Peux-tu te présenter pour les lecteurs qui ne te connaîtraient pas ?
Je m’appelle Pacôme Thiellement. Je suis exégète.
Tu es souvent présenté comme essayiste. Comment es-tu arrivé à l’écriture, et à la forme de l’essai en particulier ? Quels sont les avantages de ce genre littéraire selon toi ?
Je suis arrivé à l’essai par hasard. Je voulais écrire des romans. Mais ce que je faisais dans cette direction n’était pas terrible. J’avais écrit une poignée d’articles dans une revue consacrée à la musique et à la philosophie, Musica Falsa, et cette revue lançait une maison d’édition. Un jour, le directeur, Bastien Gallet, me propose d’écrire un livre pour celle-ci. La veille, au dîner, j’avais raconté à un groupe d’amis une fameuse légende urbaine que j’avais exploré en détail, parce que j’y avais cru quand j’avais treize ans : le mythe de la mort de Paul McCartney. J’ai proposé à Bastien d’écrire un livre sur le mythe de la mort de Paul McCartney. Ça mélangeait plusieurs choses : la musique des Beatles, l’exégèse des paroles de chansons, les faits divers ou les légendes urbaines, le profane et le sacré, etc. C’est devenu mon premier livre : Poppermost, publié par les éditions MF en 2002. Tout ce que je cherchais dans l’écriture de fictions, je l’ai trouvé, décuplé, dans l’écriture d’essais. Des effets de narration, des chemins de traverse, des surprises, du suspens, etc. Ça m’a passionné. Dès le livre achevé, j’en ai commencé un deuxième, Économie Eskimo, qu’ils ont publié en 2005. Un essai avec Zappa et les eskimos. Ensuite, je n’ai plus arrêté. Je n’aime rien écrire d’autres, à part les textes autobiographiques. J’aime écrire des essais. J’aime mettre en scène des idées. J’aurais pu m’en douter un peu plus tôt. J’adorais écrire des dissertations en classe de Terminale, en cours de philosophie, grâce à une professeur extraordinaire, Myriam Pariente. Elle a exercé une grande influence sur moi. Et puis, lors de mon passage très court en université, j’avais eu un autre professeur, bien mystérieux, M. Bensoussan, avec qui on étudiait Proust en convoquant la Kabbale, le Zohar, l’ésotérisme (je ne suis pas sûr de son prénom, je ne l’ai jamais revu et je ne sais pas ce qu’il est devenu). Lui aussi a exercé une grande influence sur moi.
Avec « Tu m'as donné ta crasse et j'en ai fait de l'or », mais aussi le texte « Internet et moi : une confession », tu as aussi écrit des récits autobiographiques. Est-ce que tu considères que c'est important d'écrire à propos de soi ? Pourquoi avoir fait une référence à Baudelaire dans ton titre ?
J’aime beaucoup écrire des textes autobiographiques. Je pense que c’est un complément essentiel à l’écriture des idées. Les deux me sont essentiels. J’écris pour vivre, pour comprendre ce qui se joue dehors et ce qui se joue dedans. Et pour participer à la métamorphose conjointe du dedans et du dehors. La référence à Baudelaire est expliquée dans le cours du livre, en particulier la faute de retranscription, je vous laisse la surprise.
Tu m’as dit lors des Intergalactiques de Lyon que tu lorsque tu t’intéresses à un auteur, tu lis en général tout de lui. As-tu lu Baudelaire de cette façon ? Pourquoi avoir adopté cette méthode de lecture ? Quels auteurs as-tu lu intégralement ou presque ?
Oui, j’ai lu Baudelaire de cette façon. J’aime lire un auteur en intégralité, des premiers textes aux derniers, parce que je veux suivre l’évolution d’un auteur que j’aime dans les détails. Si je l’aime, je l’aime en tant que totalité, dans ce qu’il a fait de mieux et dans ce qu’il a fait de moins bien, ou de plus dispensable, ou d’inachevé. Par exemple, les listes de projets de Baudelaire, les listes de titres de livres ou de textes à écrire, ou ses ébauches de poèmes : c’est tellement passionnant. Bien sûr, ça ne m’intéresserait pas si je n'avais pas d'abord aimé Les Fleurs du mal. Mais quand j’ai aimé quelque chose d’un auteur, je veux tout lire ensuite. Parce que ce qu’il y a de meilleur dans un auteur nait aussi de ce qu’il a fait de moins bien, ce qu’il a réussi de ce qu’il a échoué, ce qu’il a fait de ce qu’il a voulu faire et n’a pas pu faire. Et parce que l’ensemble est toujours plein de vie, plein de beauté et plein de tragique. Et tout ce qu’il a fait aide à comprendre ce qu’il a fait de mieux, et pourquoi il l’a fait. Il y en a quelques autres que j’ai lu intégralement, et sur lesquels j’ai essayé de lire beaucoup d’études ou d’analyse. Des biographes et tout le tremblement. Nerval, Jarry, Artaud, Desnos, Gilbert-Lecomte, Simone Weil, Colette Thomas, Philip K. Dick… Il y en a beaucoup d’autres pour lesquels j’aimerais faire pareil. Beaucoup, beaucoup d’autres. Mais se plonger vraiment dans une œuvre, ça veut dire laisser provisoirement de côté toutes les autres. Lire trente livres d’Artaud plutôt que trente livres de trente poètes différents. C’est un choix.
Tu es par ailleurs familier avec le monde de la bande-dessinée. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette forme d’art ? Comment y es-tu arrivé ? Quels sont tes auteurs ou tes titres préférés ? Quelles lectures récentes recommanderais-tu ?
J’ai commencé avec la bande dessinée. J’ai d’abord lu uniquement de la bande dessinée. C’est en vieillissant que je me suis intéressé aux autres formes d’art. Mais je suis aussi décalé avec la bande dessinée qu’avec la littérature. Je ne lis pas en premier lieu les contemporains. J’en lis, mais pas seulement, et j’ai une très grosse obsession pour certains auteurs. Parmi les contemporains, Jean-Christophe Menu, Killoffer, Mattt Konture, Olivia Clavel, Placid, Muzo, Captain Cavern. Même si certains font plutôt de l’image, du dessin ou de la peinture que de la bande dessinée. Et puis certains auteurs qui ne sont plus parmi nous mais qui sont nos contemporains et même notre avenir, comme Gébé. En ce moment, il y a une exposition Gébé à la Bibliothèque Nationale. J’encourage les gens qui vivent à Paris à y aller. Je trouve essentiel de lire et de relire Gébé. Il a beaucoup de choses à nous montrer. Beaucoup, beaucoup, beaucoup de choses.
Depuis 2021, tu travailles avec le média indépendant Blast, pour qui tu écris et animes différentes chroniques filmées, Infernet, L’Empire n’a jamais pris fin, La Fin du film et Deep Web Fantasia. Comment est-ce que c’est arrivé ? Est-ce que les émissions filmées faisaient partie de tes projets ?
Non, ça ne faisait pas partie de mes projets. J’ai rencontré Denis Robert aux funérailles de Cavanna en 2014 (même si lui se souvient de moi enfant à Angoulême, je ne peux pas dire l’avoir « rencontré » là ; j’étais venu voir son ami le dessinateur Lefred-Thouron). On a commencé à discuter, surtout de Hara-Kiri, entre son documentaire sur Cavanna et son livre Mohicans. Quand il a quitté Le Média et créé Blast, lui et Soumaya Benaissa m’ont proposé de collaborer. J’ai mis six mois à intégrer l’équipe parce que j’ai mis six mois à trouver l’idée d’Infernet. Je pensais ne faire qu’écrire, mais ils m’ont proposé – et Mathias Enthoven a insisté – et on a fait un premier programme vidéo avec le premier texte écrit pour Infernet. Celui sur Marina Joyce. Le deal de Mathias était : si ça ne me convient pas, on ne le diffuse pas et je me contente d’écrire des textes pour le site. Alors je suis allé en studio et j’ai dit mon texte en regardant la caméra. Puis Mathias m’a envoyé leur montage. J’ai trouvé ce qu’ils ont fait incroyable. Leur réalisation, leur montage, la direction artistique, la musique de Baptiste Veilhan, tout : j’adorais. Alors non seulement j’ai dit oui, et j’ai continué, mais j’ai eu envie d’en faire d’autres, La Fin du Film puis La Fin de la Télévision, ce qui me permettait de continuer à travailler avec mon vieil ami Thomas Bertay, avec qui j’ai fait des films expérimentaux depuis plus de vingt ans. Et puis L’Empire n’a jamais pris fin, de nouveau avec Mathias et Ameyes Aït-Oufella. Enfin, Deep Web Fantasia qui est lié à la rencontre avec Benjamin Patinaud de la chaîne Bolchegeek. Si j’avais plus de temps, je ferais dix programmes de plus ! Mais L’Empire n’a jamais pris fin me prend presque tout mon temps en termes d’écriture et de lectures.
Comment se déroule l’écriture de tes chroniques ? Suis-tu une méthode en particulier ? Interviens-tu sur le montage ou l’habillage sonore de celles-ci ?
Ça me prend en gros un mois et demi pour écrire chaque chronique, en lisant et en écrivant tous les jours, de 7h du matin à 17h environs. La seule méthode c’est de lire et d’écrire continuellement. Une fois le texte d’un épisode achevé, je vais l’enregistrer dans les studios de Blast et j’en commence un autre. Je n’ai pas vraiment le temps de m’arrêter. Je n’interviens quasiment pas sur le montage ou l’habillage sonore. Je n’en ai pas besoin, et je n’en ai pas envie non plus. Je regarde les prémontages avec attention. Je note des corrections à faire s’il y a des fautes dans les textes, et je me débrouille pour qu’il y ait quelques illustrations « fétiches » : des images de Buffy, Twin Peaks, Zappa, les Beatles par exemple. Mais je préfère laisser Ameyes et Mathias les plus libres possibles sur L’Empire et Thomas sur La Fin du film / La Fin de la télévision. Et Baptiste Veilhan également pour les musiques. Tout d’abord, ils sont géniaux et n’ont pas vraiment besoin de moi pour trouver des idées de montage ou de musique. Ensuite, c’est tellement plus intéressant, à la fois plus instructif et plus plaisant, pour moi de découvrir ce qu’ils ont fait une fois le montage quasiment achevé.
Avec Infernet, tu t’intéresses aux réseaux sociaux et à ce qu’ils ont fait à l’humanité, en transformant profondément son rapport à la réalité, mais aussi à autrui, à travers des « faits divers numériques », pour reprendre tes propres termes. Comment t’es venue l’idée de cette émission ?
En regardant des émissions de « True Crime » comme celles de Victoria Charlton ou de Liv et en écoutant des podcasts comme Distorsion d’Emile Gauthier et Sébastien Lévesque. Je l’ai beaucoup fait durant le confinement. Ça avait pris la place des anciens Faites entrer l’accusé dans mon programme de la soirée, lorsque je me faisais à manger. C’était mon plaisir du soir, avant de regarder un film. Entre ça, et le fait d’avoir quitté les réseaux sociaux, et de me poser des questions sur mes propres comportements débiles sur les réseaux sociaux, j’ai imaginé le programme Infernet de sorte à pouvoir réfléchir aux modifications de la psyché produits par notre présence sur les réseaux sociaux et leurs conséquences, parfois vraiment dommageables, sur nos vies. Et la façon dont cela reflète le fonctionnement contemporain du capitalisme. Toute amélioration de notre condition sociale restera totalement impensable tant que nous serons attachés aux réseaux sociaux et aux bénéfices secondaires de notre addiction.
Chaque épisode de l’émission se focalise ainsi sur des figures symptomatiques de la relation de l’être humain et des réseaux sociaux, à l’image du mukbanger Nikocado Avocado dont le régime alimentaire et le rythme de publication ont considérablement transformé son esprit, Amy Carlson, alias Mother God, une gourou New Age qui faisait des livestream sur Youtube, ou encore du bot conversationnel de Microsoft, Tay, corrompu par ses échanges sur Twitter au point de devenir raciste, sexiste, génocidaire et antisémite. Pourquoi avoir choisi de t’intéresser à ces figures ?
Parce qu’elles arrivaient naturellement sur ma page YouTube quand je l’ouvrais. Je me suis interdit de « chercher » des personnes sur qui écrire des épisodes, parce que je ne voulais pas me transformer en charognard. Je ne voulais pas les « chasser ». Il fallait que je connaisse leurs cas sans avoir cherché à les connaître. C’était essentiel. Cela voulait dire que, peu importe que je l’ai voulu ou non, j’aurais été informé de leur histoire – et donc je ne serais pas allé la chercher de sorte à ajouter une tristesse à une tristesse existante. Et il fallait qu’ils soient tous très différents et presque « spécifiques » d’un type particulier d’usage des réseaux sociaux : YouTube, Facebook, Twitter, Instagram, etc.
Infernet montre que les réseaux sociaux sont une forme d’enfer dont les utilisateurs sont prisonniers, dans la manière dont ils nous coupent de nos émotions, ou au contraire, en ce qu’ils exaltent le pire d’entre nous. Tu mets ainsi en évidence notre responsabilité en tant que spectateurs de comportements violents banalisés. Pour toi, est-ce que les réseaux sociaux ont fait de nous des trolls sans empathie ? Constituent-ils des « prisons psychiques », pour reprendre tes termes ?
Je ne sais pas mais je ne les aime pas du tout. Je n’aime pas la façon dont je me suis comporté sur les réseaux sociaux, et je n’aime pas comment on s’y comporte en général. Je ne crois pas que de se vivre comme une star, un espion, un homme politique, un juge ou un flic soient une bonne façon de vivre. Ni pour soi, ni pour les autres. Tout ce que je dis à la fin de l’épisode ou du chapitre sur Zuckerberg, je le pense toujours. La recherche du like et des vues est une pratique aliénante. En nous habituant à la mise en concurrence de toutes et tous pour grapiller des like et des vues, les réseaux sociaux ont fait de nous des connards.
Tu t’intéresses pourtant aux objets culturels produits et nés sur Internet dans une émission que tu écris et animes avec Bolchegeek, Deep Web Fantasia. Vous évoquez par exemple le Slenderman dans le premier épisode et le phénomène des creepypastas, puis l’émergence de la culture d’internet avec la vidéo Too Many Cooks. Comment est née l’idée de ce format ? Pourquoi s’intéresser à la culture produite sur Internet ? Est-ce qu’une œuvre produite ou née en ligne t’a particulièrement marqué ? Pourquoi ?
L’idée est venue de Benjamin qui voulait me faire parler de tout ce qui me et nous plaisait dans la culture Internet. Il pensait qu’Infernet donnait une image incomplète d’Internet. Il avait raison. Pour moi, Infernet ne parle pas d’Internet. Infernet parle des réseaux sociaux et de la façon dont leur « mise en scène » de nous-mêmes nous entraîne dans des drames. Internet est infiniment plus vaste. Alors on a inventé ensemble, avec Kath de Bolchegeek et Mathias Enthoven, le programme Deep Web Fantasia : un dialogue entre deux passionnés sur les créations qui naissent de la culture d’Internet. Il y a énormément d’œuvres produites pour Internet qui m’ont marqué. En citer une serait bizarre, et cela reviendrait à occulter les autres. Mais on peut commencer par Unedited footage of a bear, parce que c’est la première œuvre de ce type que j’ai pu voir, après Too Many Cooks (regardez la vidéo pour en savoir plus).
Avec L’Empire n’a jamais pris fin, une émission où tu traites de l’histoire de France, en partant de Jules César et du christianisme, tu entends détruire le roman national français et ce que les courants conservateurs et réactionnaires entendent en faire. Comment t’es venue l’idée de ce format ? Pourquoi est-ce important d’aller contre l’idée du roman national, d’après toi ?
Ça faisait longtemps que je voulais en découdre avec l’Histoire de France. Je ne sais pas si c’est important en général, mais c’était important pour moi. J’avais envie de comprendre ce qui nous constitue et agit invisiblement sur nos vies. La légende invisible du pouvoir qui se tient en embuscade derrière les récits visibles de nos vies. A la croisée des lectures de Simone Weil et de Philip K. Dick, je me suis décidé pour ce titre, L’Empire n’a jamais pris fin. Et cette quête : relire l’Histoire de France à l’aune, d’un côté, de la perpétuation de l’Empire et du modèle créé par César ; de l’autre, des Sans Roi et de la parole de Jésus et de Marie-Madeleine.
Tu déclares dans l’un des épisodes « Ce que je fais ici, c'est l'exégèse de ce qui est sacré pour moi, c'est-à-dire tout. Twin Peaks, Shakespeare, les écrits gnostiques, les faits divers numériques, l'histoire de France ». Pourquoi employer le terme d’exégèse ? Comment définirais-tu cette approche ?
Je me définis comme « exégète » parce le terme est tombé en désuétude. Plus personne ne l’utilise, or : il est si beau, pourquoi ne pas le remettre en scène. Je ne l’ai pas trouvé pour L’Empire n’a jamais pris fin. Je l’utilise depuis mon premier livre, ou presque. Ça me fait rire et en même temps ça définit très simplement ce que je fais : je ne suis ni critique ni historien ni philosophe ni journaliste ni sociologue. J’interprète des textes, ou des films, ou des faits divers, ou ma vie. Je fais leur exégèse.
Dans l’épisode consacré à Louis XIV, tu montres certaines réalités historiques qui cassent le mythe du roi soleil, telles que les milliers d’ouvriers morts durant la construction du château de Versailles, mentionnées dans la correspondance de Madame de Sévigné, ou taclent la légende d’Henri IV et Gabrielle d’Estrée, qui se révèle davantage un scandale de harcèlement sexuel qu’une folle histoire d’amour. Était-ce important pour toi de rétablir ces réalités ?
Oui, parce qu’on est entouré de mythes débiles et délétères, on nous demande d’admirer des gens ridicules et monstrueux, et tout cela me semble profondément malsain. Le roman national est comme un immense récit familial avec ses secrets, ses tabous, ses incestes, ses viols, etc. Et on nous demande de les taire comme s’il était indécent de s’attarder sur les violences produites par nos anciens maîtres. Au moins, on ne les conteste plus. La nouvelle parade est désormais de dire : « Oui, oui, on sait, mais c’était une autre époque. Autres temps, autres mœurs. » De qui se moque-t-on ? Autant dire à une victime d’inceste que : « Oui, c’est horrible, désolé, mais c’était l’époque ». Derrière cette obsession à nous faire admirer les maîtres et bourreaux d’hier (qui se traduit en statues, en monuments, en noms de rue, de bâtiments, en programmes « historiques » radiophoniques et télévisuels, etc.), il y a la volonté – consciente ou inconsciente – à nous obliger à ne pas sortir de notre statut de serfs et de victimes. Mais c’est malsain d’aimer Louis XIV ou Versailles et ça ne nous aide pas à avancer. C’est malsain de parler de Gabrielle d’Estrée comme du « grand amour » d’Henri IV sans comprendre à quoi cette saloperie correspond réellement. C’est malsain de vivre sur des mensonges. C’est sans doute bon pour le tourisme, mais ce qui est bon pour le tourisme est généralement mauvais pour tout le reste.
Au cours de L’Empire n’a jamais pris fin, tu attaques aussi le discours particulièrement nauséabond de Charles Maurras, fondateur de l’action française, mais surtout la vision de son historien attitré, Jacques Bainville. Ce dernier considère par exemple que la colonisation et le massacre des peuples celtes par l’empire romain qui les appelait les gaulois nous a donné notre civilisation, et se montre virulent envers les épisodes révolutionnaires tels que la Fronde ou 1789. En quoi est-ce important d’aller contre ce type de discours ? Est-ce que l’Histoire peut servir de lutte contre l’extrême droite ?
Je ne sais pas si l’Histoire peut servir à lutter contre l’extrême-droite. Je ne peux pas répondre à un niveau général. En vrai, je n’en sais rien, mais alors vraiment rien. Je fais ça parce que je trouve nécessaire de le faire pour moi. Je le fais parce que ces individus ridicules et profondément malfaisants sont sans cesse « réhabilités » par les figures politiques et médiatiques de la bourgeoisie au pouvoir ; parce que les salopards du jour tentent de justifier leur saloperie en faisant admirer les salopards du passé ; et parce que le mensonge nous rend malades, méchants et finit par nous tuer. Alors une bonne manière de ne pas tomber dans leur panneau est d’aller mettre le nez dans ces fameux textes de Maurras ou de Bainville. Et de voir à quel point leurs écrits sont bêtes, grossiers, confus, pensés avec les pieds et révélateurs d’une profonde médiocrité morale et spirituelle. Et puis je les cite et j’en parle parce que ça me fait rire. Ce qui se veut grandiose mais se révèle médiocre me fait rire.
Tu évoques les travaux de recherche que tu dois effectuer pour préparer chaque épisode. Est-ce que tu suis une méthode particulière ? Comment sélectionnes-tu les ouvrages que tu lis ? Combien en lis-tu ?
Pas de méthode particulière. On m’en conseille ou parfois je les trouve par moi-même, d’une note de bas de page à une autre. Je fais tout à l’intuition. Je dois lire entre vingt et trente livres par épisode.
Sur cette même émission, tu reçois l’aide de l’historien Raphaël Carbonne, spécialiste de l’époque médiévale. Comment se déroule votre collaboration ? Est-ce que tu lui envoies tes textes pour vérification ? Pour toi, était-ce nécessaire d’être aidé par un historien ?
Une fois l’épisode quasi-achevé, je l’envoie à Raphaël Carbonne et Marie-Aimée Romieux qui le relisent et vérifient que je n’ai pas écrit trop de conneries. Ils me renvoient ma copie corrigée et annotée et parfois ils me conseillent de revoir tel ou tel passage. Et j’écoute leurs conseils. La collaboration a commencé parce que Raphaël m’a écrit et proposé de le faire. L’année dernière, alors que beaucoup d’universitaires ou d’étudiants en Histoire ont considéré que ce que je faisais était scandaleux et qu’un non-historien ne devrait pas prétendre s’occuper d’Histoire mais laisser ça aux titulaires d’un diplôme, Raphaël m’a dit : « Si tu veux, envoie-moi ton texte une fois que tu en es content et je le revoie de sorte à que tu ne passes pas à côté de certains points essentiels qui pourraient avoir manqué à ta compréhension. » J’ai tout de suite accepté, en bondissant de joie. Évidemment, je ne demandai que ça de travailler en bonne intelligence avec des historiens compétents et sympas. Évidemment.
Chaque épisode de l’émission revient sur une figure marquante par sa désobéissance à l’ordre établi, que tu rattaches à la philosophie et à l’état d’esprit des « sans roi », ces chrétiens des premiers temps pourchassés par l’Église chrétienne et dont la pensée est émancipatrice, politiquement et spirituellement. Tu prends l’exemple de ceux qui ont été appelés cathares mais se nommaient les « bonshommes », réprimés et massacrés par le royaume de France, mais aussi ceux de Jeanne d’arc, François Rabelais, les tenants de la Fronde, ou encore Jean-Jacques Rousseau. Pourquoi t’intéresses-tu à ces figures ? Est-ce que tu considères qu’elles ont besoin d’être remises en lumière ? Pourquoi interroger leur portée politique ?
Je m’intéresse à ces figures parce qu’elles apportent de la lumière dans des époques ténébreuses. Je les aime parce qu’elles sont aimables. Et je pense qu’on a toujours beaucoup à apprendre d’elles. Elles sont toujours vivantes. Et elles peuvent toujours nous aider.
L’esthétique de la science-fiction intervient parfois dans l’émission, puisque tu grimes Jules César en robot sans émission, et Richelieu en « cardinal Frankenstein ». Pourquoi comparer ces deux personnages à de telles figures ?
Parce que ça les fait voir autrement. Parce que ça apporte une dimension fantastique à la narration. Et parce que ça me fait rire.
L’Empire n’a jamais pris fin voit revenir assez souvent une figure majeure de la science-fiction, Philip K. Dick, qui affirme dans son Exégèse que l’empire romain, puis ses successeurs, ont placé l’humanité dans « une prison de fer noir ». Pourquoi convoquer cet auteur ? Qu’est-ce qui t’intéresse dans son œuvre ? Fait-il partie de ces auteurs que tu as lu intégralement ? Quels romans ou nouvelles préfères-tu ? Est-ce que pour toi, le combat politique et les valeurs des sans-roi constituent une manière de se sortir de cette prison ?
Philip K. Dick est une de mes influences principales, non seulement pour ses romans et ses nouvelles, mais pour ses recherches sur le sens de sa et de la vie. Pour son Exégèse, ses interviews, ses conférences. Mes livres préférés sont Ubiq, Siva et La Transmigration de Timothy Archer et, bien sûr, les deux tomes de L’Exégèse. Mais j’ai tout lu de lui et tout me semble important dans ce qu’il a écrit et vécu. Son expérience mystique est importante. Son rapport aux « gnostiques » ou Sans Roi est important. Ses intuitions politiques sont importantes. Et à chaque fois que je le lis, je découvre de nouvelles choses. Il a beaucoup de choses à nous dire sur aujourd’hui, et sur demain.
Cette interview touche à sa fin, et je remercie chaleureusement d’avoir répondu à mes questions. Y a-t-il un dernier que tu souhaiterais aborder ?
Non, c’est bien. Merci à toi.