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Mange tes grands hommes, stupide roman national (entretien avec Actualitte)
Paru en 2025

Contexte de parution : Actualitte

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Avec L’Empire n’a jamais pris fin, Pacôme Thiellement démonte le roman national pour lui substituer un autre récit : celui des « sans rois », des régicides, des poètes visionnaires et des vies étranges qui traversent l’histoire de « ce territoire que nous nous sommes habitués à appeler la France ». Un voyage érudit et halluciné, de Rabelais à la Révolution, où l’on comprend comment notre passé continue d’empoisonner – ou de libérer – notre présent.


Dans ce deuxième tome, « l'exégète » suit des figures reléguées au second plan du récit officiel – Rabelais, Scarron, Retz, les régicides – pour montrer ce qu’elles révèlent de nos structures de domination. On y voit comment la disparition des festivités folkloriques, avec leurs mises à mort symboliques des rois de Carnaval, a engendré la mise à mort « des rois de Carême ». Comment, en réaction à ces secousses, se met en place, avec le cardinal de Richelieu, ce « monstre de Frankenstein » qu’est l’État moderne et son « bébé », le Monarque absolu, Louis XIV.

Avec Rousseau, dont le rêve donnera naissance à la Révolution, se tisse le lien entre pensée révolutionnaire et poésie visionnaire. Le livre tente ainsi de comprendre, dans un seul mouvement, la parole des Sans Roi et l’action des sans-culottes, de relier les intuitions des poètes, des hérétiques, des régicides aux grands basculements politiques.

En bonus, un long texte est consacré à celui qui incarne peut-être le point-limite de cet univers : D. A. F. Sade. Pacôme Thiellement fait du « divin marquis » le grand expérimentateur du mal, en contrepoint de Rousseau. Tous deux, chacun à une extrémité, arrachent la couche idéologique pour regarder l’homme nu.

Entretien avec Hocine Bouhadjera

« Sade est une figure historique infiniment plus respectable que Henri IV, Louis XIV et Napoléon réunis »

ActuaLitté : Pour les lecteurs d’ActuaLitté qui vous découvrent, pouvez-vous revenir sur la genèse du projet, et la manière dont vous l'avez construit ?

Pacôme Thiellement : Avec ce deuxième tome, on arrive aux deux tiers de ce voyage dans l’histoire de France. Mon idée de départ – et c’est toujours la même – c’est de proposer une alternative au roman national. Une alternative, ce n’est pas inventer un autre roman national clé en main, c’est commencer par démonter celui qu’on a.

Ça ne veut pas dire qu’on ne « raconte » pas : on raconte quand même quelque chose, mais à la marge du récit officiel. Parfois, on le traverse de l’intérieur, mais pour le renverser de l’intérieur.

Quand j'ai commencé, je ne savais pas forcément où ça m’amènerait. Comme point de départ, j’avais notamment les écrits de Simone Weil, qui parlait de l’influence de la conception romaine du monde – le modèle impérial créé par César – sur la mentalité française. Elle écrit ça en pleine Seconde Guerre mondiale, dans des textes qui cherchent les sources de l’hitlérisme.

En remontant ces sources, elle tombe sur les mêmes mécanismes qui nourrissent l’admiration française pour Louis XIV ou Napoléon. Et ce qu’elle dit, assez simplement, c’est que si on ne veut pas avoir de nouveau Hitler plus tard – à ce moment-là, Hitler n’est même pas encore mort – le vrai changement doit porter sur notre notion de la force, notre notion de la société, notre notion du beau.

En gros : comment se défaire des modèles impériaux, qui ont aussi donné des modèles royaux, et qui sont relayés, dans sa perspective, par l’Église catholique elle-même. L’Église comme Rome impériale, comme modèle de l’État chez Richelieu, Louis XIV, Napoléon.

J’avais cette lecture-là de Simone Weil, qui m’avait passionné, et en parallèle la phrase de Philip K. Dick : « L’empire n’a jamais pris fin », tirée d’un de ses rêves, et qui m’obsédait.

Tout ça se combinait avec une recherche commencée il y a dix ou quinze ans sur les traces laissées par ceux qu’on a appelés les gnostiques, les hérétiques des premiers siècles : ceux qui voulaient suivre un Jésus opposé aux formes d’institution ecclésiastique, un Jésus anarchiste, pour le dire simplement. Ceux que j’ai préféré renommer les « Sans Roi » pour reprendre le nom que Jésus leur donne lui-même dans les textes retrouvés à Nag Hammadi en 1945. Quelles traces de tout ça dans l’histoire de France ?

Et à cela s’ajoutait une intuition d’André Breton. En 1947–1949, il écrit Flagrant délit, à propos du faux Rimbaud, et découvre dans la presse l’annonce de la découverte des manuscrits de Nag Hammadi en 1945. Il se dit : c’est peut-être en lisant ces textes qu’on verra la source d’une inspiration qui traverse tout ce qui compte pour lui en poésie : Hugo, Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Jarry.

Tout ça m’a frappé. Je me disais : il y a là une recherche à nourrir. Je savais que ça me prendrait tout mon temps, toute ma vie pendant au moins les trois années à venir, et ça ne me dérangeait pas. J’avais envie d’un travail trop gros pour moi, quelque chose qui m’épuise. Oui, c’était l’idée d’un truc un peu dingue, vraiment sur la corde raide.

Il y a des périodes que je connaissais un peu, d’autres pas du tout, ou de façon très superficielle. Je savais qu’il y avait des choses que je voulais absolument étudier, et d’autres dont je n’avais strictement aucune idée : je verrais en avançant si ça résonnait ou non. Quand tu rentres là-dedans, tu peux t’épuiser à la tâche, mais tu ne t’ennuies pas. Ç’a été le cas : ça m’a épuisé, mais ça m’a passionné.

 

Les épisodes qui m’ont le plus marqué sont ceux que je n’imaginais pas. Dans le premier tome, ce furent les Armagnacs et les Bourguignons ; dans le second, la grande surprise a été la Fronde, que je ne connaissais que de très loin.

Pacôme Thiellement : Je n’imaginais pas faire un épisode sur la Fronde. C’est venu parce qu’un été, avant cette deuxième saison, j’ai décidé de lire les Mémoires du cardinal de Retz. J’en avais entendu parler, je savais qu’il écrivait bien, je me suis dit : « OK, let’s go ». Le livre est énorme, et j’ai fini par le lire deux fois pour pouvoir faire l’épisode. Une seule lecture ne suffisait pas, et puis je devais aussi lire autour.

La Fronde m’a totalement passionné, alors que je savais que personne n’y comprenait rien : c’est très compliqué. Ce travail-là m’a beaucoup préparé pour la Révolution. Je partais avec énormément de personnages, et j’ai dû en enlever, en condenser. C’est très compliqué.

Et là, il y a quelque chose d’important : l’idée, ce n’est pas de « faire de l’histoire ». Pour ça, on a des historiens, et on leur laisse ce travail. Leur but, c’est la complétude, la précision, le détail, ne rien laisser de côté.

Moi, mon idée, c’est de traverser tout ça à toute vitesse. Une traversée rapide. J’ai une admiration folle pour les historiens, notamment ceux d’aujourd’hui sur la Révolution. Je ne voudrais pas manquer une seule ligne de leurs livres.

Mais je ne prétends pas faire ce qu’ils font. Ce que je dois faire, c’est raccorder ce qu’ils montrent à des intuitions des poètes visionnaires. Chercher les façons de passer du point A au point B, voire d’A à B en passant par Z. C’est un travail de construction, de montage.

Depuis deux ans et demi, je vis dedans chaque minute. C’est ce que je voulais.

 

Dans ce deuxième tome, vous vous appuyez largement sur des personnages dont on parle moins dans l’histoire officielle, des « secondaires » qui deviennent centraux dans votre récit. Vous montrez à quel point, à partir d'une certaine approche, ils comptent. 

Pacôme Thiellement : Ce ne sont pas des inconnus absolus, mais ils ont été relégués en deuxième place. Paul Scarron, par exemple, est très oublié aujourd’hui. Ça m’intéressait beaucoup d’aller les suivre, parce que j’ai trouvé chez eux une vraie qualité de vision.

Pour Rabelais, que je lisais depuis longtemps, j’avais déjà envie de creuser les relations entre son œuvre et le folklore carnavalesque. Ce n’est pas simple : difficile de savoir s’il s’inspire de figures de carnaval antérieures, ou si ce sont ces figures-là qui se nourrissent de Rabelais après coup.

Mais ce qui est frappant, c’est la rencontre entre Rabelais et la fête populaire, cette culture populaire sauvage qu’est la fête. Ça me paraissait assez fort pour mériter d’aller fouiller.

Scarron, c’est une autre énigme : comment un auteur pareil a pu disparaître ? Au XVIIᵉ siècle, c’est une superstar humoristique, le roi des mazarinades. Quand quelqu’un crie des textes pour se moquer de Mazarin, c’est des formules de Scarron. Quand les frondeurs veulent aller chez quelqu’un, c’est chez lui.

Au XIXᵉ siècle, Théophile Gautier et Nerval s’enthousiasment pour Le Roman comique, mais Scarron apparaît déjà comme une figure mineure. C’était pourtant autre chose.

Je m’étais déjà fait cette réflexion, qu’un texte de Gautier m’a confirmé : le fait d’avoir été le premier mari de Madame de Maintenon a sans doute joué contre lui. C’est aussi l’effet d’une chape de plomb sur le « grand siècle ». On ne garde que ce qui cadre bien avec l’image Louis XIV / Maintenon, et on efface ce qui dérange.

C’est très parlant dans ce que vous faites avec Louis XIV. On comprend pourquoi il reste au centre du roman national : « le Grand », « Roi-Soleil », etc. Mais quand on lit ce que vous écrivez, on entrevoit surtout un enfer...

Pacôme Thiellement : Je ne voulais pas faire quinze rois les uns après les autres. J’en voulais un, le symbole absolu : la superstar, celui dont on tresse inlassablement les louanges. Donc Louis XIV.

J’avais déjà des signaux d’alerte : Simone Weil, certains témoignages, Saint-Simon et sa description de la cour… De quoi me dire qu’il y avait « quelque chose qui ne tournait pas rond ». En décrivant simplement le fonctionnement de la cour, on tombe sur quelque chose qui relève presque de la psychopathie. Pour moi, c’est l’une des périodes les plus infernales de l’histoire.

Et en plus elle dure, parce qu’il met un temps fou à mourir. Les dernières années sont longues, tristes, glauques. Il pourrit sur place, c’est un mort vivant, au cœur d’un système absurde. Il y a aussi sa politique internationale, qui est absolument abominable. Et ce qui est supposé être son chef-d’œuvre, Versailles, qui est un autre enfer, différemment, mais pas mieux.

Ce qui m’a passionné, c’est l’écart entre ça et l’admiration que lui portent des gens comme Voltaire. Par moments, on est face à des choses effrayantes et atroces comme Louis XIV ; à d’autres moments, on croise des figures merveilleuses comme Rabelais ou très sympathiques comme Retz.

 

Outre Scarron, Retz ou Rabelais, vous vous attardez aussi sur Jacques Clément et Ravaillac, deux régicides que vous rattachez à cette catégorie des « sans rois » qui vous tient à coeur. Vous développez d’ailleurs une idée frappante : une fois disparu le carnaval médiéval — avec son régicide symbolique et sa mise à l’envers des hiérarchies — on s’est mis à tuer les rois « pour de vrai ». Pouvez-vous nous expliquer cette idée ?

Pacôme Thiellement : Je résume ça par une formule : « Si on ne peut plus tuer les rois de carnaval, on tuera les rois de carême. » C’est une intuition, une vision interprétative, pas une vérité historique à réciter au bac. Les élèves ne doivent surtout pas mettre ça dans leurs copies, sous peine de sale note, hein. 

Mais pour moi, c’est comme un point de montage : d’un côté, l’étatisation de la fête, l’arrêt des coutumes où l’on sacrifiait le roi de carnaval ; de l’autre, l’arrivée de personnages comme Jacques Clément et Ravaillac, qui, eux, mettent à mort un roi, un vrai.

Je m’étais toujours intéressé aux régicides, mais je ne m’attendais pas à ce que les chroniques révèlent, une fois grattées par des travaux plus sérieux que les miens : on dispose de traces de gens qui ont voulu tuer le roi, ou qui se sont réjouis de sa mort, et on se rend compte que cette joie est extrêmement partagée.

On est très loin de l’image du « bon roi aimé de tous ». Là aussi, le roman national a lissé beaucoup de choses.

Vous vous appuyez aussi sur des sources très « vivantes » : chroniqueurs, mémorialistes, textes de l’époque. Vous citez par exemple beaucoup Les Historiettes de Tallemant des Réaux, qui sont très drôles. 

Pacôme Thiellement : J’adore les chroniqueurs. Il faut les prendre avec des pincettes, évidemment, mais elles donnent une température, un « mood » de l’époque très fort.

Je ne sais pas à quel point Gédéon Tallemant des Réaux, ou d’autres chroniqueurs, sont « médisants » – on dit la même chose de Saint-Simon. On dit : « Il force, il exagère, il crâne, il surjoue. » C’est possible. Mais ça reste des textes de l’époque, qui l’expriment. Et quand je lis vraiment les Historiettes, je me marre.

C’est Tallemant des Réaux qui parle des pieds puants d’Henri IV : « Il avait le pied et le gousset fins », et il rapporte cette phrase d’une maîtresse qui explique que s’il n’était pas roi, aucune femme n’accepterait de coucher avec lui tellement il pue. Moi, ça me fait mourir de rire. Pour moi, ça devient King Stingfoot, le roi « pied qui pue ».

C’est encore Tallemant qui raconte cette scène pendant la Fronde, avec Gaston d’Orléans – le « Grand Monsieur », oncle de Louis XIV – qui, pour plaisanter, va péter à la bouche d’un de ses pages endormis. Est-ce vrai ? Je n’en sais rien. Mais ça donne une image incroyable de Gaston.

On est aussi là pour voir ces choses-là : ces détails fabriquent une image. Ils peuvent être malveillants, médisants, exagérés, mais ils donnent une texture. Ça dit quelque chose de la façon dont on voyait ces princes, des ridicules, des corps, des odeurs, des blagues.

Et puis il y a cette ambivalence : d’un côté, on découvre des personnages des plus critiquables, on a une vision très dure de leur rôle politique ; de l’autre, ils fascinent. Le Grand Condé, par exemple.

Pacôme Thiellement : Oui, le Grand Condé m’intéresse beaucoup dans sa folie. Il est supposé être l’hyper-guerrier, le sur-guerrier, et en même temps il comprend mal les situations, fait de mauvais choix sans arrêt.

J’aime beaucoup la métaphore de Michelet : il le montre « monté sur des échasses ». On comprend très bien l’image : ce type très fier et à moitié dingue, avec une gueule d’oiseau de proie.

J’ai une petite « analyse astrologique » de cette époque : ce sont presque tous des Vierges - Richelieu, Condé, Turenne, Anne d’Autriche, le cardinal de Retz, et on finit avec Louis XIV, Vierge aussi. Les Vierges seraient des grands angoissés, donc ils ont besoin de contrôler le plus possible.

Pacôme Thiellement : On pourrait faire une Histoire de France par l’astrologie, pourquoi pas. L’idée générale, c’est que tout le monde devrait faire sa propre histoire de France, trouver ses lignes de force. Mon travail est aussi un encouragement : « Faites la vôtre, assemblez vos matériaux, vos obsessions. »

Ce deuxième tome passe par Rousseau avant d’arriver à la Révolution. Pourquoi avoir choisi de faire un gros focus sur l’auteur du Contrat social avant le « climax » ? 

Pacôme Thiellement : Rousseau, c’est d’abord un choc personnel de lecture. C’est un auteur qui ne se plie à aucune règle, n’accepte aucune autorité, veut penser par lui-même et veut être libre. Pour moi, un geste symbolique, c’est le moment où il refuse la pension du roi.

Au départ, Rousseau veut être musicien. Il compose un petit opéra, Le Devin du village. Il est joué devant Louis XV et Madame de Pompadour. Normalement, il doit être présenté au roi, ce qui, à ce moment-là, est une occasion de demander une pension. Rousseau fuit. Il ne veut pas être présenté, il ne veut pas de pension. Là, Diderot s’énerve pour la première fois contre lui : il lui dit en gros « Et ta femme, et ta belle-mère ? », « Ça ne va pas, la tête ? ».

À ce moment-là, Rousseau comprend qu’il ne pourra pas vivre comme ses amis. Ce qui compte pour lui, c’est sa liberté, et, dans cette liberté, essayer de comprendre le monde – éventuellement l’améliorer un peu, mais d’abord le comprendre. Il ne cherche pas à être bien placé dans la société. Ses amis, eux, veulent d’abord exister dans le monde.

On peut dire que Rousseau est une sorte de proto-communiste, si on veut résumer. Il pose l’idée que l’inégalité n’est pas une fatalité, mais quelque chose qui profite à certains hommes contre d’autres. L’idée que la propriété serait un fait naturel est, pour lui, une grave erreur. Et de là, il tire énormément de choses.

Du contrat social explore ce que seraient les conditions d’une société plus juste. Il rejette l’idée de supériorité morale de l’homme civilisé sur l’homme « sauvage ». Il montre que la civilisation nous a appris le mensonge, la dissimulation, le mépris. Puis il essaie de penser autrement.

Du contrat social a une influence énorme sur la Révolution. Il y a très peu de temps entre la mort de Rousseau et la Révolution, et dans ce laps de temps, il devient incontournable. Tout le monde se revendique de lui – tout le monde, girondins, montagnards, etc. et même Marie-Antoinette va visiter sa maison.

C’est une rockstar, une superstar archipopulaire. La Révolution est impensable sans Rousseau, dans le sens où tout ce qu’on essaie de penser s’inscrit dans le cadre qu’il a défini.

Quelles que soient les nuances, on se demande toujours : « Puisque Rousseau nous a indiqué ça, qu’est-ce qu’on en fait ? » Et celui qui le porte le plus haut, c’est Robespierre, qui en fait son « grand ami » posthume.

Ce qui m’a intéressé aussi, c’est la haine qu’il déclenche après coup : de Maurras à Philippe Val, tu as une continuité. Ils sont beaucoup plus proches qu’on ne le croit, et un de leurs points communs, c’est une haine sans bornes de Rousseau. À l’inverse, du côté de la poésie visionnaire, Rousseau est vu comme un point de bascule : Hölderlin lui consacre un poème et un hymne où il le convoque à un niveau inouï.

Pour moi, Rousseau fait démarrer deux choses : la pensée révolutionnaire, et une certaine poésie visionnaire. Et Les Confessions, Les Rêveries du promeneur solitaire, pour moi, c’est parmi les livres que j’emmènerais sur une île déserte.

 

On arrive à la Révolution, là-encore période d’une grande richesse et complexité, et parmi les acteurs principaux, on a Robespierre, presque un saint finalement, et Danton, qu’on découvre  être un personnage digne d’un film de Scorsese… 

Pacôme Thiellement : Il y a des aspects critiquables chez Robespierre, mais une bonne partie des critiques adressées contre lui ne tient pas debout. Ce n’est pas seulement mon avis : des historiens sérieux l’ont établi depuis longtemps.

Le fameux « Robespierre despote » relève de la légende noire fabriquée dès Thermidor. Cette construction a été détricotée notamment par Marc Belissa et Yannick Bosc dans leur ouvrage Robespierre la fabrication d’un mythe, mais aussi par son biographe Albert Mathiez, puis par Hervé Leuwers et d’autres.

Mathiez a joué un rôle fondamental : c’est lui qui, le premier, a commencé à vérifier ce qu’on apprenait depuis toujours sur la Révolution. Il faut savoir que cet historien est passionnant à tout point de vue. Je regrette qu’il n’existe pas, à ma connaissance, de véritable livre biographique sur lui, même si des textes existent. Son parcours couvre une période qui va de l’Affaire Dreyfus aux débuts du trotskisme : il a commencé dans les Cahiers de la quinzaine de Péguy, et terminé aux côtés de Souvarine, parmi les premiers anti-staliniens.

Et surtout, Mathiez a eu l’intuition de retourner aux archives. C’est lui qui a révélé les achats fonciers de Danton, toutes ses propriétés, tout ce qu’on ne disait pas. Il a consacré deux volumes à ce sujet — Autour de Danton et un autre sur La Corruption parlementaire sous la Terreur — où il explore minutieusement ses affaires financières.  Et là, l’image change complètement : Danton meurt sur un tas d’or. Marat ou Robespierre, eux, meurent sans rien. Ça dit quelque chose.

Il a aussi exposé la nature de l’entourage de Danton : Fabre d’Églantine notamment, l’auteur du calendrier révolutionnaire, qui était une crapule d’une autre catégorie. Mathiez raconte même l’affaire où Fabre vole une de ses maîtresses, accuse la bonne, et la fait enfermer. Moi, je veux savoir quel révolutionnaire fait enfermer une femme de ménage. Qu’est-ce que ça dit de lui ?

C’est pour ça que je disais maladroitement : « un saint ». Ce qui frappe dans votre récit, c’est que Robespierre ne transige jamais, sauf une fois, pour « sauver la Révolution ».

Pacôme Thiellement : Les décisions radicales et violentes qu’on attribue généralement à Robespierre ne sont pas de sa seule initiative. Les décisions vis-à-vis de la guerre sont celles du Comité de Salut public, où il n’est pas majoritaire (et quand des envoyés font des répressions sanglantes en province, il les rappelle). Quant aux exécutions d’ennemis de la Révolution, ce sont les décisions du Comité de sûreté générale. C’est important : contrairement à ce qu’on raconte, ce n’est jamais lui seul qui décide de tout.

Quand on lit la presse ou qu’on regarde certains films, on voit une caricature : une bande où Robespierre dit « On va faire ça », et les autres qui répondent « Oui, chef ». Cette image ridicule a été tellement installée médiatiquement — alors qu’elle était déjà contestée depuis longtemps par les historiens — qu’on la retrouve encore dans les films produits pour le bicentenaire de 1789. Un autre film, de Wajda — un bon cinéaste — Danton, ne vaut rien historiquement, qui présente Danton le bon gars cool, Robespierre le monstre sectaire.

Dans le film, on ne dit rien des affaires du premier. On a l’impression qu’on lui fait un procès parce qu’il est sympa, pacifiste, et que les autres sont méchants. C’est absurde. C’est Danton qui réclame la mort d’Hébert. Il suffit pourtant d’ouvrir Le Père Duchesne pour voir que les hébertistes avaient commencé à dévoiler les affaires de Danton. Ça change tout.

La raison pour laquelle on a décidé d’attribuer à Robespierre tous les crimes de la Révolution, c’est pour décrédibiliser son projet politique, le seul juste et cohérent : celui de la République sociale. 

Dans le roman national grand public, on veut nous faire aimer à la fois les Girondins, Danton, les Vendéens, Louis XVI, Marie-Antoinette… Bref, tous, sauf ceux qui veulent une République sociale : Marat, Robespierre, Couthon, Saint-Just.

 

Quand on fait des études d’histoire, on découvre que la partie la plus importante des étudiants se tourne vers l’histoire contemporaine. Vous y arrivez, avec l’ultime séquence, de Napoléon à Macron. Vous pouvez nous dire un mot de ce qui nous attend ?

Pacôme Thiellement : Le premier épisode contemporain va de Napoléon Iᵉʳ à Napoléon III. Mais il n’y a pas que l’histoire de ces terribles gars, il y a aussi l’apparition de nouvelles formes de poésie visionnaire, et toutes les tentatives révolutionnaires qui traversent le XIXᵉ siècle. Elles trouvent leur acmé avec la Commune, qui sera au cœur de l’épisode suivant. 1830, 1848, puis la Commune : tout ça se noue.

En parallèle, je continue l’exploration des poètes visionnaires dans l’anamnèse des cent rois. Par exemple, dès le chapitre sur les Armagnacs et les Bourguignons, je citais ce texte de Rimbaud – la lettre de Charles d’Orléans sur François Villon, demandant sa libération – dans lequel il écrit : « Ces poètes-là, voyez-vous, ne sont pas d’ici-bas : laissez-les vivre leur vie étrange. »

Cette notion de « vie étrange » m’intéresse beaucoup.

On la retrouve chez Gérard de Nerval, qui est une grande source pour moi. Le deuxième tome, c’est aussi ça : des vies étranges. Les régicides sont à mi-chemin entre les « vies d’hommes infâmes » à la Foucault et la grande Histoire. On n’a pas de grande biographie continue, on a des détails, des miettes.

Ces fragments – un trajet d’auberge en auberge pour Ravaillac, un homme qui hurle parce qu’il a rêvé d’un chien noir au bout de son lit – créent un univers à la fois terrifiant et poétique, à mi-chemin entre le réel et le fantastique. Ça me fascine.

 

Parmi ces « vies étranges », un chapitre de ce deuxième volume est consacré à Sade, personnage que vous n'avez pas traité dans votre série pour Blast. Pourquoi vous être intéressé au sulfureux et divin marquis ?

Pacôme Thiellement : Ce chapitre est arrivé par chance. Je venais de tourner avec les équipes de Blast le deuxième épisode sur la Révolution, j’avais bouclé ma saison, quand Potemkine – l’éditeur vidéo – m’appelle.

Ils me disent : « On a l’impression que tu bosses pas mal sur la Révolution en ce moment. On veut sortir le film Marat/Sade de Peter Brook. Ça t’intéresse de faire le bonus DVD ? » D’abord, je regarde le film. Je le trouve génial. Je dis oui, mais en demandant un mois : j’ai bien Marat, mais je n’ai pas réellement Sade.

Ils acceptent. Je prépare le bonus, mais en réalité, je prépare surtout un texte sur Sade. Le bonus, c’est moi en interview, qui raconte des choses ; ce n’est pas le même travail qu’un chapitre. 

Au départ, j’avais une connaissance très superficielle de Sade. Je l’avais lu une première fois en étant jeune, presque par « culture surréaliste ». Puis une deuxième fois quand Mauvais genres a fait une émission sur lui : on nous avait envoyé les volumes de la Pléiade, j’avais lu – ou relu – Les 120 Journées de Sodome. Et c’est tout.

En me replongeant dedans, je me suis aperçu que ce n’était pas du tout ce que je croyais.

Premier point : le milieu. Sade évolue dans un milieu aristocratique très violent. Il est le neveu de l’abbé de Sade, ami de Voltaire, notoirement débauché, propriétaire d’un château qui ressemble énormément à celui de Silling. Quand on reproche ses actes à Sade, il répond : « Le château où j’ai été élevé était bien pire. » 

Mais il y a un autre personnage : Charolais, descendant des Condé. Lui enlève des jeunes filles, les enferme, les viole, les torture, les remet au cachot. Il y a même cet épisode où, pour faire taire un de ses enfants qui pleure, il lui fait boire une bouteille de gnôle : l’enfant meurt sur le coup, et Charolais répond : « S’il est mort à cause d’une bouteille de gnôle, il n’est pas de moi. »

On est là dans une horreur totale. Et ce type ne va jamais en prison, alors que Sade, si. Ça dit quelque chose du milieu et de ses hiérarchies.

Sade dit aussi, en gros : je n’ai hérité que de certains des ridicules de ma famille, heureusement pas des autres. On ne sait pas quels sont ces « autres », mais on sait déjà qu’il a commis des choses indéfendables – fouetter des femmes qui n’avaient rien demandé, par exemple. Là-dessus, il faut être clair : ce n’est pas défendable. Il ne faut pas refaire ça, ni le romantiser. Il n’empêche que, je suis désolé, mais si on fait sérieusement le compte (ce que j’ai essayé de faire dans ce texte), sur à peu près tout et même sur la question des mœurs : Sade est une figure historique infiniment plus respectable que Henri IV, Louis XIV et Napoléon réunis. Mange des grands hommes, stupide roman national. 

Deuxième point : ce que Sade devient en prison. Il développe une interprétation paranoïaque des signes : dès qu’il est en difficulté, il surinterprète tout. Il voit des messages cachés partout, croit que des gens lui adressent des signes sur sa date de libération, s’imagine que tout le monde est dans le coup.

Il devient obèse, se gave de pâtisseries, explique à son avocat qu’il n’a plus d’énergie pour les pratiques sexuelles, et qu’il a trouvé dans l’écriture une intensité supérieure à celle qu’il cherchait dans le fouet. Et puis il y a la découverte, pour moi, de Histoire de Juliette, ou Les Prospérités du vice, miroir de Justine. Je n’avais pas lu Histoire de Juliette. Ça a vraiment tout changé. 

Dans Juliette, on trouve des dialogues qui touchent à une sorte d’absolu du mal. Sade dépasse l’athéisme matérialiste pour convoquer un « être suprême » en méchanceté, qui récompense systématiquement le mal. Pour moi, c’est une vision complémentaire de celle que je développe avec les Sans Roi, une sorte de vision du démiurge.

À partir de là, j’ai pu recadrer la lecture de Sade avec ce qu’en disent les poètes. Ce qu'Apollinaire, Desnos, Roger Gilbert-Lecomte ont vu en lui.

Apollinaire dit de Sade, méprisé au XIXᵉ siècle, qu’il comptera peut-être pour tout au XXᵉ. Desnos souligne qu’il est le premier à mettre la vie érotique intégrale au centre des préoccupations humaines – ce qu’on peut effectivement lui reconnaître. On peut dire que, si Rousseau anticipe Marx, Sade anticipe la psychanalyse, Freud, tout ce qui met la sexualité au cœur des comportements.

Enfin Roger Gilbert-Lecomte, lui, va jusqu’à dire que le système de Sade est le seul système politique admissible. Ça force à réfléchir.

J’ai lu les grandes biographies de Sade – celle de Gilbert Lely, déjà ancienne mais très bien écrite ; celle de Maurice Lever, plus récente ; celle, très personnelle, de Jean-Jacques Pauvert, qu’on ne peut pas oublier lorsqu’on s’intéresse à Sade, tant sa vie est liée à son œuvre. J’ai aussi lu des analyses comme celles d’Annie Le Brun ou d’Angela Carter, qui m’ont beaucoup intéressé.

Après, il y a toute une tradition d’analyse de Sade, au XXᵉ siècle, que je trouve personnellement assez con et à laquelle je réponds parfois, mais sans m’y attarder. Quand des gens comme Élisabeth Badinter ou Michel Onfray expliquent que Sade serait la pensée des nazis, il y a un problème de base. Jamais un nazi ne dit : « Je fais ça pour le plaisir de faire le mal. » Il dit : « Je fais ça pour la patrie, pour la nation, pour la race. »

Chez Sade, on a l’affirmation que l’homme ne fait rien que pour son plaisir, que toutes les excuses sont des illusions. Aucun fasciste ne tient ce discours. Il y a zéro projet électoraliste chez Sade. Le réduire à un précurseur du nazisme, c’est passer complètement à côté de ce qu’il met en jeu. 

Vous voyez Sade en complément de Rousseau, plus qu’en opposition ?

Pacôme Thiellement : Oui, pour moi c’est complémentaire. Rousseau et Sade ne laissent rien à la société. Pour eux, la société, c’est de la mousse, ça ne change pas la nature humaine. Pour caricaturer, le premier pense que l’homme est naturellement bon ; Sade, qu’il est naturellement mauvais. Mais tous deux pensent que la société ne nous améliore pas.

Ce qui m’intéresse, c’est qu’ils enlèvent la couche idéologique et vont voir l’homme nu. Chez Rousseau, c’est l’homme nu, bon en soi, perverti par les structures. Chez Sade, l’homme nu, livré à ses pulsions.

Sade est un lecteur de Rousseau – comme tout le monde, à l’époque – même s’il lit aussi ses adversaires, les matérialistes des Lumières. Ça n’a rien d’original en soi, mais pour moi ce sont deux grandes expériences de pensée.

Et le bout du parcours de Sade, c’est Charenton, sous le Consulat et l’Empire. Il se retrouve à diriger un théâtre où jouent ensemble des acteurs parisiens et des pensionnaires de l’asile. Pendant quelque temps, il est le directeur de cette petite utopie : un théâtre où fous et « non-fous » se mélangent. D’autant que le directeur de Charenton à l’époque passe pour l’homme le plus petit de Paris – on disait qu’il mesurait un mètre – et Sade, l’homme le plus gros de Paris. Un homme minuscule confiant la direction du théâtre à un géant obèse, pensionnaire de l’asile : on est en plein carnaval, en plein Freaks.

C’est une image extraordinaire. Alors, en avançant dans cette recherche, j’ai trouvé la matière (carnavalesque, dénudante et anti-démiurgique) pour un chapitre de plus. Et oui, ça m’a absolument passionné.