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« Le deuxième volet de Nymphomaniac (titre risible) n’est pas à proprement parler un film de fiction ou un documentaire, mais une violente diatribe propagandiste contre l’humanité, l’humanisme, toutes ces saloperies dégueulasses. »

Cette critique venue d’un journaliste des Inrockuptibles marque un tournant dans la réception des films du cinéaste danois. Personne n’ayant jamais proposé l’hypothèse farfelue que Nymphomaniac soit un documentaire, on ne se contente pas de nier son statut originel de récit à un film où le caractère de fiction n’est pas seulement patent mais redoublé (c’est une fiction au second degré ; on ne saura jamais si le récit raconté par Joe est véridique ou non puisque, lorsque Seligman lui fait part de son incrédulité, elle lui répond « Comment mon récit vous sera le plus utile, en y croyant ou en y croyant pas ? » ; qu’y a-t-il de plus fictionnel que ça ?) mais on l’accuse de « diatribe propagandiste contre l’humanité ». Ce qui veut dire qu’on ferme définitivement la question esthétique pour entrer dans le domaine judiciaire, et, la « propagande contre l’humanité » devenant une sorte de parent pauvre du « crime contre l’humanité » dans le champ du discours, on fait basculer Lars Von Trier dans le domaine du militantisme politique. Ce serait hilarant si cela ne témoignait de la triste section historique dans laquelle nous sommes entrés : à savoir la détestation sans bornes de ce qui n’épargne pas l’humain. Voire l’interdiction de tout ce qui ne reproduit pas le doux rêve de l’humanisme progressiste. C’est la conclusion inévitable de la sécularisation ou la laïcisation ayant pris corps ces 250 dernières années. On a abandonné Dieu mais on n’a pas abandonné la croyance, ni l’intolérance la plus folle vis-à-vis de ceux qui ne la partagent pas. Et celle-ci s’exprime dans le domaine le plus profane et le plus inexistant qui soit : la sanctuarisation des bons sentiments. Pourtant, comme le dit si bien Sarah Chiche : « Un film est toujours une épreuve de vérité et si ça n’en est pas une, c’est que nous ne regardons pas un film mais une publicité pour un yaourt. » Dans la presse culturelle, on ne devrait désormais plus parler de critique de cinéma, mais de critique de yaourts.

De quoi donc parle Nymphomaniac (« titre risible ») ? Un soir d’hiver dans une ville inconnue aux aspects vaguement anglo-saxons (à partir de Antichrist, tous les films de Lars Von Trier se situent dans des villes non-identifiées aux aspects vaguement anglo-saxons, ce qui fait de son cinéma un cinéma « mondialisé »),  un vieil homme nommé Seligman rencontre Joe, une femme de 50 ans étendue dans une ruelle, battue et blessée. Il l’invite chez lui à boire un thé et elle lui pose la question : « Connaissez-vous une personne authentiquement mauvaise ? » Question à laquelle il répond non. Mais Joe insiste : « Il y a des personnes authentiquement mauvaises, j’en suis une. Je suis une nymphomane. » Et, à l’aide de 8 objets qu’elle découvre dans la pièce de Seligman, Joe raconte en 8 chapitres l’histoire de sa vie depuis sa naissance jusqu’à nos jours. On découvre Joe dépucelée brutalement et grotesquement par celui qui plus tard sera son premier grand amour, Jérôme ; on la voit suivre une amie, B., son initiatrice dans la quête du plaisir ; on retrouve Jérôme et on voit Joe découvrir en elle un sentiment d’amour dont elle tente avec difficulté de se défaire ; on explore avec Joe les contreparties cruelles de la recherche du plaisir personnel (mais « on ne fait pas d’omelette sans casser quelques œufs » rétorque Seligman) ; on suit l’agonie du père de Joe à l’hôpital et le sentiment de détresse qui s’empare d’elle ; on retrouve à nouveau Jérôme et on voit Joe composer sa quête du plaisir comme une partition musicale réglée sur l’art de la fugue… A mesure que le film avance, la vie de Joe est plus sombre : elle ne ressent plus le plaisir aussi facilement et elle cherche une intensité supérieure dans les rencontres avec les « hommes dangereux », en particulier un certain K. qui lui fait subir une éprouvante relation sado-masochiste dans laquelle elle perd l’amour de Jérôme et la garde de leur fils ; on voit Joe tenter de se débarrasser de sa sexualité, puis employer tout ce qu’elle y a appris à des fins professionnelles en intégrant un gang à travers lequel elle tombe amoureuse de B., une jeune femme dont elle voulait faire son bras droit, et qui la trahira avec Jérôme. On suivra surtout Joe et Seligman dans une frénésie digressive extraordinaire, recoupant et recollant sans cesse aux récits des allégories, de vieux événements historiques, des réflexions sur la société, la politique, le langage, et des commentaires sur Edgar Allan Poe, sur Jean-Sébastien Bach ou sur l’Eglise d’Orient. On se fera énormément peur, mais surtout on rira beaucoup.

On connaît la liste des fautes hypothétiquement imputées au réalisateur : misogynie (et si on arrêtait de parler au nom des femmes ?) ; misanthropie (et si on arrêtait de parler au nom de l’humanité ?) ; anti-américanisme à l’époque de Dogville (et si on arrêtait de parler au nom des Américains ?) ; désormais, racisme et antisémitisme (et si on arrêtait de parler au nom des noirs et des juifs ?) ; et enfin : perversion (ET SI ON ARRETAIT DE PARLER AU NOM DES MEDECINS ?). Dans Nymphomaniac, comme dans les précédents films de Lars Von Trier, ce qui apparaît n’est pourtant pas la détestation de l’humanité, ni dans sa totalité ni dans certaines de ses parties, c’est l’amour désespéré des humains – ou plutôt l’amour des humains comme sentiment désespéré conduisant à la déception, l’échec, l’amertume, la colère... Lars Von Trier ne fait là que reprendre la longue passion de son maître avoué August Strindberg et son théâtre de meurtres d’âmes et de combats de cerveaux. Sa seule issue non-pessimiste était le sacrifice réparateur – mais cela ne pouvait durer que l’époque de catholicisme mystique de Lars Von Trier : Breaking the Waves, Kingdom II, Les Idiots, Dancer in the Dark... A partir de Dogville, ce qui intéresse Von Trier, ce n’est plus de « réparer l’humanité » mais d’interroger la psychologie de celui ou de celle qui veut « réparer l’humanité ». Et, depuis Antichrist, c’est de plonger dans les labyrinthes de l’âme de la personne qui ne veut pas « réparer l’humanité ». On peut donner raison au journaliste cité plus haut sur un point : Nymphomaniac n’est pas seulement une fiction, c’est aussi une autobiographie spirituelle de Lars Von Trier – c’est ce qui explique les nombreuses citations de ses précédents films qui émaillent le récit (de la jupe rouge de Bess aux portes automatiques de l’hôpital qui s’ouvrent d’elles-mêmes sous la pression du vent de Kingdom, le sketch des cuillères de Melancholia et bien sûr la citation parodique de Antichrist : l’enfant qui manque de se jeter par la fenêtre sur une musique de Haendel). Les hommes que saute l’héroïne, ce sont les problèmes soulevés par le réalisateur. Ses combinaisons érotiques, ce sont ses recherches formelles. Enfin leur passion de raconter est commune. La recherche du plaisir est pour Joe une opération analogue à celle de faire des films pour Von Trier : une forme de salut – peut-être la seule ; du moins la seule qui ne soit pas, par avance, vouée à l’échec. 

« Je suis assez faible en philosophie, disait Dostoïevski (mais non pas dans mon amour pour elle, dans mon amour pour elle, je suis fort). » Les films de Lars Von Trier sont assez faibles en solutions, mais pas dans leur amour pour elles. C’est même dans leur refus d’une solution de facilité, leur refus d’un optimisme a priori, leur refus systématique du happy end, qu’ils sont forts d’un amour désarmant, déstabilisant, ravageur. Et dans le choix de leur objet d’élection : l’identification à la partie la plus détestée de l’humanité. L’identification à ce que l’humanité considère comme son déchet. C’est la clé de la « scène du pédophile » joué par Jean-Marc Barr, qui bande lors du récit de Joe si fort qu’elle lui fait une fellation pour le délivrer. Alors que Seligman, l’humaniste progressiste, estime que celui-ci fait partie de la section définitivement maudite de l’humanité et se braque contre celle qui lui raconte alors son récit, Joe s’identifie au pédophile, à sa solitude et à sa honte. Tout le monde déteste la pédophilie. Tout le monde déteste l’Antéchrist. Tout le monde déteste la fin du monde. Et, voilà le point du départ du dernier film de Lars Von Trier, le secret caché d’une époque qui a pourtant prétendu sa totale libération des mœurs et d’expression, sa lutte contre les préjugés concernant la sexualité, etc. : Tout le monde déteste les nymphomanes (je dois cette formule très drôle à Stéphane du Mesnildot). C’est au point que le nombre de fictions qui leur sont consacrées se compte sur les doigts de la main. Le « séducteur » est un caractère si fameux que la liste de ses incarnations – de Ulysse à James Bond, en passant par Casanova, Arsène Lupin, Hank Moody et tous les rôles de Dean Martin et de Frank Sinatra – pourrait remplir un ou plusieurs bottins. La « nymphomane », elle, n’existe pour ainsi dire pas, sauf à la considérer comme un second rôle burlesque. Dans un guide consacré à l’écriture de personnages de fiction, la « nymphomane » est classée parmi les « personnalités exaspérantes » : « La femme qui ne pense qu'au sexe et à grimper les hommes qu’elle croise. La nymphomane est parfois présente dans les romans comme touche d’humour quant aux réactions des autres protagonistes, qui la trouvent particulièrement exaspérante. »

Mais qu’est-ce qu’elle a de si détestable, cette nymphomane ? Tout d’abord, elle ridiculise l’image rassurante de la femme. Elle met en pièces la subdivision masculine entre les mamans et les putains : les mamans donnent de l’amour, les putains donnent du plaisir, mais les secondes n’en éprouvent pas plus que les premières. Or la nymphomane, rappelle Joe aux « sex-addicts » du chapitre Le Miroir, cherche le plaisir, elle ne donne pas celui-ci en échange d’autre chose. Ensuite, la nymphomane incarne le doute sur les invariants des sentiments humains. Le slogan du film était : Forget about Love. Ce que Joe dit aussi à un moment du film c’est : l’amour, ce n’est que du désir avec de la jalousie en plus. La nymphomane, c’est le facteur de déstabilisation des comportements des hommes. Elle répond à l’envers de toutes les antiennes du type « Men will always be men » ou « Someday my prince will come », etc. Elle rend problématique l’idée que les femmes cherchent nécessairement le grand amour au bout de leur initiation érotique, comme un parachèvement. Or Joe ne cherche rien de tout cela, et, quand l’amour se présente sous la forme de Jérôme, c’est tout d’abord un embarras, puis une passion incontrôlable (le chapitre « Jérôme »), ensuite une passion contrôlée (à travers l’art de la fugue et l’articulation des différents amants), enfin une déception et une honte terrible, puis une haine à mort de la part de Jérôme. De même en ce qui concerne K. et P., l’amour n’est qu’un état transitoire, éprouvé d’abord pour un homme qui repousse toute passion physique dans une relation sado-masochiste réglée, ensuite pour une fille qui la suit et l’écoute inconditionnellement. Ce que Joe recherche, c’est la même chose que Lars Von Trier : c’est la transmutation, l’alchimie, l’utilisation d’un matériau considéré comme non-noble (la nymphomanie) et sa transfiguration par une variété de situations, de récits, de visions, d’allégories et de prophéties. Tu m’as donné du sperme et j’en ai fait de l’or.

Nymphomaniac est le récit d’une artiste du sexe, d’un génie de la recherche du plaisir et de ses implications. Tout le long du film on voit Joe redéfinir sa relation à sa propre sexualité et les huit formes successives que celle-ci prend : film classique, comédie romantique, conte cruel, requiem glacial, art de la fugue, récit d’apprentissage, récit de rédemption par le sevrage, film noir… A travers le sexe, ce que cherche Joe, c’est l’indépendance d’abord, en tant que celle-ci est une clé pour l’absolu : baiser pour tuer toute dépendance à l’égard des hommes, et chercher des éclats de soleil plus lumineux ou des crépuscules plus colorés (du « Parfait pêcheur à la ligne » à « La Petite école d’orgue »). Ce qu’elle cherche ensuite, c’est une intensité toujours plus grande, quitte pour cela à mettre sa vie ou celle de ceux qu’elle aime concrètement en danger (« L’Eglise d’Orient et l’église d’Occident »). Ce qu’elle cherche encore plus tard, c’est à renoncer à cette passion par un impitoyable sevrage (« Le Miroir »). Puis elle se résigne à un usage professionnel de cette passion – par un détour dans l’univers du film noir (« Le Pistolet »). Enfin elle découvre de meilleures conditions de délivrance de cette passion par le récit de celle-ci, ce récit lui apportant une lucidité supérieure comme un état momentané de sérénité. C’est exactement ce que Lars Von Trier a cherché dans le récit de son rapport au cinéma : l’indépendance esthétique par la variation stylistique, un changement permanent de formes équivalent au changement permanent d’hommes de Joe ; l’intensité accrue par des récits sadiques et mélodramatiques, la recherche des « hommes dangereux » chez Joe étant analogue à la recherche des récits perturbants chez Von Trier ; le renoncement de Joe dans « Le Miroir », c’est le passage chez Trier à un catholicisme réparateur ; sa résignation, c’est l’abandon aux « genres » (et en particulier dans Nymphomaniac) ; sa délivrance, elle, est hors champ, elle appartient à la dimension supplémentaire du film : son trajet dans le spectateur, le fait de lui laisser le choix, oui ou non, d’épouser le point de vue de la narratrice, le fait de le laisser ne pas être Seligman, ne pas chercher, à son tour, à briser la confiance que le cinéaste lui fait. 

La confiance trahie est la question secrète du cinéma de Lars Von Trier, son hors-champ obsédant – que cette confiance se confonde, ou non, avec la Foi. C’était également le thème des films de Tod Browning, et une des constantes des flashbacks dans Lost : le portrait d’un homme se confondant avec le dessin formé par les trahisons subies de la part des êtres aimés. Karen, dans Les Idiots, reste fidèle au projet de sa communauté utopiste alors que son leader même est incapable de continuer à le tenir. Dancer in the Dark montre Selma trahie par Bill, son voisin. Dans Dogville, Grace est humiliée, violée, sacrifiée par la communauté qu’elle essaie de sauver de la violence de son père. Dans Le Direktor, Ravn, un directeur lâche et veule se fait passer pour un simple sous-chef pour abuser de ses employés tout en se faisant quand même aimer d’eux. Dans Melancholia, Justine brise le pacte de ses noces (« Qu’attendais-tu de moi ? » demande-t-elle finalement à son mari) avant de se plonger dans une grande dépression dont elle ne sort que lors de la destruction du monde – mais surtout Claire place sa confiance dans son mari John, un inlassable pourvoyeur de leçons qui se comporte comme le dernier des lâches lorsque la destruction de la Terre par l’étoile est confirmée. Dans Nymphomaniac, Joe cherche un ami. Elle cherche quelqu’un qui puisse, avec elle, quitter une solitude spirituelle qui l’étouffe. Elle croit le trouver en Seligman mais elle se trompe. Nymphomaniac se termine sur la trahison de Seligman, qui tente de la violer et rejoint par ce geste abject tous les abus de confiance des précédents personnages de Lars Von Trier.

A qui ou quoi sommes-nous capables de nous identifier ? Toujours les gentils, les cools, les gagnants, les magnifiques ? Que sommes-nous capables de comprendre et de vivre ? L’amour, la réussite, le courage, la santé ? A leur place, aurions-nous agi comme la communauté de Dogville, comme Grace ? Comme John, comme Claire, comme Justine ? Trahirions-nous Joe comme Seligman ? Nous avons inventé un mode de vie universel abstrait dans lequel nous sommes incapables d’intégrer qui que ce soit. Nous avons inventé un programme de bonheur et une image du bien pour la totalité de l’humanité, et nul être humain ne s’y retrouve jamais. Nous nous prétendons libres et nous accusons le premier venu de mettre en péril cette liberté. Nous nous croyons bons et nous sommes impitoyables avec ceux qui nous suggèrent que nous sommes moins bons que nous le prétendons. Il faut donner raison au narrateur des Carnets de Dostoïevski lorsqu’il dit que l’idéal de notre civilisation, nous l’avons puisé dans des statistiques, et que nous avons beau nous croire meilleur que nos prédécesseurs, nous n’en avons commis que plus de crimes au nom de cet idéal : « Pour ce qui me concerne personnellement, tout ce que j’ai fait, c’est, dans ma vie, d’amener à la limite ce que, vous-mêmes, vous avez peur d’amener ne serait-ce qu’à la moitié, tout en prenant, en plus, votre lâcheté pour du bon sens – ce qui vous console, et qui vous berne. Si bien que, de nous tous, c’est moi, sans doute, qui ressors le plus « vivant ». Mais ouvrez donc les yeux ! »

Le cinéma de Lars Von Trier ne dit rien d’autre. Il est presque le seul à le dire aujourd’hui. Il est probablement le seul à l’avoir dit quasiment sans discontinuer pendant trente ans, sans jamais chercher ni consolation ni justification. Mais ouvrons donc les yeux : Nymphomaniac, c’est le cinéma du sous-sol.