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L’homme à trois yeux
Paru en 2014

Contexte de parution : La fin de l'ésotérisme (L’archipel)

Présentation :

Préface de la réédition la fin de l'ésotérisme (1973) de Raymond Abellio chez les Presses du Châtelet.


Sujet principal : La gnose, Raymond Abellio
Cité(s) également : plusAnanda Coomaraswamy, menu_mondes.pngBeatlesmenu_mondes.png, Carnivale, Charles De Gaulle, Edmund Husserl, menu_mondes.pngFrank Zappamenu_mondes.png, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, George Bush, Georges Pompidou, Henry Corbin, Jésus-Christ, Julian Jaynes, Julius Evola, King Crimson, Led Zeppelin, menu_mondes.pngLostmenu_mondes.png, Louis Vallon, Mao Zedong, Moïse, Raphaël, René Guénon, Richard Nixon, Roger Gilbert-Lecomte, Stanley Kubrick, menu_mondes.pngTwin Peaksmenu_mondes.png




La fin de l’ésotérisme est publié par Flammarion en 1973. L’avertissement est daté de décembre 1972. La longue citation qui ouvre le livre provient d’un texte de Roger Gilbert-Lecomte publié dans le 3e numéro du Grand Jeu en 1930 qui évoque le secret perdu dans Atlantis, l’oubli de la nature divine de l’homme, et la possibilité pour la rationalité occidentale de n’être qu’un moment dialectique avant l’accès à un homme devenu « conscience cosmique » : L’Homme à trois yeux.

Composée de quatre romans (Heureux les pacifiques, Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts, La fosse de Babel, Visages immobiles), de trois volumes de mémoires, d’un journal (Dans une âme et un corps) et de plusieurs essais, l’œuvre de Raymond Abellio exprime une vision transfiguratrice commune de l’Homme et du Monde, simultanément rationnelle et spirituelle, une Gnose, dégagée à la fois du matérialisme dialectique, dont il conserve la « physique sociale », et du caractère dogmatique de la pensée traditionnelle – dont il reconnaît la pertinence des sources, attribuées aux « premiers instructeurs ». Enfin, cette œuvre ouvre à une pratique, un yoga, qui tient à la fois de la philosophie, de l’action et de l’art, et que nous connaissons sous le nom de « La Structure Absolue ».

Dès l’ouverture du livre, Raymond Abellio annonce que, en cette fin de cycle historique, nous entrons dans une période de désoccultation de la tradition cachée – celle que, après René Guénon, Ananda Coomaraswamy ou Julius Evola, il appelle « Tradition Primordiale ». Mais la différence entre Abellio et les penseurs de la Tradition n’est pas mince ; elle tient tout d’abord à son souci de conserver la totalité des outils mis à disposition par la rationalité occidentale, en particulier la dialectique hégélienne – qu’il complexifie et « sphèrise » à l’image de la dialectique chinoise de Mao Tse-Toung – et la phénoménologie de Husserl. En outre, cette désoccultation se passe, chez Abellio, de l’étude des archétypes, de la mise en rapport des symboles de traditions éloignées, du voyage de l’âme dans les images ou de l’évocation des récits visionnaires. Elle se fait plutôt « critique interne » et recherche d’une homologie entre la Kabbale, les hexagrammes du Yi King et les codons de l’ADN. Si Guénon ou Corbin sont du côté de l’image, Abellio est résolument du côté du nombre.

D’accord sur ce point avec Guénon, Abellio distingue l’ésotérisme de l’occultisme, qui est recherche des pouvoirs magiques, de la puissance, et de l’étude comparée des religions, universitaire ou érudite. L’ésotérisme bien compris implique l’être de l’homme dans sa tripartition esprit, âme et corps, et tente de le raccorder à la Tradition Primordiale en vue d’une participation consciente et permanente à l’interdépendance universelle : « La Tradition Primordiale a été donnée aux hommes d’un seul coup, tout entière, mais voilée. Ou plutôt les hommes qui l’ont reçue ne disposaient pas encore des moyens intellectuels nécessaires pour la traduire en notions claires. » La connaissance primordiale serait apparue aux hommes primitifs par les premiers instructeurs, les grands Rishis, par claire audience. C’est ce que les Veda appellent la Sruti. Il s’agit d’une audition intérieure de la parole divine. Cela recoupe la notion d’esprit bicaméral chez Julian Jaynes et son livre La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit : à savoir que, avant l’apparition de la conscience, nous aurions entendu la voix des dieux à travers notre hémisphère droit qui donnait un sens et orientait nos tribulations.

Si il y a, chez René Guénon, le souci de retrouver les traces de cette présence, et de suivre le chemin des peuples nomades sur le tour de la Terre, portant le legs de la connaissance non-humaine (sanskrit : apurusheya) avant sa mise en forme particulière, folklorique, à travers les principales spiritualités, voire de décrypter le rôle du législateur primordial de notre cycle de manifestation, le Roi du Monde, Raymond Abellio compte, lui, élucider le « contenu de cette communication » et surtout sa structuration interne à travers l’élaboration de la « Structure Absolue ». C’est leur différence fondamentale ; c’est aussi leur complémentarité.

Le Christ reprochait aux scribes d’avoir « égaré les clefs de la connaissance ». On peut aller plus loin et dire qu’ils ont volontairement brouillé les possibilités de l’obtenir dans l’objectif de ne pas perdre leur fonction de médiateurs. La question capitale de la transmission de cette connaissance non-humaine donne lieu chez Guénon comme chez Abellio a des propositions très extrêmes. « Nul n’est initié que par lui-même » dit encore Roger Gilbert-Lecomte dans le texte cité en ouverture de La fin de l’ésotérisme. Chez René Guénon, la question de la transmission sans médiateurs s’articule autour de l’intervention d’un Maître Invisible, Al-Khidr, le Verdoyant, quatrième pilier du Temple Primordial (avec Enoch, Elie et Jésus) apparaissant dans la Sourate XVIII du Coran, dite La Caverne (versets 59-81). Al-Khidr fait partie de la catégorie des « esseulés », qui constituent le plus haut degré de la réalisation spirituelle et demeurent dans la « station de la proximité ». Initiateur errant, maître sans disciples, il fait don aux Uwaysi, ceux qui se tiennent en dehors de la juridiction du Pôle, de son assistance spirituelle dans l’acquisition de la connaissance non-humaine. C’est le guide des guides, dont le rôle n’est pas d’assurer la tarbiyya (l’instruction initiatique des novices) mais la nasîha (le conseil). Originellement, ce sont des cas exceptionnels ne se produisant que dans des circonstances rendant la transmission normale impossible, en l’absence de toute organisation initiatique régulièrement constituée. Mais les centres initiatiques ayant tous décliné jusqu’à disparaître ou se déployer négativement dans la contre-initiation, les seuls reliés sont désormais les esseulés, les « lonely people ».

Chez Abellio, il s’agit du court-circuit de la connaissance et la disqualification des corps intermédiaires. L’exemple donné le plus souvent est celui de la Transfiguration de Raphaël au Vatican, avec ses trois niveaux : en haut, en état de lévitation, le Christ, Elie et Moïse. Au niveau intermédiaire, sur le plateau du mont Thabor, les trois apôtres Pierre, Jean et Jacques, accroupis, aveuglés par la nuée éblouissante. Au pied du mont, les autres disciples et la foule, incapables de regarder la nuée également.

Dans le coin droit du tableau, une famille amène un enfant possédé pour le faire exorciser par Jésus : son visage est révulsé, mais seul il lève la tête et tient les yeux ouverts sur la nuée éblouissante. « Cet enfant est le personnage-clé de l’ensemble » dit Abellio : il symbolise la présence, dans tout acte de transfiguration, des essences les plus basses, les moins reliées, les plus soumises au diabolique. On doit ajouter : la connaissance se fait par court-circuit de tous les corps intermédiaires, directement, presque électriquement, entre le Christ transfiguré et l’enfant possédé. Dans Approches de la nouvelle Gnose, Abellio précise : « « Dans ce tableau inspiré, où le bas est non moins significatif que le haut, mais ne l’est que par lui, Raphaël pose la transfiguration comme un court-circuit fulgurant entre les essences du haut et les essences du bas. »

Cet enfant possédé, symptomatique de la désoccultation, ce sont les mouvements de la jeunesse des années 60, en dehors de leurs meneurs, tous ridicules, tous corrompus et disqualifiés. Cet enfant possédé, ce sont les mouvements de la jeunesse des années 60, tourbillonnant autour du cinéma de Stanley Kubrick et de la discographie des Beatles, porteurs d’une vérité que les spectateurs et auditeurs de l’époque ignorèrent mais que leurs successeurs n’ignorent plus. Cet enfant possédé, c’est la parole de vérité gnostique enceinte dans les illusions sentimentales de la culture pop.

Dans La fosse de Babel, Raymond Abellio fait deux remarques que nous pouvons relier à cette thèse. La première concerne la Californie : « Non seulement la Californie n’est pas l’Amérique, mais elle n’en est même pas la frange, elle est celle de l’Occident tout entier, la coupure où se rencontrent, à l’Extrême-Occident, un ciel et un abîme, comme pour marquer symboliquement que l’extra-monde, à cet endroit, fait à nouveau irruption dans le monde. » La seconde concerne les révoltes de Berkeley de 1964 comme date de basculement. Ce point est développé dans La fin de l’ésotérisme : « Il n’est pas indifférent de noter que l’activisme occidental a atteint ses limites dès 1964 (…) et qu’il a commencé dès lors à refluer sur lui-même (…) par la révolte symbolique des étudiants de Berkeley préludant à un mouvement universel de la jeunesse. Il convient de ne pas sous-estimer l’importance de ce mouvement d’intensification qui apparaît dès aujourd’hui comme paroxystique et se trouve ainsi pleinement significatif d’une subversion irréversible des valeurs occidentales de l’âge classique : plus tard, cette date de 1964 sera peut-être considérée comme marquant la conception invisible de la nouvelle gnose dans le corps de l’Occident tout entier. »

L’importance donnée à la Californie et à la date de 1964 provient d’une intuition fondamentale. A cette période de mutation correspond plusieurs événements historiques à mettre en relation, et tout d’abord la fin de l’époque gaulliste, marquée par les mouvements de la jeunesse et notre mai 1968. Dénoncé par Louis Vallon dès 1969 dans L’anti de Gaulle, c’est Georges Pompidou en France qui forcera les hommes vers une modernité qui signifie la fin des spécificités locales ou nationales. D’une main, il fait passer une loi obligeant l’Etat à emprunter aux banques privées avec intérêt, de l’autre il démolit la géographie française pour y imposer les autoroutes, détruit le paysage parisien (architecture des Halles, de la Tour Montparnasse, de la Défense) et met fin à un certain art de vivre associé à la France, la nourriture, en favorisant le basculement dans l’industrie agro-alimentaire. Aux Etats-Unis, c’est Nixon qui abandonne l’étalon-or, ouvrant la boîte de Pandore de la spéculation boursière. Le monde politique remet les clés du pouvoir entre les mains de la Haute Finance, et devient, dixit Zappa, « le secteur divertissement du monde industriel, militaire et financier. »

Mais cette période a une face lumineuse, qui est la réappropration individuelle de l’expérience transfiguratrice, et celle-ci est particulièrement audible chez les groupes de pop music. Entre 1967 et 1974, tous les disques écoutés par la jeunesse sont l’expression de la recherche d’une réintégration des thèmes gnostiques : exploration de l’homme intérieur et anamnèse chez les Beatles (Sgt. Pepper) ; recherche du maître et de la transmission initiatique chez Led Zeppelin (Album Sans Nom) ; réconciliation des contraires et court-circuit des essences du haut et du bas chez Frank Zappa (200 Motels), ; transformation de la pop music en discipline ascétique après un séjour prolongé dans une communauté gurdjieffienne chez King Crimson (Red). « Toute la période de 1962 à 1968 paraît livrée au déploiement explosif de forces encore enfouies au fond de la matière ou au fond des âmes, écrit encore Abellio. Les trois planètes occultes, Uranus, Neptune et Pluton, qui semblent actuellement en rapport avec les destins respectifs des Etats-Unis, de la Russie et de la Chine, marquent ainsi trois grandes crises, en 1962-1968, 1982-1989 et 1999-2015, le nouvel ordre mondial résultant de la guerre des races ne venant s’établir qu’à la fin de la troisième. »

La période 1982-1989 s’achève en effet par la destruction du mur de Berlin (1989), mettant fin à la guerre froide et l’affrontement du bloc est-ouest, et la première guerre du Golfe (1990), naissance officielle de ce que George Bush appellera – comme Abellio mais dans un tout autre sens – le nouvel ordre mondial, à savoir la disparition des guerres entre états souverains et l’invention d’une pseudo-police internationale luttant contre un terrorisme que simultanément elle alimente et des états considérés comme rogue (voyous) qu’elle projette d’éliminer l’un après l’autre : Yougoslavie, Irak, Libye, Syrie, etc.

On peut considérer cette période comme celle de l’Amérique devenue toute puissante, forcée de nourrir elle-même ses propres ennemis (les futurs terroristes islamiques) pour continuer à exister sous la forme d’une entité en tribulation. C’est également l’acmé de la puissance quantitative de la télévision (de la propagande, si on pense à CNN lors de la guerre du Golfe). Sa contrepartie lumineuse, c’est la rénovation lumineuse d’un medium de divertissement, se hissant, à la suite de la pop music, au niveau du grand art : la série télévisée, à partir de 1990. Nous ne ferons pas une liste commentée de toutes les séries qui explorent l’opposition, capitale chez Abellio, de la connaissance et de la puissance, mais nous pouvons dire que ce qui est en jeu dans le domaine de la série visionnaire est également la contre-épreuve de la première grande époque de la culture pop, à savoir démontrer la présence d’une vérité ésotérique à partir de son contraire, la contre-initiation (Twin Peaks, Carnivale), et la recherche d’une nouvelle prêtrise non-institutionnelle, court-circuitant les corps intermédiaires, et tributaire d’une morale eckartienne : le « laisser être » ou Galessenheit (Lost).

La troisième crise concerne le bloc 1999-2015 et implique la totalité du monde. C’est l’opposition entre le « nouvel ordre mondial » naissant du précédent conflit et toutes les « nations en tumulte ». Preuve ultime de l’ultime corruption des hommes de puissance, clé terminale de la dimension intégralement démoniaque de l’argent : ce bloc que nous traversons est surtout caractérisé par la lutte mondiale des 99% contre les 1%, c’est-à-dire une montée aux extrêmes qui dépasse la question des classes pour opposer une élite corrompue à des peuples en révolte. L’opposition de deux blocs, l’un atlantique (Amérique, Europe, Israël, Turquie) et l’autre eurasien (Russie, Iran, Chine), ne s’y déploie que comme une conséquence, non comme une cause. Non seulement nous n’avons aucune idée des épisodes auxquels un tel conflit peut nous mener, mais nous sommes également démunis face à la tâche de déceler sa contrepartie positive.

Quelle sera la face lumineuse d’un tel déchainement de ténèbres ? Si l’on en croit l’incroyable prégnance qu’ont acquis, en dehors de toute transmission universitaire, dans un nombre considérable de pays, les écrits de Guénon ou de Evola, on peut supposer qu’une lecture, certes fois-ci vraiment agissante, du grand corpus métaphysique a commencé. Pour la première fois, dans la presque totalité du globe, des individus isolés ont décidé de reprendre en main la totalité d’un savoir qui leur était jusque là dispensé sous les formes dégradées des religions institutionnelles. Pour la première fois, africains, européens, américains ou asiatiques retrouvent l’intuition de la Tradition Primordiale, en dehors de toutes sectes et au-delà de leurs particularités ethniques ou culturelles. Alors que les peuples entrent dans un conflit dont on pourrait dire qu’il s’agit d’une « guerre civile mondiale », ce sont des êtres esseulés qui reprennent, ensemble, la patiente étude des enseignements donnés par les « premiers instructeurs » ; ce sont eux qui privilégient la connaissance à la puissance et annoncent les temps qui viennent.

A cette grande étude, il manque une pièce essentielle : l’œuvre de Raymond Abellio, restée une contrée secrète depuis sa disparition en 1986, porteuse d’une lumière unique, fondamentale, blessante et captivante – et dont cette réédition de La fin de l’ésotérisme augurera, je l’espère, d’une complète réévaluation. Ce n’est pas Raymond Abellio qui a besoin de nous, c’est nous qui avons besoin de lui. Nous avons besoin de ses romans, de ses mémoires, de son journal, de ses essais ; enfin de cette désoccultation du Yi-King, de la Kabbale, de l’Alchimie, à laquelle ouvre La fin de l’ésotérisme et qui pointe l’expérience pratique transformatrice à la fois de l’homme et du monde ; celle à laquelle Raymond Abellio a consacré sa vie, la totalité de ses recherches et toute son énergie ; celle que nous appellerons, à sa suite, « La Structure Absolue » et qui fera de nous des hommes à trois yeux.