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Le Génie de F'murrr
Paru en 2022

Contexte de parution : Le Génie des Alpages

Présentation :

Préface au deuxième volume de l'intégrale du Génie des Alpages, publié par Dargaud en 2022. 


Sujet principal : F'murr




 

L’espace à soi pareil qu’il s’accroisse ou se nie

Roule dans cet ennui des feux vils pour témoins

Que s’est d’un astre en fête allumé le génie.

Stéphane Mallarmé

 

Dans son introduction au premier volume de l’Intégrale, Jean-Christophe Menu interroge le sens du mot « Génie » qui apparaît dans le titre Le Génie des Alpages. Qui est le Génie des Alpages ? Est-ce le Chien, individu notoirement brillant et cultivé (« un esprit aussi vaste, aussi encyclopédique que le tien » comme le lui dit le Berger) ? Ou F’murrr convoque-t-il le Genius Loci des Alpages, soit l’esprit protecteur dont chaque lieu était pourvu dans la religion romaine ? Le Génie des Alpages serait alors la façon dont les Alpages en tant que « milieu » font émaner un esprit ; une manière de faire coexister passé, présent, histoire et mythe. 

Mais on peut aussi penser que le Génie des Alpages était initialement une allusion à Einstein, un des exemples les plus fréquents de « génie » dans la culture collective ; Einstein qui se trouve être le nom de la première brebis évoquée dans le premier épisode, publié initialement dans Pilote en 1973. Tout part d’une simple discussion entre le Berger et le Chien, commentant un combat où une brebis blanche bat deux brebis noires. « Einstein avait raison, dit le Chien : une blanche vaut deux noires. » Phrase qui provoque la surprise du Berger, et que le Chien explique. Il ne parle pas d’Albert Einstein mais d’Alfred, le musicologue, auteur d’un monumental Mozart comme d’un ouvrage sur la « Grandeur en musique » ; cependant, l’idée se transporte en fin de séquence dans une image de la brebis Einstein jouant aux dames. 

Ce jeu sur les mots a beaucoup à voir avec le procédé de Raymond Roussel, un écrivain qui ne jouait pas aux dames mais aux échecs (certes) mais sur lequel F’murrr s’étend de façon à la fois précise et paradoxale dans un entretien de 1985 avec Christian Rosset : « Je me souviens m’être prodigieusement emmerdé à lire Raymond Roussel. Et puis, refermant le bouquin, me dire : ah, je viens de lire un livre fantastique qui m’évoque des images fantastiquesRoussel, pour moi, c’est ça : des assemblages de boîtes, avec pour chaque boîte une scène tout-à-fait extravagante. Et la bande dessinée, c’est aussi ça : ce jeu de boîtes. Je rêve d’une bande dessinée à la Roussel. Ce qu’il a fait avec des images littéraires, je voudrais bien qu’on le fasse avec de “vraies” images. Mais on n’en est pas encore là. » 

Le procédé de Raymond Roussel partait de deux mots presque semblables, par exemple billard et pillard, auxquels il adjoignait un groupe de mots pareils mais pris dans deux sens différents, formant ainsi deux phrases presque identiques :« Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard » et « Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard », ces deux phrases formant le départ et la conclusion du récit Parmi les noirs – encore une histoire de noir et de blanc – et, disparaissant sous ses excroissances, la base secrète du roman Impressions d’Afrique. Cette opération poétique, tout aussi contraignante qu’ouverte, délirante que structurée, devait rester inconnu aux lecteurs de Roussel jusqu’à la publication de Comment j’ai écrit certains de mes livres qui suivait son suicide mystérieux dans sa chambre du « Grand Hotel et des Palmes » de Palerme en 1933. Associé à un grand nombre de documents, elle ouvrait ainsi son œuvre sur l’abîme dans lequel l’écrivain se situait : recevant l’incompréhension et même la consternation du public (Roussel était idolâtré par les esprits les plus originaux de son temps, mais il espérait une gloire populaire) tout en vivant dans le sentiment à la fois exaltant et anxiogène de son propre génie. 

Ce à quoi le génie de Roussel a confronté F’murrr, c’est à une certaine représentation de l’espace : des assemblages de boîtes. Mais ce à quoi le génie de F’murrr confronte son lecteur, c’est à un certain sentiment du temps, fait d’expansions et de contractions au milieu d’un présent étendu. Et les Alpages sont parfaites pour l’explorer, avec leur espace qui perdure et se modifie, pouvant être détruit et retapé n’importe comment par des ouvriers, déserté par les éléments du décor eux-mêmes, cassé par des brebis utilisant les montagnes pour se battre, quand ce n’est pas les personnages qui explosent leur propre tête ou les permutent comme des masques de carnaval. C’est un espace s’étalant sur toute une vie de création, commençant quasiment au début de son œuvre et se perpétuant jusqu’à la fin, le dernier album publié datant de 2007 (l’un des rares entretiens de F’murrr, celui avec Thierry Groensteen en 1984, commence par la phrase « Il y a huit ans, vous déclariez dans une interview que vous n’aviez pas l’intention de dessiner Le Génie des Alpages pendant toute votre vie » : oui, ce début d’interview, on dirait un gag de F’murrr). 

Dans un de ses textes critiques les plus importants, la « Lettre sur Rossellini » (1955), Jacques Rivette – qui partage avec F’murrr le fait d’avoir exploré le personnage de Jeanne d’Arc et de s’être intéressé à Raymond Roussel – distinguait deux formes de cinéma : « Il y a les films qui commencent et qui finissent, qui mènent un récit depuis son premier terme jusqu’à ce que tout soit rentré dans l’ordre et l’apaisement, qu’il y ait des morts, un mariage ou une vérité. Et il y a les films qui n’ont rien de cela, et retournent au temps comme les fleuves à la mer. A nous de prolonger ensuite en silence ce mouvement redevenu secret, cette courbe dissimulée, rentrée sous terre ; nous n’en avons pas fini avec elle. » Les « génies » du premier type de film sont, pour Rivette, Hitchcock ou Hawks (Spirella mangeuse d’écureuils convoquera d’ailleurs les personnages d’un film de Hawks, L’impossible Mr. Bébé, dans un des « collages » référentiels les plus surprenants d’une œuvre qui en contient beaucoup). Les « génies » du second type, auquel le cinéma de Rivette s’associera de façon très évidente, sont Mizoguchi, Renoir ou Rossellini. Cette découpe fonctionne également pour la bande dessinée. Hergé, Franquin, Tardi sont des génies du premier type ; tandis que le deuxième type correspond au Krazy Kat de Herriman, au Concombre Masqué de Mandryka, au Mont-Vérité de J.C. Menu et évidemment au Génie des Alpages. Autant de bandes dessinées qui retournent au temps comme les fleuves à la mer et que nous prolongeons ensuite en silence. 

Ce sentiment du temps, où tout perdure et tout change, où tout est trouble et pourtant familier, fait des Alpages un paysage non pas géographique mais psychique. Comme dans un rêve, les Alpages sont à la fois réels et en carton-pâte. Comme dans un rêve, ses origines mythiques, du Grand Bélier Primordial à la Grande Baleine Cosmique, peuvent changer. Les Alpages sont l’expression géographique du génie poétique de F’murrrrrr : un auteur dont même le pseudonyme est susceptible de se modifier d’un album à l’autre. « Le pseudonyme fait partie de l’image, explique F’murrr dans un entretien pour Schtroumpf de 1976. Au théâtre, on met un masque, dans la B.D. on prend un pseudonyme. » Dans ce même entretien, il explique aussi le choix de s’inscrire dans la continuité du Chat Murr de Hoffmann : « C’est un livre très intéressant qui raconte l’histoire d’un chat qui a appris à écrire et se sent donc au-dessus des autres chats (n.d.a. : un Génie donc, l’Einstein des chats). Il a pour maître un écrivain. Ce chat décide d’écrire ses mémoires et le fait au dos des manuscrits de l’écrivain. La dialectique de ce conte m’a beaucoup plu et je m’en sers parfois dans les Alpages. »

Aucun dessinateur n’a autant mis en scène l’impermanence de la « réalité » : cette chose qui glisse entre nos doigts comme les noms glissent d’une chose à une autre. Il y a quelque chose d’un espace taoïste dans la géographie psychique des bandes dessinées de F’murrr. Le gag initial, le gag primordial part de l’image de ce berger qui n’en foutait pas une rame : « Je suis parti d’un vrai berger que j’avais eu l’occasion d’observer au cours d’un séjour dans les Alpes, chez ma sœur. Je ne lui ai jamais parlé. Ce qui m’avait frappé en lui, c’est qu’il ne se foulait guère et que son chien faisait tout le boulot pour lui. » Mais le gag absolu, c’est que ce berger qui n’en fout pas une rame et qui disparaît quasiment du récit après le troisième album est une image parfaite du sage taoïste, celui qui pratique le non-agir et peut ainsi orienter le sens à donner à l’action. F’murrr le dit dans l’entretien à Schtroumpf : « Le taoïsme, sous son aspect philosophique, est un livre à usage des dirigeants. Il y a un précepte qui dit que la meilleure manière de gouverner, c’est de laisser croire aux gens qu’ils se gouvernent eux-mêmes. Mais il n’y a pas que des côtés négatifs au taoïsme, il y a également des choses positives. Un maître peut être considéré comme bon lorsque l’élève a l’impression que tout ce qu’il a acquis, il ne le doit qu’à lui-même et non à son professeur. Lorsque j’expose une idée dans les Alpages, je le fais toujours de manière détournée. Je n’aime pas imposer mes idées aux autres. »

A travers l’espace mobile des Alpages, comme à travers ses autres œuvres, F’murrr a repris en main et retapé le « génie français » comme si c’était un folklore aussi exotique que la philosophie chinoise ou le cinéma japonais. Non seulement en convoquant Jehanne, Jean Rostand, Saint-Ex. Non seulement, comme l’a remarqué J.C. Menu, en s’inscrivant dans un imaginaire pataphysique qui le rapproche de Jarry et de Queneau. Mais en s’abreuvant à la source même de toutes ces articulations, au « génie » français – si ce mot n’est pas trop gros : Rabelais. Il y a beaucoup de Rabelais chez F’murrr : dans cette impermanence du langage, dans cette quête des origines impossible – le cosmos bouddhiste ayant dans l’imaginaire f’murrrien une place comparable aux généalogies bibliques parodiques dans l’écriture rabelaisienne – dans cette métamorphose permanente des conditions de possibilité de l’histoire (les géants changeant de taille entre Gargantua et Pantagruel sans que le lecteur ne s’en étonne ; les Alpages existant alternativement comme une réalité écologique et comme un décor de carton-pâte), dans cette errance jusqu’à la perte et ce rire métamorphosé en poésie. Les Alpages sont une espèce d’Abbaye de Thélème moderne, un Paradis transitoire : à la fois représentation de la société et émancipation de celle-ci. 

Parce que ce Paradis est à la fois illusoire et réel. Il est illusoire, parce que la mort est forcément à l’arrivée, hors champ : « Dans la réalité, qu’est-ce que c’est, les Alpages ? disait F’murrr dans un entretien avec Jean-Pierre Mercier en 1987. On emmène les brebis et les agneaux là-haut pour qu’ils profitent bien, parce qu’en redescendant, c’est direction la boucherie. Ce que je fais est une fuite… On me l’a assez reproché. »

Mais ce Paradis est réel, parce que la vie n’est pas autre chose. Toute vie est une boucherie, d’accord, mais qu’est-ce qu’on a fait avant ? Qu’est-ce qu’on en a fait avant ? Les Alpages, c’est ce qu’on peut faire de la vie, avant la boucherie. Notre Génie est dans notre fuite. Notre Génie est dans ce qu’on nous reproche. 

Le Génie des Alpages est un art de vivre, et nous n’en avons pas fini avec lui.