers, et plus on a besoin de followers. C’est circulaire, comme « Mr. Toad’s Wild Ride ». C’est le « Voyage du Facebooker pour Nulle Part ». 

 

Nous ne rencontrerons jamais l’amour par les réseaux sociaux. Nous n’en rencontrerons que la représentation. D’abord parce que nous y sommes nous-mêmes incapables d’y donner de l’amour, d’y ressentir de l’amour, d’y aimer autre chose que des images, des représentations, des êtres humains en spectacle. Ensuite parce que nous sommes voués, par la nature même de la machine, à nous y transformer en doubles, en avatars, en répliques de nous-mêmes. Nous n’aimons personne, et nous ne détestons personne dans les réseaux sociaux. Nous n’y connaissons personne et donc nous n’y méconnaissons personne. Nous envoyons nos doubles s’en charger pour nous. Et ensuite, quelle surprise, lorsque nous nous rendons compte du malentendu. Même lorsqu’il ne s’agit pas d’histoires de « Catfish » comme disent les anglo-saxons (des personnes se faisant passer pour quelqu’un qu’ils ne sont pas), nos photos y sont des améliorations de nous-mêmes, nos déclarations des améliorations de nos propos ordinaires, et toute prise de parole ou mise en scène de soi répond à des codes qui ne sont pas sociaux – et encore moins esthétiques – mais, pour le dire sèchement, professionnels. Notre vie quotidienne y est devenue un métier. Et notre intimité y est une valeur ajoutée de notre position sociale. Ce n’est pas du tout la vie comme œuvre d’art, c’est la vie comme téléréalité. C’est la recherche de soi comme opération publicitaire. L’écriture de soi sur les réseaux sociaux est à la confidence ce que la propagande est à la politique. Toute histoire d’une âme s’y résume à une somme de likes. 

 

Le monde des réseaux sociaux est le dernier de nos mondes. Si le monde tel que nous l’avons connu était la création ratée d’un démiurge incapable, et nos pays, nos nations, nos empires étaient ses émanations dirigées par les archontes et aspirants-démiurges que furent les rois, les empereurs ou les chefs d’état, le monde virtuel né des réseaux sociaux est la création collective ratée de notre appétence à nous faire nous-mêmes archontes, à nous faire nous-mêmes aspirants-démiurges. Nous n’avons pas créé une utopie, nous avons généralisé une technique de gouvernement. « Ne suscitez pas un Général en vous » disait un slogan de Mai 68. « Ne suscitez pas un démiurge en vous » aurait pu être un slogan de Sans Roi au moment du grand déclin du christianisme, à partir du XVIIIe siècle. Nous savons que ce n’est pas ce qui a eu lieu. Nous avons individualisé et intériorisé un mal qui venait du dehors. Et l’incapacité à ne pas susciter un démiurge en nous est la cause intime de tous nos échecs successifs : échec de la révolution de 1789 à être autre chose qu’un hold-up de la bourgeoisie sur les attentes des classes populaires, échec de la commune à être autre chose que le terrain de chasse expérimental des exterminateurs de Versailles, échec de Mai 68 à être autre chose d’une fête momentanée des enfants de la petite-bourgeoisie d’après-guerre, vite dégrisés et ramenés à la raison, c’est-à-dire au capitalisme, échec de toutes les luttes des dernières décennies à être autre chose que des « propositions de lutte », balayés d’une main méprisante par les politiques et les ténors des médias, qui ne s’intéressent qu’à la tarte à la crème de l’identité. 

 

Il n’y a plus lieu d’espérer quoi que ce soit de positif du monde des réseaux sociaux. Mais il y a malheureusement bien peu de chance qu’on en sorte également. Il y a bien peu de chance que qui que ce soit réussisse à enrayer son emprise, et il n’y a aucune chance que celle-ci s’arrête par elle-même. Les réseaux sociaux répondaient à quelque chose de très profond, de très intense et depuis longtemps intériorisé en l’homme : le besoin d’être aimé – mais il le déplaçait dans ce besoin d’être aimé spectaculaire, quantitatif, qui est la façon d’être aimées qu’ont les starlettes. Les réseaux sociaux ne répondent pas seulement au besoin d’être une starlette, ils imposent cette addiction à toute personne s’y inscrivant. Toute tentative d’être écouté dans l’espace public se paie alors d’un tribut très malsain, qui consiste à échanger un peu d’espace de parole contre un peu de participation à cette expérience profondément addictive et délétère. Si le monde des réseaux sociaux est le dernier de nos mondes, c’est encore parce qu’on peut dire que toute personne s’y inscrivant entre dans l’espace circulaire de l’addiction – un monde dont on ne peut pas sortir, un Enfer dont, a priori, on n’a pas les clés. 

 

On a longtemps cru ou espéré que les réseaux sociaux officieraient comme un antidote contre le mal fait par les médias. On peut désormais être sûr que ça n’a pas été le cas. Si ça avait été le cas, si les réseaux sociaux avaient pu être, non pas une alternative, mais ne serait-ce qu’un petit instrument de déplacement contre le mal fait par les médias, il n’y aurait pas eu de phénomène Macron. Et il n’y aurait pas de phénomène Zemmour. Or, il y a eu un phénomène Macron. Et il y a un phénomène Zemmour. Et le petit robot et le petit blaireau sont des phénomènes médiatiques, comme l’ont été, en leur temps, mais en des temps purement médiatiques, en des temps pré-réseaux sociaux, les phénomènes Sarkozy et Ségolène Royal. C’est bien que les réseaux sociaux, loin d’être une alternative à l’ensorcellement journalistique, sont une extension des pratiques médiatiques, un accroissement du mal et une intériorisation de celui-ci. Ce n’est sans doute pas ce que vous voulez entendre, mais c’est ce que j’ai à dire. 

 

Tant que nous regarderons la télévision, et même par le biais filtré de Youtube et des réseaux sociaux, il y aura des phénomènes ridicules et insultants de ce genre. Il faudrait un boycott total et définitif de la télévision et des réseaux sociaux par une majorité de la population pour que cesse ce type d’ensorcellement. Parce que la nature profonde, et commune, de la télévision et des réseaux sociaux, naît du besoin d’être aimé, et du déplacement de ce besoin dans l’addiction à la célébrité des starlettes. Et, non seulement il n’y a pas d’autre possibilité d’existence à travers eux, mais il n’y a pas de possibilité de politique émancipatrice par eux non plus. Ils intensifient ce besoin d’être aimé qui est la souffrance intime de chaque âme errante. Les réseaux sociaux ne permettent vraiment rien d’autre que l’intériorisation du mal dont le monde médiatique n’avait été que l’expression extérieure. C’est pourquoi, même s’ils apparaissaient comme une alternative et une démocratisation, ils sont en réalité l’aggravation des maux dont les médias sont les vecteurs. 

 

Le petit robot en tant que candidat auto-institué, président ready-made au destin auto-inventé, créature de réseautage et d’apparitions médiatiques, le petit blaireau en tant que starlette de la pseudo-histoire, Nosferatu du roman national et showman itinérant d’un racisme tapageur, Nyarlathotep du destin français, sont des figures dont l’artificialité intégrale est inimaginable hors du monde des réseaux sociaux. Ils ne sont pas en représentation, ils sont leurs représentations. Ils ne sont pas des porte-paroles d’une idéologie, les idéologies sont les effets d’ambiance colorant le selfie qu’est leur programme politique ou existentiel. 

 

En tant que bêtes narcissiques intégrales, le petit robot et le petit blaireau sont les starlettes parfaites d’une élection qui va occuper les six mois qui viennent et où va s’accroître l’écart entre riches et pauvres, où va s’accentuer la paupérisation des classes moyennes, où l’augmentation du coût de la vie va littéralement étrangler la majorité de la population, pendant que les médias complaisants vont continuer à bavasser sur l’Islam, l’immigration, le « wokisme » et l’identité nationale. Et les réseaux sociaux ne pourront rien faire contre ça. Ils ne pourront que se désoler de cet état de fait. Ils ne pourront que pleurnicher. 

 

Pourquoi les réseaux sociaux ne peuvent rien contre le petit robot et le petit facho ? Cela a été expliqué maintes fois. Tout d’abord par la fonction « algorythmique » qui privilégie les clashs, les bad buzzs, les posts polémiques. Le petit blaireau aura toujours le dessus sur les réseaux sociaux, comme il a les coudés franches à la télévision. Ensuite, parce que, même en nourrissant des comptes meilleurs, en y tenant des propos plus exigeants, en y mettant en avant des figures honnêtes ou complexes, vous les transformez intimement en petits robots ou en petits blaireaux, parce que vous y induisez le type d’addiction qui transforme les humains en starlettes. 

 

Si vous ne voulez plus de petits robots ou de petits blaireaux, vous n’aurez d’autres choix que d’éteindre vos télévisions et de fermer vos comptes. Tant que la télévision sera regardée, tant que les réseaux sociaux existeront, nous n’aurons d’autres choix qu’entre les petits robots et les petits blaireaux. Parce que nous continuerons à vivre dans leur monde, tout simplement. On ne réforme pas l’Enfer. On ne le subvertit pas de l’intérieur. Si on ne veut pas être transformé par lui, on le déserte, on le ridiculise, on l’invisibilise.  Si on ne veut pas qu’il règne, on ne s’y installe pas. On le met en pièces.