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Une histoire secrète du secret
Paru en 2014

Contexte de parution : Cahiers du cinéma

Présentation :

Paru dans le n°704 des cahiers du cinéma d'octobre 2014.


Sujet principal : True Detective
Cité(s) également : plusAhmad Jamal, Ambrose Bierce, Auguste Blanqui, menu_mondes.pngDavid Lynchmenu_mondes.png, Fritz Lang, H.P. Lovecraft, Jacques Rivette, menu_mondes.pngLostmenu_mondes.png, Melvins, Orson Welles, Robert Chambers, menu_mondes.pngTwin Peaksmenu_mondes.png




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Une fille est retrouvée assassinée, ligotée contre un arbre, avec des bois de cerfs attachés à sa tête et une spirale tatouée sur l’épaule. Deux flics enquêtent, Rust Cohle et Marty Hart, mais très vite, en une poignée de séquences, l’enquête se met à mêler plusieurs couches temporelles et plusieurs investigations : l’enquête originelle de 1995 (l’affaire Dora Lange), un deuxième épisode centré sur leur brouille en 2002, et une enquête centrée sur Cohle en 2010 par deux autres agents, Thomas Papania et Maynard Gilbough. Mais aussi bien le sujet se perd : on ne sait plus si c’est une enquête policière sur les meurtres rituels satanico-pédophiles, une enquête psychologique sur les vies complexes des policiers attachés aux affaires criminelles ou une enquête philosophique sur la nature du Temps, de la pensée, de l’univers… Voire une enquête esthétique sur le « genre » policier-fantastique – avec son titre inspiré du magazine de faits divers et nouvelles noires, et sa nature de série « anthologie » qui vient de la radio et a été remis en scène avec ce nouveau format – chaque saison racontant un récit autonome – par American Horror Story en 2011. Même les lieux d’énonciation théoriques se brouillent : une évocation de l’éternel retour par le suppôt Reginald Ledoux est reprise à son compte par Cohle qui en développe les conséquences à ses deux enquêteurs comme s’il était un philosophe halluciné, un disciple inattendu du Louis-Auguste Blanqui de L’Eternité par les astres répondant à une interview. Les symboles (la couronne, la spirale) ou une séquence obsessionnelle (cinq hommes violant ou sacrifiant une jeune femme qui leur est soumise) se retrouvent à la fois dans le récit de l’enquête et dans la vie quotidienne des agents. On revoit cette mystérieuse saynète satanique furtivement chez la mère de la victime (une photo, et ce sont cinq cavaliers masqués face à une fillette), mise en scène par la propre fille de Hart, Audrey (et ce sont cinq mecs violant ou sacrifiant une poupée Barbie), figurés par cinq cannettes de bière pendant le grand monologue de Rust aux deux enquêteurs sur l’éternel retour, enfin furtivement dans la vidéo du meurtre rituel de Marie Fontenot (et les hommes ont des masques d’animaux)… En seulement huit épisodes, la 1ère saison de True Detective réussit à nous perdre et nous embrouiller comme si on accompagnait les deux duos de flics dans un improbable bayou borgésien. Très vite, on ne sait plus ce qui doit compter dans cette série : l’enquête, les personnages, la nature du Temps ? Car ces trois dimensions entrent en permanence en concurrence, et empêchent de véritablement voir True Detective. C’est comme si, à chaque fois qu’on se concentrait sur une des dimensions, on perdait systématiquement de vue les deux autres.

A la fin du premier épisode, Cohle dit, excédé, aux deux agents qui l’interrogent : « Commencez par poser les bonnes questions ! » On ne demande que ça, poser les bonnes questions ! C’est la série, au contraire, qui prend un plaisir fou à ouvrir parenthèse sur parenthèse dans les affres biographiques des deux personnages, ou dans des détails de leur histoire, nous poussant à chercher les signes ou le sens global dans chacun de ces niveaux… Comme si la série racontait simultanément deux récits : un premier tel que les personnages le voient, le vivent ou veulent le vivre, et un second, perceptible à travers les détails, beaucoup plus fou et atroce, qui sont celui que les spectateurs et les internautes se seront racontés, en replongeant dans Lovecraft, Ambrose Bierce et surtout Le Roi vêtu de jaune de Robert Chambers, ou en voyant – à la place de Marty Hart qui sans cesse ferme les yeux – Audrey, la fille de ce dernier, victime des mêmes abus que Marie Fontenot ou Cohle et Hart directement traqués par les adorateurs du Yellow King – Hart « recruté » par Beth, la jeune prostituée qu’il encourage à quitter le Ranch en 1995 et qui revient en 2002 faire bifurquer sa vie, casser son mariage de sorte à le rendre disponible à la quête de Carcosa… Le spectateur ne cesse de regarder des signes qui sont là mais que les personnages ne voient pas : une spirale sur le frigo de Hart, l’apparition de la criminelle Marshland Medea sur la photo de classe de l’école Light A Way, ou le petit diable sur la commode de Beth pendant qu’elle baise avec Marty. C’est alors « une seconde série, écrit Pierre Jouan, que ses créateurs n'ont sans doute pas anticipée, et qui appartient à ses spectateurs, une série qui parlerait de tout autre chose que ce qu'elle montre, et dont seuls quelques initiés auraient la clé. » C’est aussi que les spectateurs n’ont pas eu le choix : Marty était trop préoccupé par l’échec de sa vie privée et Rust par ses théories métaphysiques pour véritablement voir à quel point le champ de leur enquête les dépassait. Et voir que, dans cette enquête, les fausses pistes n’en étaient pas. C’était plutôt la vraie piste qui était fausse. « Vous voyez, dit Maggie Hart à Papania et Gilbough lors de son interrogatoire, Rust savait très bien qui il était et Marty ne savait pas qui il était, et donc ce qu’il voulait. » Si la première partie de la phrase est discutable (la sociopathie de Cohle ne semble pas plus « authentique » que la volonté de normalité affichée de Hart), la second est non seulement juste mais ne concerne pas que lui. Ce que raconte True Detective, c’est la passion du spectateur à se détourner de la véritable question que lui pose un récit. Et la complaisance du récit à assouvir cette passion

Au beau milieu de la série, dans le quatrième épisode, on ouvre une parenthèse proprement interminable : alors que les réponses de Hart et Cohle à Papania et Gilbough se mettent à singulièrement bifurquer des flashbacks qui les accompagnent (tour de force narratif), on comprend que Cohle, pour atteindre Reginald Ledoux (alors le suspect principal du meurtre de Dora Lange, fournisseur en métamphétamine) décide de sortir de la légalité – il infiltre les Iron Crusaders, un ancien gang de motards qu’il a connu lors de ses années passées aux stups. Il se pique, se coke, et rejoint une fête des Crusaders. Et une fois en contact avec son ancien « pote » Ginger, celui-ci lui demande de participer à une opération dangereuse où ils doivent récupérer des stocks de cocaïne – et le flic infiltré se « déguise » en flic et part en virée avec trois autres motards sur une musique magistrale des Melvins, le très fort mais très ironique A History of Bad men. La caméra est de plus en plus nerveuse, presque celle d’un reportage de guerre, et l’action devient saccadée, obscure, les informations entrent et sortent sans cesse du champ, la séquence s’étend, elle dure de plus en plus longtemps, on se perd de plus en plus, comme dans un Malstrom de misère, achevant cette virée en enfer par un très long plan-séquence où les personnages courent dans une quartier en pleine fusillade, avec des flics qui déboulent, un hélicoptère, des sirènes, des combats et des cris de tous côtés. A cet instant, il semble qu’on ait absolument abandonné tout rapport avec l’intrigue principale, la parenthèse (affaire Ledoux) s’ouvrant sur une autre parenthèse (affaire Iron Crusaders) qui elle-même ouvrait une troisième parenthèse (le cambriolage dans les cités), le tout occupant près de la moitié de l’épisode en question. Quand on arrive à ce moment de la série, on ne peut pas ne pas se dire que le véritable enjeu de la série est précisément la façon dont elle tentera de ne jamais aborder directement son propre sujet, la vision de la série étant la projection des voiles successifs dans lequel son sujet s’enveloppe – un peu comme Mr. Arkadin de Orson Welles ou encore L’Amour par terre de Jacques Rivette, des films qui fonctionnent comme des récits remplis de pièges, de fausses pistes, des volutes circulaires autour d’un sujet qui n’est jamais abordé que par ellipses, allusions, évocations troubles, brouillages volontaires… True Detective est le récit d’apprentissage du spectateur moderne : il lui apprend à ne pas s’en laisser compter par les stratégies narratives superposées et être lui-même le « Vrai détective » de la série. Il lui apprend à ne suivre ni la ligne Hart-Cohle (qui s’en tient malgré tout à la résolution d’une enquête limitée à ses éléments résiduels : les Ledoux, Errol Childress) ni la ligne Gilbough-Papania (qui voudrait que Cohle soit le démon derrière les meurtres) mais une troisième, implicite à la série, toujours présente dans les détails que les personnages remarquent mais qu’ils semblent oublier aussitôt, parce que cette idée est trop violente, parce qu’elle serait insoutenable pour continuer à vivre.

Tout le long, toutes les informations concernant l’affaire principale seront données par la bande, tout en sachant toujours qu’on en reste nécessairement à la surface. Ce qu’on voit n’étant pas forcément ce que les personnages nous racontent, ce qu’ils racontent n’étant pas nécessairement ce qui s’est passé. Ce qu’on verra, c’est ce que pensent Cohle, Hart, Papania, Gilbough. Ce qu’on ne verra pas, c’est ce que savent Marie Fontenot, Dora Lange, Stacy Gerhart, Molly Ann Ross, Stéphanie Kordish, Kelly Reider. Dora Lange n’est pas Laura Palmer : à aucun moment, le récit ne reviendra sur elle ou sur aucune des victimes du Yellow King… On pense à la façon dont certains jazzmen, à la fin des années 50, n’éprouvaient plus la nécessité de jouer les thèmes des standards qu’ils reprenaient, mais les amorçaient en laissant l’auditeur se le chantonner dans sa tête. Virtuose de l’absence, Nic Pizzolatto écrit True Detective dans les à-côtés du feuilleton noir et du récit lovecraftien comme Ahmad Jamal joue Autumn in New York ou Cherokee : amorces de thèmes, blancs avec accompagnement sur les pointes extrêmes de celui-ci, reprises nerveuses dans les ponts, changement de rythme, variations envoûtantes par ce qu’elles retirent plus que dans ce qu’elles ajoutent

Quand, dans l’épisode 6, on commence à se rapprocher de l’implication de la famille Tuttle dans les crimes d’enfants, la perversité scénaristique est à son comble. Le scénario bifurque comme on noie un dossier ou comme on détourne l’intérêt du public : il faut que la femme de Hart aille coucher avec Cohle et que l’épisode se transforme en un récit de drame intime entre trois personnes. Parce que le premier sujet caché dans le sujet c’est ça : Les adorateurs de Yellow King sont là depuis très longtemps. Le trio composé par Childress et les Ledoux ne sont que les éléments résiduels des agissements des Tuttle qui « tiennent la région » : Edwin le gouverneur, qu’on ne verra jamais ; le révérend Billy Lee, son cousin, qui invente le programme caritatif chrétien Wellspring, payant les frais de scolarités de 14 écoles privées autour de la région dans lesquelles ils recrutent les innocentes victimes de leurs agissements ; enfin, le shérif Ted Childress, fils bâtard du même père, qui « couvre les affaires » et dont on ne sait pas exactement les liens familiaux avec Errol Childress, le « Spaghetti Monster ». Mais ces frères Tuttle ne sont eux-mêmes que les enfants de Sam Tuttle, le patriarche, ayant violé beaucoup d’enfants et jusqu’à sa petite fille qui rejoue cette scène dans ses ébats érotiques avec son demi-frère Errol ; et cette famille Tuttle qui « tient la région » répond d’un ordre démoniaque plus vaste, celui dont on repère des traces éparses dans les fêtes de Mardi-Gras, le « Courir de Mardi Gras », les saturnales… Quand, à la fin de l’avant-dernier épisode, les agents Papania et Gilbough cherchent l’église The Son of Life, ils tombent sur Errol Childress, l’homme aux cicatrices faciales que les spectateurs pour la première fois identifient au « Spaghetti Monster » décrit par les enfants, et celui-ci leur indique leur chemin : « Vous tomberez dessus avant Crowley. » C’est aussi simple que ça : les meilleures fictions pointent un espace avant Crowley, c’est-à-dire tentant désespérément de se débarrasser des fausses pistes caricaturales du satanisme tapageur pour atteindre les véritables agents de la « contre-initiation » qui désorientent sans cesse notre lecture de l’Histoire. Si l’Histoire est toujours peu ou prou l’Histoire du diable, c’est donc Notre Histoire. Et tous les secrets de l’Histoire secrète reviennent toujours au secret de notre propre cœur.

« Ca fait des semaines que j’ai laissé ma marque » remarque Errol Childress au début du dernier épisode. A cet instant, il devient clair qu’il parle depuis un au-delà du récit. Il regarde l’impact de True Detective sur les spectateurs captifs. C’est pourquoi il peut dire que son « ascension » l’écarte « du disque et de la boucle ». La phase finale de l’enquête, c’est l’auto-révélation du spectateur incubé, qui croyait, jusqu’à la dernière minute – à la manière de Papania et Gilbough – que Cohle, à la manière du N°6 qui découvre qu’il est le N°1 dans le dernier épisode du Prisonnier, serait le Yellow King ; ou éventuellement, tel Cooper à la fin de Twin Peaks, le deviendrait. Errol Childress est le double du spectateur, ou plus exactement il est son agent. Tout d’abord, il est un spectateur de fiction et il parle à travers des imitations de voix (James Mason, Andy Griffith) ou rejoue M le Maudit en sifflotant compulsivement. Si la maison de Errol et sa demi-sœur rappelle fortement celle des Bouvier Beale, les cousines de Jackie Kennedy qui vivaient dans une espèce de squat étouffant et inquiétant, d’une saleté et d’un désordre devenus symbole des à-côtés du pouvoir et de la gloire, celle-ci est également une image du cerveau du spectateur envoûté, avec ses VHS empilées, ses collections de vieilles poupées et ses livres aux pages arrachées sur les marches de l’escalier. Et toutes les allusions à l’Eternel Retour parlent du fait que les personnages sont enregistrés dans un récit qui se rejoue en boucle sur notre lecteur et dans notre esprit. C’est comme si Reginald Ledoux avait le souvenir de ces visions réitératives quand il dit, étonnamment amical avec Cohle lorsque celui-ci le tient en joue : « C’est le moment, hein ?  Les étoiles noires s’élèvent. Je sais ce qui passe après. Je t’ai vu dans mon rêve. Tu es à Carcosa maintenant, avec moi. Il te voit. Tu recommenceras. Le temps est un cercle plat. » C’est encore l’évocation hallucinée de Miss Delores, la vieille domestique de Sam Tuttle que Hart et Rust visitent dans l’avant-dernier épisode : « Vous connaissez Carcosa ? Lui… Celui qui dévore le Temps. Ses voiles sont un vent de voix invisibles. Réjouissez-vous : la mort n’est pas la fin. » Si certains films ou certaines séries mettent le spectateur à la place de l’Ange, si Lost faisait de son spectateur un candidat au remplacement du Roi du Monde et Twin Peaks un chevalier théophanique de la Rose Bleue, True Detective met son spectateur dans la position d’un démon dévoreur de vies imaginaires – qui a besoin de sacrifices de jeunes filles et de constructions « attrape-diables » pour que son sang circule. Et si la mort des personnages n’est pas la fin, c’est qu’ils sont persuadés de revenir sans fin sur les DVD de ce dernier, jusqu’à ce que celui-ci s’éloigne du disque et de la boucle. « Il est tout autour de nous. Avant que tu sois né. Et après ta mort. » dit la demi-sœur de Errol à Hart qui ne comprend pas parce qu’il ne nous voit pas. En sauvant narrativement Hart et Cohle dans la dernière séquence, les faisant accéder à une rédemption progressive (s’il y a de plus en plus d’étoiles lumineuses dans le ciel obscur, c’est que la lumière est en train de gagner), c’est le spectateur qui est plongé dans de nouvelles ténèbres – l’identifiant, non au chevalier, mais à l’ogre du récit. Certains matins, nous voyons le plan infernal.