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Dharma-Gnagna
Portrait de Gotlib en Yogi
Paru en 2014

Contexte de parution : Le magazine littéraire

Présentation :

Texte publié dans le n°542 du magazine littéraire d'avril 2014.


Sujet principal : Marcel Gotlib
Cité(s) également : plusAlexis, menu_mondes.pngBeatlesmenu_mondes.png, Binet, Claire Bretécher, Daniel Goossens, Edika, Elias Canetti, Édika, menu_mondes.pngFrank Zappamenu_mondes.png, Fred, Georges Pichard, Gébé, menu_mondes.pngHara-Kirimenu_mondes.png, Harvey Kurtzman, Isaac Newton, Louis Armstrong, Marx Brothers, Monty Python, Nikita Mandryka, Orson Welles, René Goscinny, Woody Allen, Yvonne de Gaulle




La bande dessinée de Gotlib, c’est le monde de l’âme devenu télévision intérieure, une suite de programmes extrêmement bavards, de procédés journalistiques détournés par l’absurde, d’extraits choisis de films commentés et poussés jusqu’au dernier retranchement, qui est le désert du dépouillement personnel – une étrange paix de l’âme qui naît de la parodie comme méthode d’affranchissement mélancolique. Né en 1934 à Paris de parents juifs – son père est déporté par la police française en 1942 – élève de Duperré en 1951 dans la classe de Georges Pichard, foudroyé par le trait de Franquin et l’humour parodique du Mad de Harvey Kurtzman (ainsi que le style « réalistico-comique » de ses dessinateurs Will Elder, Wally Wood et Jack Davis), Gotlib commence la bande dessinée en 1962 dans Vaillant avec la série Nanar, Jujube et Piette dans laquelle apparaît Gai-Luron qui deviendra son personnage principal et qu’il continuera jusqu’en 1971. Il entre à Pilote en 1965 et commence avec Goscinny la série Les Dingodossiers, puis il réalise seul la Rubrique-à-brac sur un principe similaire de séquence de deux pages sans personnage principal mais avec des figures récurrentes, et des thèmes différents à chaque numéro ; quelque chose qui a à voir avec l’ORTF et l’omniprésence d’un savoir populaire disponible pour tous. Ce sont des dossiers, des dépêches, des saynètes, des bandes-annonces, des jeux, et même la fiction policière du mardi soir, avec Bougret et Charolles qui remplacent Les Cinq dernières minutes (et d’ailleurs comme cette télévision n’a pas d’énormes moyens, on a repris pour jouer les quatre personnages quatre auteurs de la maison Pilote : Gébé, Fred, Goscinny et Gotlib). La bande dessinée de Gotlib, c’est le monde de Madame De Gaulle devenu fou.

Le trait de Gotlib est sec, carré. On est loin des arrondis de la bande dessinée comique, ou du dessin guerrier de Hara-Kiri, et plus proche du style réalistico-comique qu’il a adoré dans Mad (et qu’on retrouve dans le trait extraordinaire de son comparse Alexis) ; mais le sien est spécial : anxieux, tordu jusqu’à l’outrance. C’est un trait difficile – longuement préparé, lentement exécuté, concentré sur les traits des faciès, les nerfs, les rides – pour des histoires éminemment comiques, parodiques, dérisoires et terriblement mélancoliques. Ses héros ont l’air de constipés, des hommes qui se concentrent et tendent les traits de leurs visages pour réussir à chier.

Les Dingodossiers c’est Goscinny découvrant Gotlib, le formant et le préparant comme un jeune padawan. La Rubrique-à-brac, c’est Gotlib devenant, à lui seul, et Gotlib et Goscinny : mais, du coup, quelque chose passe qui desserre un peu le col, qui défait la cravate de l’humour précédent et qui fait que ça respire. Ca reste une variation sur le journalisme en images ou les programmes éducatifs mais on cesse d’embêter les bébés ou de tripoter les produits de consommation, et on commence à revisiter Isaac Newton, la grande culture, le cinéma, le rock... Avec la Rubrique-à-brac, c’est la culture pop anglo-américaine qui entre dans la bande dessinée comique : non seulement Mad, mais les Beatles, Louis Armstrong, Woody Allen, Frank Zappa, Orson Welles, les Marx Brothers, les Monty Python, que Gotlib fait fonctionner sur le mode du kaléidoscope affectif obsessionnel, à travers des enchâssements de digressions et ponctuées d’autocitations (« Vous avez pas des brocolis ? »). Gotlib invente « Gotlib », une sorte de double de lui-même en gloire, arrogant, tragique, grotesque, avec sa couronne de laurier et sa cape : un double de carnaval. Il invente surtout cette voix parallèle qui se fait entendre, ce commentaire constant qui est le fait de la coccinelle et qui rappelle cette voix qui ne cesse de commenter nos gestes et se moquer de nos airs trop dramatiques. La coccinelle c’est cette voix intérieure qui se marre quand on pleure et qui n’est pas dupe quand on fait un discours avec des trémolos dans la voix. La bande dessinée de Gotlib ne cesse de parler de l’« Homme », cet animal sérieux, se prenant tellement au tragique – perdu au milieu des clichés qu’il répète en boucle – mais qui, dans un coin de son esprit, sait que tout cela est profondément dérisoire, ridicule.

En 1972, c’est la rupture. Goscinny a refusé une histoire du Concombre Masqué de Mandryka, et celui-ci décide de partir et créé L’Echo des Savanes avec Gotlib et Brétécher. Ce que Gotlib va y dessiner passe, comme chez Mandryka, par une sorte de quête personnelle à la limite de la psychanalyse, qui double l’hyper-sexualisation de ses nouvelles histoires. Avec La coulpe, Oedipus Censorex ou L’Exorcisme, la dérision devient une introspection. Gotlib pratique la parodie, non pas pour se moquer, mais pour se réapproprier, pour « rattacher » l’objet à son propre cœur et interroger son rôle au sein de sa propre quête artistique ou spirituelle. Et Barbaralice n’est qu’accessoirement un mixte Alice et Barbarella (du reste Barbarella est déjà une variation sur Alice) ; cette sexualisation comique termine sur une touche noire, étrange – le spleen de la petite fille – comme si on était encore cet enfant qui ne peut pas grandir et faire ce qu’il veut – comme si on était encore cet enfant qui n’a pas encore commencé sa vie… De fait, on a l’impression, quand on lit Gotlib, qu’on se tient toujours au seuil de quelque chose : de l’âge adulte ; de la découverte de soi ; de la dépression également…

En 1975, il invente son propre journal : Fluide Glacial, où il accueillera quelques très grands dessinateurs : Binet, Edika, Goossens… Il dessine de moins en moins… Sa dernière planche date de 1988. Au lieu de continuer, au-delà de l’inspiration et du désir, Gotlib a laissé le silence dévorer sa production dessinée. Ou plutôt l’absence de dessin dévore son écriture, puisqu’il se consacre presque uniquement au texte. Et chaque dessin semble lui coûter davantage. Les bandes dessinées de Gotlib, ça a toujours été beaucoup de textes. Beaucoup de textes – et des personnages dans des espaces vidés. Non une absence de décor proprement dite, mais l’impression que tout a été dessiné en studio, des personnages évoluant sur des fonds neutres, blancs comme la page, avec des accessoires, et derrière eux des sortes de fonds repeints. C’est l’impression que, même lorsqu’on parcourt des forêts, des déserts ou des espaces sidéraux, ceux-là ont été reconstitués en studio avant d’avoir été dessinés et les paroles doublés, enregistrés en post-production. Le monde de Gotlib, c’est Rhâcitta.

Gotlib apparaît moins comme un humoriste que comme un artiste mélancoliquement attaché à l’humour, un artiste que l’humour fait pleurer (et pas seulement de rire)… L’Homme, dans les bandes dessinées de Gotlib comme Au p’tit bois – p’tit bois charmant quand on y va on est à l’aise, c’est celui qui a trahi ses idéaux sans être à la mesure de ses ambitions, un raté définitif. C’est pour ça que la coccinelle ne le lâchera pas d’un pouce. On pense à la phrase de Elias Canetti : « Chaque fois qu’on regarde un animal avec attention, on a le sentiment qu’un homme y est caché et qu’il se paie notre tête. » Mais on peut la renverser : Chaque fois qu’on regarde un homme avec attention, on a le sentiment qu’une coccinelle y est caché et qu’elle se paie sa tête.

L’Homme est un raté mais il peut accéder au sacré. Gotlib l’a dit : il n’est pas religieux, il aime ce qui est du domaine du mythe. Qui mieux que Gotlib a dessiné ce sacré au-delà de la croyance, ce divin au-delà des dieux ? Gotlib, c’est l’enfant de la couverture de Rhââ Lovely qui tire avec un pistolet à eau dans la gueule d’un dieu vengeur, et ce pistolet à eau ce sont les règles dérisoires du destin, les lois parodiques du mythe. Si le pastiche est la dépendance à l’image du modèle, c’est-à-dire la soumission au père, la parodie est la confrontation de ce dernier à des règles qui le dépassent. Tout dieu n’est plus qu’un démiurge encore ignorant des règles de la divinité au-delà des formes. C’est pourquoi le mot gotlibien par excellence c’est Rhâ, orthographié de toutes les façons possibles (Rhâa, Rhâ ou Rhâââââ) : à la fois le râle de la jouissance et le nom du dieu égyptien illimité, indéterminé et inconditionné, le dieu au-delà des formes auquel on accède en défiant toutes manifestations. Qu’elle soit Karma-Lovely ou Dharma-Gnagna, la bande dessinée de Gotlib est un Rhâ-Yoga.