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Un théâtre volé au sommeil
Paru en 2022

Contexte de parution : Meeting Point

Présentation :

Avant-propos à la pièce de théâtre Meeting Point (Heim) de Dorothée Zumstein éditée par Quarten en février 2022. 






On éteint les lumières, les derniers murmures s’estompent, et puis c’est le silence. Même quand on se contente de la lire, chez soi, en pleine lumière, dans un petit livre imprimé, l’écriture de Dorothée Zumstein plonge pendant une poignée d’heures toute l’atmosphère dans l’obscurité et le silence. C’est un silence chargé de présences. C’est un théâtre de fantômes affamés. Dans tout le théâtre de Dorothée Zumstein, on retrouve ces morts qui reviennent parce qu’ils ne sont pas libérés des drames qu’ils ont vécu et qu’ils ont fait vivre aux autres. 

 

C’est une sorte de nô moderne. Dans le nô japonais classique, les puissances dramatiques se partagent entre le shité, celui qui agit, et qui est à la fois un humain et un esprit, et le waki, celui qui est sur le côté, médiateur entre l’esprit et le public, qui interroge le personnage jusqu’à ce que celui-ci présente sa véritable forme surnaturelle aux yeux du spectateur. Dans le nô zumsteinien, on voit un ou plusieurs personnages enfermés dans un récit dont ils ne peuvent pas sortir, un événement traumatique (un assassinat, un amour, une fiction) les ayant engouffrés, faisant basculer leur vie dans un drame qu’ils revivent en boucle et qu’ils interrogent inlassablement. 

 

L’écriture de Dorothée Zumstein est une écriture du magnétisme animal et de la transe. Chaque pièce est une cérémonie. Elle est l’effectuation d’un rituel : Time Bomb, rituel de la terreur ; Never Never Never, rituel de la répétition amoureuse ; May Day, rituel de l’assassinat ; Alias Alicia, rituel de la « première » d’une pièce de théâtre (ou rituel de l’interview). Chaque pièce rejoue quelque chose d’insupportable et que ses personnages vont essayer de supporter. Ce sont des pièces qui résonnent comme des paroles prononcées au milieu de la nuit, des paroles prononcées entre deux rêves. C’est le son de l’Histoire qui s’endort et de ses victimes qui se réveillent et veulent être entendues : entendues une fois – au moins une fois – avant que ce soit trop tard et que l’Histoire ne ferme. Le théâtre de Dorothée Zumstein est à l’art dramatique ce que sont au discours les paroles prononcées dans le sommeil : une suite d’associations d’idées, de passions incommunicables, de lapsus, de réminiscences, de terreurs enfantines. C’est un théâtre volé au sommeil. 

 

Les personnages de Dorothée Zumstein sont des êtres prisonniers de leur labyrinthe : « Tu es prisonnier d’un labyrinthe, d’un jeu de serpents et d’échelles » dit Sylvia Plath à Ted Hugues dans Never Never Never. Et ce labyrinthe prend la forme de leur traversée du Temps : « Le temps que nous passons ensemble est un serpent un long serpent découpé en morceaux dont les tronçons toujours mouvants se rejoignent immanquablement pour reformer un seul corps, un seul corps enroulé sur lui-même… »

 

Très souvent, le personnage principal est une femme : une terroriste, une actrice, une poétesse, une criminelle, une victime. Toutes sont de « délicieuses sacrifiées », les victimes expiatoires de l’Histoire. Parfois c’est une figure historique dont la pièce convoque le spectre : comme Rosemary, la sœur lobotomisée des Kennedy, dans Patiente 66. Parfois c’est un personnage, qui convoque le spectre d’une personne réelle : comme Erika B., inspirée de Ulrike Meinhof, dans Time Bomb. Et parfois il n’en est rien, c’est un personnage de fiction, comme Eva B. dans Meeting Point (Heim). Mais son destin communique avec tous les spectres dont le spectateur voudra la parer. 

 

C’est que chaque destin est le dépositaire de tant d’autres destins et nous portons nos fantômes sur nous comme des robes dont une vie ne suffirait pas à nous dévêtir. Dans chaque vie, mille labyrinthes passés surgissent et demandent à être retraversés. Mille fantômes s’invitent et demandent à ce que leur drame soit rejoué et expié. On passe sa vie à expier les drames de tant de fantômes qu’on se demande toujours quand on commencera à vivre, à vivre enfin. On passe sa vie à attendre son drame et on meurt sans savoir s’il a eu lieu ou si on s’est contenté de traverser celui d’un autre. 

 

Dans Meeting Point (Heim), le rituel est celui du traumatisme historique. Nous avons un village en Alsace, à la frontière franco-allemande. Et quatre personnages : Eva, donc, une actrice allemande qui refuse de parler sa langue natale ; Franck, son mari, un cinéaste français, qui ne fait plus de film et avec qui elle n’a, du reste, pas beaucoup vécu ; Sebastian, leur fils, un médecin français ; enfin Friederike, une deuxième femme, suisse allemande, dont on ne sait pas très bien pourquoi et comment elle est arrivé là mais sans qui rien ne pourrait avoir lieu. Comme dans Alias Alicia, le personnage féminin principal est une actrice. Comme dans Time Bomb, elle vit depuis l’après-guerre comme si 1945 était l’année 0. Comme dans Never Never Never, on fait du spiritisme, on convoque les morts. Enfin, comme dans toutes les pièces de Dorothée Zumstein, les lieux « se souviennent. » « C’est la maison qui veut ça. » 

 

A mesure que la pièce avance, ce sont les esprits du lieu et du passé des personnages qui se réveillent. Ce sont des figures de folklore : le hackenmann, le vulavul. Des figures mythologiques ou théologiques :  Odin, le Bon samaritain, Faust. Des gadgets à la provenance énigmatiques : les nains de jardin. Des traumas historiques : les malgré-nous, alsaciens incorporés de force dans l’armée allemande. Enfin un « Herr Doktor » de l’Institut d’Anatomie de Strasbourg, dans lequel on peut voir planer l’ombre d’August Hirt : cet homme qui entreprit pour le compte du Reich une collection de squelettes juifs et pour laquelle on « sélectionna » à Auschwitz une centaine d’hommes et de femmes qui furent envoyés au camp de Struthof, où ils furent gazés et mis à sa disposition… 

 

Mais chut : je vous en ai trop dit. Oubliez cette introduction, plongez dans ce théâtre comme dans un rêve. Les pièces de Dorothée Zumstein n’aiment pas être trop expliquées. Elles sont comme ces semi-nomades du Ried qui n’aiment pas être nommés. Elles « n’ont qu’une foi – c’est la leur / Et une seule loi – celle du fleuve. » Ce peuple dont Friederike est peut-être une spécialiste, peut-être une des leurs, peut-être tout autre chose encore… Elle qui dit : « Ce que je sais c’est que les vrais rois ne sont pas ceux que l’on croit / C’est que les vrais rois sont ceux qui n’en ont pas. »

 

La cérémonie peut commencer.