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La Conférence Baumann
Contexte : Exposition Baumann Collections

Présentation :

Conférence sur Arnaud Baumann donnée lors du vernissage d'une grande exposition rétrospective nommée Baumann Collections donnée à Fontenay-aux-Roses en juin 2022. 


 

   Dès son apparition, la photographie a été perçue comme un acte magique, une authentique pratique de sorcier. Soudain les êtres humains se virent eux-mêmes à l’arrêt et en deux dimensions comme s’ils avaient été enlevés, paralysés et emprisonnés dans des miroirs. Soudain ils se virent eux-mêmes dédoublés et multipliés, et même manufacturés en plusieurs exemplaires. Soudain ils purent se retrouver entre les mains et devant les yeux de personnes qu’ils ne rencontreraient, peut-être, jamais. Soudain ils étaient perçus à distance, et vulnérables. 

   Écoutons Nadar dans Quand j’étais photographe, son recueil de souvenirs : « Quand le bruit se répandit que deux inventeurs venaient de réussir à fixer sur des plaques argentées toute image présentée devant elles, ce fut une universelle stupéfaction dont nous ne saurions nous faire aujourd’hui l’idée, accoutumés que nous sommes depuis nombre d’années à la photographie et blasés par sa vulgarisation. Ce mystère sentait en diable le sortilège et puait le fagot : la rôtisserie céleste avait flambé pour moins. Rien n’y manquait comme inquiétant : hydroscopie, envoûtement, évocations, apparitions. »

   Pour les cœurs un peu sensibles, le progrès technique, scientifiquement assisté, n’est jamais que le relais profane et rendu soudain extrêmement efficace des opérations de magie noire. 

   Honoré de Balzac émit alors une hypothèse, connue depuis sous le nom de Théorie des Spectres, à laquelle deux autres écrivains, Gérard de Nerval et Théophile Gautier, souscriront tous deux devant un Nadar atterré qui les traitera de « trio cabaliste » et dont il fera le compte-rendu dans ses souvenirs. Balzac expliqua à son ami qu’une photographie était le détachement d’un des spectres foliacés du corps de la personne captée et qu’on appliquait ensuite sur une feuille de papier. À chaque photo prise, l’être humain se trouvait privé d’un de ses spectres. Le risque, c’est que, ces pellicules foliacées effeuillées l’une après l’autre dans une succession de clichés, l’opération photographique laissât finalement le visage vide ou le corps sans tête.

   Ce n’est pas ce qui s’est passé. 

   Ce qui s’est passé, par contre, c’est que, depuis quelques années, la mode du selfie a vidé les têtes et accompagné l’uniformisation des visages. L’autophotographie est sans doute une opération de sorcellerie exécutée sur soi-même. C’est même un auto-envoûtement où, en échange d’un peu de glamour escompté, on abandonne une grande part de sa lucidité, de son humilité ou de son esprit critique. 

   Balzac avait donc vu juste, mais il avait oublié l’élément le plus important, l’élément critique et artistique, l’élément qui rend humble : le photographe. La photographie sans photographe est un anéantissement et un naufrage intellectuel ou affectif. La photographie avec photographe, c’est autre chose. Celle-ci peut être mauvaise ou bonne, quelconque ou stupéfiante. Dans tous les cas, la photographie est une transmutation – une transmutation qui tient au travail du photographe. Si l’autophotographie vide l’être concerné, la photographie tient précisément à ce que le photographe apporte à ce qu’il photographie. 

   Arnaud Baumann est un sorcier, un bon et grand sorcier. Il ne reproduit pas la réalité. Il ne capture pas le réel. Il n’enlève au monde, à proprement parler, rien. Il pense. Il imagine. Il découvre. Il invente. Il voit. A chaque photo qu’il prend de quelqu’un, Arnaud Baumann le charge d’une puissance supérieure. Il le fait avancer, physiquement et psychiquement, par spirales alternativement concentriques et excentriques, dans le tournoiement, dans le tourbillonnement qu’il s’est choisi. Il voit une personne dans son devenir. Non seulement personne n’a jamais été photographié comme par Arnaud Baumann ; mais tous ceux que Baumann a photographié ont été changés par lui. 

   C’est le moins vampire des photographes. A chaque lumière qu’il dérobe à un sujet photographié, il lui confie quelque chose de lui-même. Il lui confie un peu de sa matière. Arnaud Baumann a fait de son regard un creuset, et c’est de la matière même du monde qu’il a tiré la puissance transmutatoire de ses images, comme on tire une étoile du chaos. 

   Arnaud Baumann est né sur l’île de la Réunion en 1953. Il a passé sa jeunesse à Dijon. Une fois son bac obtenu, il s’est inscrit en Architecture aux Beaux-Arts de Paris. Mais Arnaud Baumann n’a pas construit des appartements ou des maisons, il a construit des réalités. Il est devenu photographe. 

   En 1973, il rencontre Xavier Lambours avec lequel il va former un duo pendant plusieurs années. Un jour, il reconnaît un des personnages des romans photos d’Hara-Kiri. Il le suit. Il l’aborde : c’est l’imprimeur. Celui-ci l’informe du jour du bouclage. Lambours et Baumann s’y rendent. Ils attendant longuement dans l’antichambre, puis Choron les laisse entrer en leur disant : Pas de photos sinon je vous vire. Des photos, ils en feront beaucoup. Et virés, ils ne le seront jamais. Pendant dix ans, Baumann et Lambours vont photographier l’équipe et le local d’Hara-Kiri comme s’ils avaient atterri sur une planète martienne. Et on verra cet autre monde en 2015 dans le livre Dans le ventre d’Hara-Kiri. 

   En 1976, Baumann reçoit la bourse de la Fondation nationale de la Photo. En 1979, il obtient sa carte de presse. Il photographiera pour LibérationLe Nouvel ObservateurGéoVSDTélérama… Il exposera chez Agathe Gaillard, Galerie W, Visa pour l’image, Paris Photo, les Rencontres d’Arles, la Galerie Corinne Bonnet…

   En quarante ans de pratique ininterrompue, Arnaud Baumann a réinventé son art un nombre incalculable de fois. Comme certains peintres ou dessinateurs, Arnaud Baumann a remis entièrement sur le métier, non seulement son ouvrage photographique, non seulement la forme de ses idées, non seulement la technique de sa pensée artistique, mais les relations entre la trame de sa vision et la chaine du monde. Au point qu’on peut quasiment deviner la date d’une photo de Baumann aux courbes et aux couleurs, aux angles et aux profondeurs.

   Arnaud Baumann, ce n’est pas un photographe. Arnaud Baumann, c’est beaucoup de photographes. Il y a les Baumann photographes-compositeurs, inventeurs d’univers, créateurs de formes en studio, metteurs en scène de corps en situation, avec des fumées, des projections, des taches de couleur incroyables. Et puis il y a les Baumann traqueurs, chasseurs-cueilleurs d’ombres et de lumières traversant les plus vivants des êtres.

   Parmi ses plus belles prises, il y a bien sûr toutes « les » stars qu’il aura réussi à rendre plus scintillantes encore. Ils apparaissent alors devant nous comme sortis d’un rêve : Gérard Depardieu en costard sous l’orage ; Jean-Paul Belmondo passant par la fenêtre un soir de 14 juillet ; Dustin Hoffmann en bretelles, ouvrant et fermant les yeux ; Sean Connery comme un sage soufi, un vieux livre entre les mains et un sourire aux lèvres ; Johnny Depp dans la pose de Robert Mitchum dans La nuit du chasseur, partiellement caché derrière ses doigts bagués ; Jean-Louis Barrault visant l’objectif avec une arbalète comme un vieil enfant ; Jean Marais regardant en riant son miroir derrière lequel il y a un portrait de Cocteau ; Cioran serrant sa gorge de ses deux mains ; Claude Chabrol menottes aux poignets ; Francis Ford Coppola derrière une vitre impacté par les balles d’un revolver ; Nathalie Sarraute toisant le regardeur comme une reine ; Sandrine Bonnaire dans une salle de cinéma vide regardant l’écran émerveillée ; Alain Bashung un doigt à l’ongle peint en rouge sur sa bouche pour faire silence ; Jean-Marc Barr regardant songeur un pied de femme jouant avec sa chaussure dont on ne voit que l’ombre ;  Jean-Pierre Kalfon bondissant dans sa chambre d’hôtel ; Viggo Mortensen caressant tendrement David Cronenberg ; Pierre Klossowski vulnérable ; Jean-Pierre Léaud méfiant ; Olivier Messiaen délicat ; Christopher Lee magnétique ; Philippe Soupault en prière ; Coluche levant le pied sur scène comme s’il montait sur un escalier invisible ; Luis Rego avec sa bite et son couteau ; David Lynch souriant sous les palmiers ; Werner Herzog se fondant à la nature derrière lui… 

   Il y a aussi toutes « ses » stars, tous les extraterrestres de la planète Hara-Kiri : Cavanna regardant au loin, réparant une chaussure ou se tirant les cheveux d’angoisse comme un personnage de Dostoïevski ; Gébé découvrant le walkman ; Wolinski pensif ; Fred soucieux ; Delfeil de Ton hilare ; Topor croisant les bras ; Berroyer souriant une bouteille de whisky contre son visage ; Willem sérieux au milieu d’un groupe de rieurs ; Choron ramené chez lui dans une voiture de police, fumant malicieusement derrière les barreaux ou à l’avant plan, les bras ouverts, son ombre dominant la rédaction ; Reiser nu, auprès d’une armure défaite, en chevalier sauvage. 

   Toute sa vie, Arnaud Baumann a alterné les photos posées et les photos spontanées, de sorte que les deux se sont sans cesse nourries l’une de l’autre. Un peu comme les compositions et les improvisations pour certains musiciens qui composent en improvisant et improvisent en composant. Les photos spontanées d’Arnaud Baumann sont les esquisses de ses photos posées. Les photos posées sont les préparatifs de ses photos spontanées. Et dans les photos spontanées, certaines sont si sophistiquées qu’on les dirait posées. 

   Mais surtout, il y a ces séries qui strient sa vie d’artiste, comme des Papes ou des Montagnes Sainte-Victoire. Après Hara-Kiri documenté avec Xavier Lambours, puis, de 1978 à 1983, seul, toute l’activité du Palace poursuivie comme un autre monde à l’intérieur du monde et un film réalisé dans la réalité, Arnaud Baumann a réalisé des séries de photos successives, porteuses d’un style et d’une idée qu’il va tester, explorer, intensifier, puis abandonner. 

   Ce sont les collections

   Parce que Baumann fonctionne par collections qui sont comme les cycles du Grand Temps de sa photographie. Obsessionnel comme un musicien à la recherche de son harmonie perdue, il vide une à une des possibilités d’expression à partir d’une recherche obsessionnelle sur ce que la photographie fait aux hommes. Toutes ses séries sont des rectifications de rituels. Toutes ses collections sont des exécutions de cultes. 

   Dans celles-ci, comme dans un sacrifice de passage, les modèles abandonnent quelque chose qui leur appartient ou vivent une épreuve terrible qui les change à jamais. Les modèles de Baumann offrent leur nudité dans Carnet d’adresse en 1984. Ils affrontent leurs tabous dans Sacrilèges en 1985. Ils assument leurs visages ridés et leurs sourires plein d’expérience dans L’Age du siècle en 1990. Ils se laissent capter par le numérique dans les Vidéocaptures de 1992. Ils perdent leur ancrage dans le monde réel dans Projections privées des années 2000. Ils se noient l’espace d’un court instant pour Eau secours en 2008. Ils perdent l’équilibre dans La chambre blanche des années 2010. La même décennie, ils renoncent jusqu’à leur intégrité physique dans Excentricités ordinaires où toutes et tous se retrouvent découpés, recadrés, installés, objectivés, muséifiés. 

   Arnaud Baumann ne s’arrête pas aux hommes. Dans les Animaux de 1994, les bêtes se mettent face à l’appareil tels des stars en train de jouer aux animaux. Dans les AutoSportraits, ce sont les voitures qui se mettent à ressembler à des personnages de fiction, avec leurs arrondis de comics américains. Enfin, dans Enfer et Paradis, c’est la nature elle-même qui bascule dans le monde des formes en suspens, les arbres et les fleurs qui se mettent à agir comme on ne les avait jamais vu faire. 

   La collection la plus importante du cosmos baumannien, c’est peut-être les Artistes Peints. Pour Artistes Peints, Arnaud Baumann invente un système de projection permettant de photographier les peintres ou les dessinateurs tatoués de leurs propres œuvres, métamorphosés par leur style, leurs profils tissés par la chaine même de leur trame. Willem, Wolinski, Kiki Picasso, Olivia Clavel, Anne Van der Linden, Placid, Muzo, Lulu Larsen, Hervé di Rosa, France de Ranchin, Philippe Lagautrière, Captain Cavern, Pascal, Jean-Christophe Menu, Killoffer, Nicollet, Ricardo Mosner, Pyon, Thomas Perino, Sandra Ghosn, Alice Zalko, Scott Batty…

   Les Artistes Peints sont non seulement des réflexions sur le physique de l’artiste transformé en creuset de son œuvre, mais aussi des méditations sur la façon dont la photographie associe un être et son devenir, la façon dont la photographie peut fonctionner comme « point d’assemblage », au sens chamanique du terme, entre le corps, l’âme et l’esprit. Parce que l’œuvre photographique de Arnaud Baumann n’est pas seulement un voyage chamanique, c’est également une quête : celle de la Totalité de l’expérience humaine. Sa photographie est un lieu où le visage d’un homme, une étoile et le monde deviennent Un. Dans un visage, il place tous les mouvements de l’âme. Dans une étoile, il exprime toutes les expressions du corps. Dans un monde, il découvre tous les labyrinthes de l’esprit.

   Et ainsi la photographie d’Arnaud Baumann ne se contente pas de recueillir et de recréer le monde, la photographie d’Arnaud Baumann tend aux hommes un miroir dans lequel celui-ci peut reconnaître sa place – dans cet au-delà de l’espace et du temps qui s’appelle l’instant. Et cet instant est là pour toujours.