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Le triomphe sur la mort ici-bas
Paru en 2014

Contexte de parution : Catalogue Musica Palace (Fondation Boghossian)

Cité(s) également : plusmenu_mondes.pngBeatlesmenu_mondes.png, Elvis Costello, King Crimson, Mahalia Jackson, Martha and the Vandellas, Pink Floyd, Prince




Toutes les Traditions s’accordent à considérer l’Occident comme le lieu de la mort et de la matière ténébreuse, le symbole de l’éloignement des principes métaphysiques et spirituels. Le récit de la chute dans la Temps, ou le déploiement de l’Histoire, est celui de l’exil occidental. L’homme s’éloigne progressivement de son état édénique, de l’Age d’Or, et part vers la fragmentation et la dislocation jusqu’à la fin de l’Age de Fer. Pourquoi part-il ? Dans les contes, on dit qu’il a été appelé, mandaté. Il doit retrouver une perle blanche, ou une perle noire. Dans les récits gnostiques, il doit retrouver Sofia, la « fille de Dieu », émanation divine perdue dans les labyrinthes du Temps. Dans ces temps de tribulation, il y a quelque chose qui l’accompagne – comme le souvenir entêtant et enivrant d’un Orient de l’âme. Et cette chose, c’est la musique. Cette chose, c’est le chant. La pop music nous parle de quelque chose que nous connaissons tous, mais que nous avons oublié. « Quand à la fin je te trouverais, ton chant remplira l’atmosphère ; chante-le fort que je puisse t’entendre ; facilite-moi l’accès vers toi » (The Beatles, « I Will »)

L’Histoire de l’Humanité est le récit de l’éloignement de l’Age d’Or. La chute dans l’Histoire, marquée par la création des inégalités entre les hommes, et la séparation des puissances transfiguratrices, chamaniques, par lesquelles l’homme se guérissait lui-même de ses maux, a longtemps été compensée par des rituels carnavalesques. Pendant le Temps de Carnaval, le fou était pape, le pape fou, l’homme était animal et l’ange était homme. Le Carnaval était le temps du souvenir, mais ce souvenir était actif, et, lors des fêtes, l’homme regagnait sa puissance originelle ; il retrouvait le sens de la grâce. « On passe l’invitation dans toute la nation ; une possibilité que les gens se rencontrent ; il y aura des rires et des chants et de la musique qui bouge ; on dansera dans les rues » (Martha And The Vandellas, « Dancing In The Streets ») Toutes les religions ne sont que des expressions de la Tradition Primordiale, rattachant l’homme à son état édénique, rappelant l’Age d’Or, et lui pointant la direction de sa délivrance. Et toutes les chansons portent en elles la nostalgie de cet état et exhorte l’homme au souvenir de sa nature poétique. « Rappelle-toi quand tu étais jeune, et brillais comme le soleil ; maintenant il y a quelque chose dans tes yeux, comme des trous noirs dans le ciel ; tu as essayé d’attraper le secret trop tôt, tu as hurlé à la lune » (Pink Floyd, « Shine on You Crazy Diamond »)

A mesure qu’il avance dans l’exil occidental, l’homme perd le souvenir du chant qui accompagnait son parcours. Et l’Occident impose lui-même ses règles ténébreuses, sa culture de mort. C’est la culture dite « classique », c’est-à-dire académique. Nous connaissons son artificialité, son atmosphère poudrée de zombies en train de danser des menuets entre deux cocktails mondains. Nous savons la façon dont l’Occident a tenté d’imposer son expression déterminée et conditionnée sur la culture populaire, carnavalesque, et sur l’Orient éternel de ce monde. « Le chant est chanté, la cloche a sonné – alors Dieu donne-moi la force, Dieu donne-moi la force » (Elvis Costello, « God Give Me Strenght ») Mais plus nous avançons dans un monde ténébreux, plus les lumières qui viennent de l’âme sont héroïques. Elles sont à la fois constitutivement plus fragiles, et d’expression plus courageuse. « Seigneur, ne déplace pas la montagne, donne-moi la force de la grimper. » (Mahalia Jackson, « Lord Don’t Move the Mountain ») Cette grande puissance de l’âme, cette grande lumière orientale qui a habité nos dernières cinquante années, c’est la pop music. Rock, folk, soul, punk, rap, les musiques pop rassemblent ce qui a été séparé et réparent les cœurs brisés. Politiques, policiers, banquiers, militaires et agents de la culture : nos persécuteurs continuent de nous séparer activement. Ils continuent de nous enfermer dans une schizophrénie forcée, un autisme progressif, et une paranoïa maladive. « Le crépuscule d’un jour lumineux, comme de l’or à travers mes yeux ; mais mes yeux, tournés vers l’intérieur, ne voient que Bible noire et absence d’étoiles » (King Crimson, « Starless ») Mais la pop music garde la trace et conserve l’écho de l’Age d’Or. La pop music est toujours là, comme le souvenir entêtant d’un Orient de l’âme dans la culture occidentale.

La pop music n’est pas seulement « souvenir », elle est également « promesse » : celle d’une réintégration dans le « Royaume de Dieu ». Le nom théologique de cette réintégration est « Apocatastase ». La pop culture est apocalyptique et apocatastatique. Elle nous parle d’un moment où nous serions tous heureux, ensemble, réunis comme les solitaires dans les chansons des Beatles. « Je rêvais quand j’ai écrit ça ; excuse-moi si ça déraille ; mais quand je me suis réveillé, ce matin, j’étais sûr qu’on était le jour du Jugement Dernier ; le ciel était pourpre ; les gens couraient dans tous les sens, tentant d’échapper à la destruction ; la guerre est autour de nous ; mon esprit est prêt à combattre, mais si je dois mourir, je vais écouter mon corps ce soir. Ce soir je vais faire la fête comme si on était en 1999 » (Prince, « 1999 ») Nous venons des sorcières et des magiciens, des mystiques et des effrontés. Nous étions là avant que ce monde existe, et nous serons encore là lorsqu’il disparaîtra. La pop music est le chant de notre triomphe sur la mort ici-bas.