Pacome Thiellement.com

L'automne du monde
Date de la conférence : 05 sept. 2014

Contexte : Colloque Philoséries (Sorbonne)

Présentation :

Conférence de Pacôme Thiellement dans le cadre du colloque Philoséries - Lost in Philosophy
Organisatrices : Sylvie Allouche - Sandra Laugier - Sarah Hatchuel
5 juillet 2014 à la Sorbonne
Enregistrement & Montage : Lisa Dumas


Nous ne savons pas qui nous sommes. Nous vivons nos vies dans un brouillard à couper au couteau concernant notre rôle dans le destin des autres et celui des autres dans le nôtre. Dans Lost, non seulement presque chaque personnage est déjà, indirectement, intervenu dans la vie des autres passagers, mais son rôle a entrainé des modifications profondes les affectant au point qu’ils se retrouveront tous, un moment ou un autre, dans l’avion qui les mènera à l’île. Tous sont liés par des attaches si fortes, si puissantes, qu’on pourrait dire qu’un terrible maillage les enserre, maillage comparable à la tapisserie que tisse Jacob depuis qu’il a été choisi comme gardien de l’île. En choisissant d’opérer Sarah, Jack a laissé mourir Adam Rutherford, le père de Shannon, et a entrainé la misérable vie qu’elle a connue ensuite – et c’est cette vie qui l’a dirigée vers la ville de Sidney où Boone est allé la rechercher. En gagnant à la loterie, Hurley a engagé son ancien supérieur hiérarchique Randy dans une compagnie qui fabrique des boîtes, et c’est dans cette compagnie que s’est retrouvé Locke, sans cesse humilié par lui – Randy lui répétant en outre qu’il ne serait pas capable de faire son fameux walkabout. Anthony Cooper, le père de Locke, est le responsable de la mort des parents de Sawyer. Sawyer a appris le « métier » d’arnaqueur à Cassidy, ce qui l’a amenée à rencontrer Kate qui, en retour, l’a conseillée de dénoncer Sawyer. Et bien sûr c’est la mère de Daniel Faraday, Eloïse, qui a convaincu Desmond de ne pas épouser Penelope, ce qui l’a entrainé vers cette course autour du monde qui le fera se retrouver dans la station The Swan à appuyer sur le fameux bouton pendant trois ans. C’est pour revoir Claire que le père de Jack, Christian, s’est rendu à Sydney où il croisera Sawyer et le convaincra, sans s’en rendre compte, de tuer le « faux Sawyer », ce qui le ramènera dans l’avion Oceanic 815.

Ce dont parle la série a été associé à l’hypothèse de Frigyes Karinthy des « six degrés de séparation » ou du « petit monde » de Stanley Milgram. Karinthy a écrit la nouvelle « Liens » en 1929. Elle explorait l’idée que l’avancée de la technologie dans le domaine de la communication et des voyages entrainait une connectivité accrue qui générait un rétrécissement du monde. A l’origine de beaucoup de récits récents, Lost lui donne une couleur particulière – une couleur mystique, qui tient à ce que ce rétrécissement, ce « Small world », prend une tournure providentielle, terminale. Les liens qui unissent les personnages ne sont jamais fortuits. Ils culminent au contraire dans une saturation presque insoutenable de sens.

Nul ne sait qui il est et quelle est sa fonction dans l’histoire de ses proches, a fortiori dans l’Histoire de l’humanité. Cette idée est l’intuition primordiale de toute la littérature de Léon Bloy, un écrivain catholique, polémiste, comique et apocalyptique de la fin du XIXe siècle. On retrouve cette vision jusque dans ses nouvelles recueillies sous le titre d’Histoires désobligeantes : « Quel est le secret suprême, irrésistible, l’arcane certain, le sésame de Polichinelle qui ouvre les cavernes de l’émotion pathétique et fait sûrement et divinement palpiter les foules ? Ce secret fameux, c’est tout bonnement l’incertitude sur l’identité des personnes. Il y a toujours quelqu’un qui n’est pas ou qui pourrait ne pas être l’individu qu’on suppose (…) Depuis Sophocle ça n’a pas changé. Ne pensez-vous pas, avec moi, que cette imperdable puissance d’une idée devenue banale tient à quelque pressentiment très profond, interrogé depuis trois mille ans et depuis toujours, par les tâtonnements inventeurs de fables, comme Œdipe aveugle et désespéré cherche la main de son Antigone ?... »

A cela, la série ajoute une sorte de constante particulière qui tient au fait que tous les « choix » que les personnages devront faire les amèneront systématiquement au même résultat, que ce soit des « choix » dans le présent, ou dans le passé à travers les voyages dans le Temps de la 5e saison. Et lors de ces voyages dans le temps, quelque soient les décisions qu’ils prennent, les héros se voient incapables de modifier quoi que ce soit, les « choix » des uns et des autres s’équilibrant sans cesse pour reproduire ce qui a déjà eu lieu. Juliet fait accoucher la femme de Horace de Ethan Rom, l’homme qui l’amènera sur l’île. Sayid a beau essayer de tuer Ben jeune, en réalité il le transforme en « Autre », puisque c’est sa blessure, et le choix de Kate de ne pas le laisser mourir, qui le mène à Richard et l’incorpore dans son équipe. L’idée de la « Variable » de Daniel Faraday en 5e saison est une fausse piste totale. En faisant exploser la bombe à hydrogène sur le site de la station The Swan, les héros de Lost créent l’ « incident » qui les fera atterrir vingt ans plus tard. « Ce qu’on nomme le libre arbitre, écrit Léon Bloy, est semblable à ces fleurs banales dont le vent emporte les graines duvetées à des distances quelquefois énormes et dans toutes les directions, pour ensemencer on ne sait quelles montagnes ou quelles vallées. La révélation de ces prodiges sera le spectacle d’une minute qui durera l’éternité. » La vision de la série Lost est la préparation à ce spectacle, la préparation à cette révélation de prodiges.

Et voilà ce que Lost vient encore ajouter à cette image. Non seulement tous les personnages sont liés mais tout ce qu’ils ont vécu est, un moment ou un autre, le résultat de leur action. Ce qui explique la phrase bouddhiste qui apparaît dans la saison 3, dans Not in Portland, durant la scène où Kate et Sawyer vont libérer Karl : We are the cause of our own sufferings.

Cette image qui renvoie à la fois à une liberté absolue et une détermination absolue présente l’ensemble du récit comme un bloc serré. Et, entre la 1ère et la 5e saison, tout ce qui est inscrit dans l’existence des personnages fonctionne comme un récit compact, dense, où chaque détail compte et doit les mener à cette conclusion unique, qui est le moment où Jacob est tué par Ben, pendant que, de l’autre, Jack et ses amis font exploser la bombe à hydrogène dans le site de la future station The Swan. De ces cinq saisons, rien ne peut être ôté, et rien ne peut être ajouté, sans que tout l’édifice s’écroule. La moindre phrase prononcée par un personnage mineur agit sur l’ensemble dans cette direction unique. L’image est donc cette tapisserie, avec une faille – qui est le voyage dans le Temps – par laquelle le frère de Jacob, L’Homme Sans Nom, parvient à ses fins : l’assassiner, mettre fin à son magistère. 

Cette interconnexion absolue de tous les personnages évoque l’idée d’interdépendance universelle. C’est une idée extrêmement ancienne qui prend un sens nouveau à notre époque, maintenant que le quadrillage du monde connu a été réalisé et que la connectivité et les réseaux sociaux sont en mesure de relier effectivement n’importe qui à tout le monde. Comme l’a rappelé de nombreuses fois Raymond Abellio – dont la Structure Absolue est une tentative de produire un yoga qui soit en mesure de conjuguer la science la plus avancée avec l’ésotérique traditionnel le plus ancien – cette idée est acceptée scientifiquement d’un point de vue matériel – puisque le simple fait que je lève mon bras suffit à modifier la gravitation universelle (Abellio ajoutait : « Il suffit que je le pense pour modifier la structure universelle » ; en cela, il développe un point de vue brahmanique qui recoupe encore davantage Lost). Cet « effet papillon », nommé ainsi à la suite de la conférence de 1972 du météorologue Edward Lorenz (« un battement d’ailes de papillon au Brésil peut-il provoque une tornade au Texas ? »), implique rétroactivement que nous ne pouvons rien changer à l’histoire du monde. Il n’y a rien que nous ne puissions retirer de l’histoire du passé du monde qui ne l’affecte au point de pouvoir le rendre incompossible au nôtre, comme il n’y a rien que nous puissions y ajouter qui le transforme effectivement de façon définitive. Lost reste très strict sur ce point, et s’interdit tout « paradoxe temporel ». Tout ce qui est arrivé est arrivé ou comme le dit encore Raymond Abellio : « Il faut s’interdire de penser l’Histoire au conditionnel ». Ce que Lost ne cesse de redire et de remontrer.

Et cela ne concerne pas que les personnages principaux, mais également tous les personnages secondaires. Tous ont été nécessaires à ce gigantesque maillage. A force de revoir les épisodes de Lost, ce qu’on voit, c’est que presque tous les personnages qu’on croise y sont potentiellement des oracles ; presque toutes leurs paroles sont signifiantes : l’avocat de la femme de Michael prononce la future phrase de Bea sur le fait que, pour un père qui tient tant à le garder, il ne semble pas bien connaître son fils. Un médecin dit à Locke « Je ne veux pas t’entendre me dire ce que tu ne peux pas faire ». Et tous les juges, pharmaciens, voyants ou passants semblent savoir ce que ressentent les personnages. En outre, n’importe quel représentant d’une entreprise scientifique qui vous fait passer une audition peut être Richard, l’envoyé de l’île. N’importe quel infirmier qui pousse votre chaise roulante peut être Matthew Abaddon, « ange » de Charles Widmore (« Je suis beaucoup plus qu’un simple infirmier »). N’importe quel inconnu qui vous aide à récupérer votre barre chocolatée un jour où vous êtes de mauvaise humeur à l’hôpital peut être Jacob. Dans Whatever happened happened, même la femme qui ressemble à Claire et avec qui Aaron commençait à partir dans le supermarché où Kate le perd pendant quelques instants, semble mandatée par quelque puissance pour pousser cette dernière a retourner sur l’île. Comme dans la littérature de Léon Bloy, ce qui importe dans Lost c’est l’incertitude sur l’identité des personnes – et la possibilité que n’importe qui puisse être « beaucoup plus qu’un simple infirmier ». Et si cette intuition fondamentale de Léon Bloy tient partiellement au naundorffisme qui fut pandémique au XIXe siècle – la croyance à la survie du fils de Louis XVI, échappé de la prison du Temple et son exil sous l’identité de Karl-Whilelm Naundorff – elle recoupe un trait fondamental commun à de nombreuses croyances ou traditions : le Messie dans le judaïsme, l’Imam Caché et le Khezr dans l’Islam. Voire même les avatars de l’Indouisme qui peuvent prendre des formes humaines (comme dans La Baghavad Gita où Krishna se masque sous les aspects du cocher de Arjuna). Un écrivain qui a beaucoup lu Bloy et qui s’en est partiellement inspiré pour ses contes, Jorge Luis Borges, dira quelque chose de très pertinent à son sujet : « Personne ne sait qui il est, a affirmé Léon Bloy. Nul mieux que lui n’illustre cette intime ignorance. Il croyait être un catholique rigoureux, et il fut un continuateur des cabalistes, un frère secret de Swedenborg et de Blake : des hérésiarques. » On peut même ajouter que la notion d’une identité secrète de chacun est une idée gnostique – car le thème principal des gnostiques, l’anamnèse, tel qu’il a été conté dans les Actes de Thomas, dans le « chant de la perle » par exemple, ne cesse de parler de la noblesse originelle de l’homme qui naît clochard, ou mendiant, mais qui est toujours fils de prince. Tout cela est une question de regard porté sur sa propre vie, de regard porté sur la vie de chacun et sur sa signification profonde dans l’Histoire.

Nul ne sait qui est son interlocuteur. C’est peut-être simplement un sentiment vécu, un feeling, mais ce feeling peut prendre deux directions : celle, paranoïaque, du Grand Complot (et c’est vers quoi semblait mener la première partie du récit, celle où s’accumulaient les fausses marques, les publicités Widmore Labs, etc.) ou celle, symbolique, où tout ce qui se passe veut dire quelque chose d’autre que ce qui se passe. Ce qui donnait à Lost dans sa première partie un aspect « rivettien », c’est cette espèce d’incertitude globale, ce « complot » potentiellement partout qui habitait la série jusqu’à ce que son sens véritable apparaisse. Voir une photo de Eloïse Hawking dans le bureau du moine qui accueille Desmond, Brother Campbell, ou une reproduction du Black Rock dans celui de Widmore, ou encore le même personnage, Kelvin Inman, apprendre à Sayid la torture en Irak et garder Desmond prisonnier de la station The Swan, donnait l’impression que tous les personnages étaient dirigés comme des marionnettes par une organisation puissante – et, en effet, d’une certaine façon, ils l’étaient, mais ce n’était pas un complot politique, et ce n’était pas une décision purement humaine. Ce que reproche l’Homme Sans Nom à Jacob est vrai : celui-ci est venu à un moment de faiblesse et il a orienté chacun des candidats – du coup leurs choix ne furent pas vraiment « leurs » choix. Cela apparaît à partir de la fin de la 3e saison quand Jack dit à Kate « Nous n’étions pas supposés partir » et ensuite dans la 4e saison quand les Autres commencent à évoquer la « volonté de l’île » comme celle d’une entité intelligente ou d’une entité consciente et surnaturelle : Tom à Michael par exemple, lorsqu’il lui dit : « Tu ne peux pas te suicider. L’île ne le permettra pas. » Dans Lost, chacun ne fait que ce que l’île, par l’intermédiaire de Jacob, son « gardien », attend de lui.

Lost déploie une image du monde comme tapisserie sacrée – ou texte liturgique. « L’Histoire est comme un immense texte liturgique où les iotas et les points valent autant que des versets ou des chapitres entiers, mais l’importance des uns et des autres est indéterminable et profondément cachée. » écrit Bloy dans L’Ame de Napoléon, et, dans les Méditations d’un solitaire en 1916 : « Le temps n’existant pas pour Dieu, l’inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très humble d’une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles. » Lost est une série liturgique où chaque détail a autant de valeur qu’un épisode entier : car chaque détail peut être le coup de bâton qui produira le satori : « Je préférais quand tu étais le type qui tapait sur des mecs avec un bâton » dit Bernard à M. Eko quand celui-ci est devenu un prêtre sentencieux. Et la meilleure manière de regarder Lost c’est de regarder sa vie à travers le miroir de ses épisodes. Il faut y trouver l’image de sa propre question, le contour de son propre problème. Dans nos vies également, le moindre minuscule détail compte. Dans le moindre minuscule détail de nos vies, il y a une fenêtre prophétique susceptible de nous informer de ce que « nous sommes supposés faire ». La série est pour le spectateur comme l’île pour le personnage : elle ne le laissera pas s’en sortir tant qu’il n’aura pas fait ce qu’il a à faire.

A ce sujet, l’un des épisodes les plus importants est Cabin Fever dans la saison 4 : celui-ci présente, dans une poignée de séquences séparées dans le Temps de plus de cinquante ans, quelques épisodes de la vie de John Locke où il a été approché par la volonté de l’île. On voit sa naissance de bébé miraculé, plus fort que toutes les maladies et les souffrances qui l’entourent – et on voit Richard Alpert présent lors de sa naissance, observant le bébé comme un Roi Mage ou une bonne fée. On voit aussi Locke humilié jeune homme par ses condisciples, et qui refuse une proposition de rejoindre un cursus spécial de Mittelos Bioscience, la « compagnie écran » des Autres sur le continent. Dans cette séquence, même son professeur semble fonctionner comme un oracle quand il lui demande de cesser de combattre sa véritable nature, et lui dit « Tu es un savant. Tu ne seras jamais un super-héros. » On voit Locke dans sa chaise roulante, approché par Matthew Abaddon, l’ange de Widmore, le conseillant de partir dans un walkabout et lui annonçant qu’ils se reverront. Mais la séquence la plus importante est celle où Richard vient à sa rencontre, enfant, pour lui faire passer un test. Tout d’abord, il remarque au mur une image visionnaire du jeune Locke montrant la fumée noire attaquant des humains. Puis il lui présente plusieurs objets et lui demande lequel lui appartient déjà : une fiole contenant un peu de sable ; une boussole ; un comix ; un Livre des Lois ; un couteau. John Locke choisit le couteau et Richard estime qu’il n’est pas encore prêt, avant de partir sous la pluie comme un voleur. J’ai longtemps cru que l’objet que Locke aurait dû choisir était Le Livre des Lois – de la façon dont Richard le regarde lorsqu’il approche le livre, et de l’accent de la musique à cet instant. Mais en réalité c’est plus probablement la boussole d’orientation – puisque celle-ci a déjà été donnée par Locke à Richard dans le passé. Du coup elle lui appartient en effet déjà. Tandis que Le Livre des Lois ne lui appartient finalement pas plus qu’à un autre. Et surtout n’interviendra pas dans le reste du récit.

« Nous leurs montrerons Nos signes dans les horizons et dans leurs âmes » dit Dieu dans un verset fameux de la sourate 41 du Coran. De ce verset, Haydar Amoli tirait l’idée qu’il existait deux autres livres sacrés à ajouter à la Bible et au Coran : le Livre des Horizons et le Livre des Ames (c’est probablement la source d’inspiration de Secret Chiefs 3 pour les disques Book of Horizons et Book of Souls). Ce n’est pas Le Livre des Lois que Lost va interroger mais les Livres des horizons et des âmes. Le Livre des Lois indique l’idée d’une religion écrite – d’un texte préexistant qui servirait de repère. Or Lost propose un autre repère, une boussole d’orientation. Cette boussole d’orientation a un statut spécifique : elle n’a jamais été détruite et elle n’a jamais été construite. Elle n’appartient pas aux conditions de ce monde et passe circulairement de la main de John à celle de Richard. Richard la donne à Locke en 2007 (scène présente dans les épisodes Because you left et Follow the Leader), et Locke la redonne à Richard en 1954 dans Jughead. Cette boussole n’a pas de passé, ni de futur, elle est inscrite à l’intérieur du récit de Lost comme une boucle pour faire tenir ensemble le tissu de la tapisserie. Cette boussole, c’est le véritable symbole de Lost. Lost fonctionne comme une boussole d’orientation dans la vaste tapisserie qu’est l’Histoire de ce monde.

La question qui résulte de cette hypothèse est la suivante : Vers quel événement est tendue cette tapisserie ? Qu’est-ce qui est attendu de cette succession d’actions et de réactions – si ce n’est l’avènement d’un nouveau gardien ? Le spectateur de Lost est un spectateur qualifié par son sens de l’interdépendance universelle. Le temps de Lost est un temps où l’ancienne expression cultuelle, religieuse, a cessé d’être pertinente et où une nouvelle n’est pas encore arrivée. C’est un temps de tribulations extrêmes, un temps de peuples en colère. C’est également un temps où, selon le mot d’Abellio : « Ce n’est pas l’homme qui est dans le Temple mais le Temple qui est dans l’homme. »

C’est pourquoi la série qui annonce le plus clairement les enjeux et les problématiques de Lost est Oz. En premier lieu, dans le sens où le monde y est réduit à un espace fermé, une prison. La prison de Oz est l’île de Lost : tous veulent sortir, et tous y mourront – ou presque (la poignée de survivants des deux séries semble d’ailleurs n’être là que par un souci étrange de réalisme, ou pour ne pas finir sur l’impression d’un carnage, mais ne change rien au « triomphe de la mort » qui achève leur récit). Il n’y a pas plus de sortie de la prison de Oz que de sortie de cette vie. La seule « sortie » étant la mort, la question est la délivrance des personnages, la délivrance de leurs passions, leur chemin hors du « labyrinthe » bouddhiste de cette vie. Cela peut se comprendre de plusieurs façons : trouver son talent – comme pour Omar White ; faire la paix avec soi-même comme Kareem Sayid ; être certain de l’amour inconditionnel que lui porte l’ambigu Chris comme l’avocat Tobias Beecher, même si cet amour a repoussé sa remise de peine ; prendre soin de son frère comme Ryan et conquérir l’amour, même impossible, du docteur Gloria Nathan. Mais surtout, à mesure que Oz avance, il semble que l’enjeu principal est celui de « gardien », gardien de la souffrance de l’autre, gardien de sa rédemption possible. C’est de la fonction rédemptrice de Tim MacManus qu’il est sans cesse question, encadré par deux religieux, le Père Ray Mukada et la Sœur Peter Marie, sans compter le détenu charismatique et extrêmement attachant qu’est l’Imam Kareem Saïd. Dans Lost, Jack, Hurley, Locke, Sawyer, Sayid, les Kwon sont des candidats. Le sens de leur élection tient à leur incapacité à vivre dans notre monde – mais aussi à leur noblesse. La beauté de leur âme. Dans un langage chrétien, on dirait qu’ils ont un potentiel de sainteté. Ce qui est également le cas de Tim MacManus dans Oz, comme de Augustus Hill, Kareem Saïd, Bob Rebadow, Ryan O’Reilly, Tobias Beecher, Miguel Alvarez – même si ils sont tous extrêmement abîmés. Et certains personnages de Lost sont eux-mêmes très abimés… Ce qui caractérise les candidats, c’est leur exceptionnel don de soi – leur incapacité à l’égoïsme, à la bassesse, à l’intérêt.

Dans le temps intermédiaire entre deux ères, qui est le temps apocalyptique, la sainteté n’est plus propre à une religion constituée, à une religion institutionnelle, mais se voit déterminée par des impulsions spirituelles plus diffuses, « osmotiques » dirait Abellio. Et ce temps intermédiaire, le « temps de la fin », est celui qu’explorent les dernières saisons de Oz comme de Lost, celle de Oz étant inscrite dans le temps qui sépare la mort du coryphée, Augustus Hill, de celle du directeur de la prison, Leo Glynn, comme du pire de ses détenus, l’immonde Vernon Schillinger – et celle de Lost dans le temps qui sépare la mort de Jacob de celle de l’Homme Sans Nom. C’est alors l’Automne du Monde, le « couchant », l’Occident du monde – Sundown comme le dit le titre du 6e épisode de la sixième saison. La saison apocalyptique est la sixième, parce que Jacob n’est plus et tous les personnages sont, enfin, libres de leurs choix. Symboliquement, la spiritualité propre à l’éon de Lost s’est évanouie – et une nouvelle spiritualité n’est pas encore apparue. Du coup, les événements n’ont plus cette puissance portée symbolique qui irriguait toutes les profondeurs des cinq précédentes saisons mais ils apparaissent de façon chaotique, presque aléatoire : explosions et destructions successives du Temple, du Black Rock, du sous-marin... De même que l’Histoire de l’humanité, « notre » Histoire, est entièrement tendue vers sa fin, qui sera un recommencement absolu, toute la série est tendue vers sa « fin », The End, qui annonce le temps du spectateur, devenu conscient. La sixième saison, dans son récit principal, n’est plus qu’une succession de catastrophes. Beaucoup de personnages y apparaissent et disparaissent, sans qu’on ne puisse jamais espérer savoir grand-chose sur eux, à commencer par Illana, présente dès la 5e saison et qui restera pour nous une complète étrangère, mais aussi Dogen, Lennon, Zoé… Les personnages n’y habitent d’ailleurs jamais nulle part, c’est significatif, mais ils ne cessent de s’y déplacer : à la différence des précédentes saisons, pas de construction d’un nouveau « lieu » d’habitation (le Temple est détruit au bout de sept épisodes) mais une errance incessante sur l’île, passant de lieu en lieu, jusqu’à la découverte finale de la source de la Lumière.

Le temps de la sixième saison est un temps de ténèbres – de maladie, sickness ; cette maladie c’est la volonté d’en finir, c’est le dégoût, l’amertume – c’est l’enfoncement dans la matière et la fin des impulsions spirituelles, détruisant progressivement toute éthique, tout sentiment de la justice, tout sentiment de la dignité : dans Lost, on parle de « réquisition » par la maladie. Les « recrues » de l’Homme Sans Nom ont toutes une sorte d’opacité intellectuelle et morale qui grandit lentement en eux. Cette opacité naît du désespoir, de l’incapacité de trouver encore du sens dans cette vie – et elle produit un retour à l’errance originelle mais qui ne semble produire aucun nouveau lien. On le voit apparaître pendant un temps chez Claire, chez Sayid, chez Ben, chez Sawyer. Ils sont déliés. Mais cet état connaît un état opposé, qui est celui de candidat. Dans le temps intermédiaire, les hommes se répartissent entre candidats et recrues. Et dans les deux cas, il ne s’agit que d’une question de regard porté sur la vie. Ce que fait Lost, c’est de préparer son spectateur a un regard sur la vie, à un regard sur leur vie.

« Il nous faut tenir prêts pour un événement immense dans l’ordre divin, écrit Joseph de Maistre, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Des oracles redoutables annoncent déjà que les temps sont arrivés. » La série Lost est comme une vaste préparation à cet événement immense. Un événement pour lequel ce qui comptera sera moins notre préparation physique que spirituelle. Ce n’est pas notre force qui est en jeu, c’est notre regard. C’est pourquoi le nouveau gardien, celui en qui s’épiphanisera le spectateur, sera aussi le personnage le plus faible en action – Hurley, mais celui dont les intentions sont les plus pures, celui dont le regard est le moins obstrué par ses propres faiblesses ou ses fautes. Le spectateur est préparé à atteindre une nouvelle qualité de regard, et cette qualité de regard est l’enjeu principal de l’ensemble de la série – dont un nombre considérable d’épisodes s’ouvre sur l’œil d’un personnage qui se réveille. Le sujet de Lost est la seconde naissance – ou plus exactement la préparation à cette nouvelle naissance. Si on doit croire à l’expérience de Lost, on doit imaginer que le spectateur de Lost est appelé à un gardiennage spirituel à son tour, et, tel Jack, ce gardiennage est temporaire – il est celui du temps intermédiaire, du temps de tribulation. C’est celui de l’Automne du monde – comme l’appelle Léon Bloy dans son dernier ouvrage, Dans les ténèbres : « On est à l’automne du monde. La végétation des âmes est interrompue et l’hiver approche avec toutes les épouvantes. »