Pacome Thiellement.com

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Un miroir brisé dans tous les cœurs
Paru en 2014

Contexte de parution : Kenzo (kenzo.com)

Présentation :

La collection automne-hiver de Kenzo dans son ensemble est inspirée par l’œuvre de David Lynch et le thème du miroir brisé fait des apparitions récurrentes sur les imprimés, la campagne de Toilet Paper ou les vitrines de la saison.

Pacôme Thiellement est l’auteur de « La Main gauche de David Lynch », un livre qui nous explique que l’œuvre de David Lynch est en réalité une méditation sur la télévision. Nous avons donc souhaité qu’il revienne plus en détail sur cette symbolique du téléviseur cassé.


Sujet principal : menu_mondes.pngDavid Lynchmenu_mondes.png, menu_mondes.pngTwin Peaksmenu_mondes.png
Cité(s) également : plusChris Isaak, David Bowie, Kyle MacLachlan, Laura Harring, Leonard Cohen, menu_mondes.pngLostmenu_mondes.png, Naomi Watts, Patricia Arquette, Sheryl Lee




« Twin Peaks s’ouvre sur l’image d’un miroir. Face à celui-ci, l’héritière de la scierie Packard, Josie Packard, jouée par l’actrice Joan Chen, se maquille en chantonnant d’une voix chuintante, presque étouffée – pendant ce temps, son beau-frère, Pete Martell, interprété par Jack Nance, part à la pêche, découvrant alors le cadavre de Laura Palmer (Sheryl Lee). « Elle est morte… Enveloppée dans du plastique… ».

Tout le long de la série, nous reverrons le miroir, associé au dibbouk (un esprit ou démon qui habite le corps d'un individu auquel il reste attaché. Un dibbouk peut être exorcisé) Bob (Frank Silva), prenant son plaisir dans la vision des visages apeurés de ses victimes. C’est quand son suppôt, Leland (Ray Wise), père et assassin de Laura Palmer, se regarde dans un miroir que Bob apparaît : l’homme n’est alors plus considéré que comme une coquille vide, une enveloppe contenant des « influences errantes », avec « un grand trou là où sa conscience devrait se trouver ». Ayant infiltré sa proie par la souffrance, et les perversions que celle-ci a engendrées, le dibbouk est désormais seul maître de ce pur véhicule de pulsions criminelles qu’est devenu le « coupable » de l’assassinat de Laura Palmer.

Au milieu de la série, l’agent du FBI Dale Cooper, héros de la série (Kyle MacLachlan) arrête Leland ; celui-ci se suicide en cellule, laissant Bob s’enfuir et chercher une nouvelle proie. L’agent Cooper est retenu dans la ville et une nouvelle aventure commence à travers laquelle celui-ci est à nouveau guidé par des signes. Mais ceux-ci ne l’aident plus à résoudre une enquête policière, ils le transportent jusqu’aux frontières du monde : la Black Lodge, accessible au cœur d’un cercle de douze sycomores, mais située en dehors de l’espace et du temps. Cooper y entre et suit un parcours contre-initiatique qui le vide de son être et fait de lui une ombre. Twin Peaks se ferme également sur l’image d’un miroir. C’est le miroir de la salle de bain d’une des chambres de l’hôtel du Grand Nord – mais celui-ci est brisé par l’agent Cooper. Il vient d’apercevoir le visage de Bob à la place du sien. 

Le héros que nous avons aimé et suivi s’est vu incubé par le Mal qu’il tentait de combattre. Et la série qui se donnait comme un miroir de l’âme du spectateur vient d’être brisée, laissant celui-ci seul, inquiet, face à un Mal qu’il devra désormais combattre seul, sans l’aide de l’agent Cooper ni aucun autre personnage. Twin Peaks, ce sont deux pics jumeaux. Ce sont aussi deux êtres en miroir l’un de l’autre : la série et son spectateur. Si la relation entre « télévision » et « miroir » n’était pas suffisamment claire, le film Twin Peaks – Fire Walk with me, qui rejoue initiatiquement ce que la série jouait contre-initiatiquement, s’ouvre sur un téléviseur brisé et s’achève par la vision d’un Ange. En explosant une télévision fourmillant d’électricité, le film rappelle que, désormais, le combat contre les forces psychiques ténébreuses devra se faire dans la vie. Mais la série pourra officier comme notre guide ; une aile dans ce monde-ci, et une aile dans l’autre.

Le but de Twin Peaks, c’est que la vie ressemble à Twin Peaks, et pas seulement la télévision ! Le but de Twin Peaks, c’est que le spectateur à son tour voit le dibbouk dans son miroir, et pas seulement dans celui de Cooper. Le but de Twin Peaks, c’est de nous « qualifier » à notre tour comme chevaliers épiphaniques – et reprendre le combat que les agents du FBI de David Lynch ont perdu : Dale Cooper, mais aussi Chet Desmond (Chris Isaak) et Philip Jeffries (David Bowie), tous deux disparus dans des circonstances mystérieuses avant l’affaire Laura Palmer. Le Miroir de Twin Peaks se retrouvera dans les films suivants de David Lynch. Dans Lost Highway, c’est le miroir où l’on voit Renée Madison (Patricia Arquette) se regarder, dans sa salle de bains – la dernière image du personnage avant sa disparition et son remplacement par Alice Wakefield. Dans Mulholland Drive, ce sont les deux jeunes filles (Naomi Watts, Laura Harring) qui se regardent dans un miroir avant de s’embrasser, de faire l’amour et d’être envoyées jusqu’au Silencio, le centre contre-initiatique qui déboîtera leur âme et plongera leur réalité dans les ténèbres.

Ce Miroir, c’est le « Miroir du Prince » des récits de chevalerie traditionnels, persans ou arthuriens. Les « Miroirs du Prince » sont des préparations pour un combat. Et ce combat est un combat de chaque instant qui passe d’abord par l’exploration de chaque fragment du monde comme les pièces d’un puzzle qui nous regarde. Dans chaque instant de notre vie il y a un dragon à affronter et une princesse à sauver – et souvent les deux ne sont qu’une seule et même personne. Le miroir marque toujours le lieu de l’élection initiatique. Il nous rappelle que nous ne sommes pas seuls à regarder le monde ; le monde aussi nous regarde dans les yeux. Nous attendons quelque chose de lui. Lui, en retour, attend quelque chose de nous.

Pour cela, il faut que nous le mettions en pièces. Le monde ne commence à nous reconnaître que lorsque nous sommes brisés : le cœur en miettes, l’âme mille fois pressée et compressée, des larmes plein le visage. Le monde ne nous aime que brisés, l’os à découvert, la chair brûlante. Mais réciproquement nous ne commençons à comprendre le monde que lorsque nous le découvrons par morceaux : fragments, éclats épars comme des poèmes – avec leurs mots jetés sur le hasard de la page. C’est le sens de la chanson de Leonard Cohen, Anthem : « Il y a une brisure dans chaque chose. C’est comme ça que la lumière pénètre. » Même le monde, même les anges ont le cœur brisé. C’est pour ça que nous pouvons communiquer avec eux. Nous sommes tous également brisés – et c’est à partir de ce point que nous pouvons commencer à nous parler, nous comprendre, nous aimer. »