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Soudain un bloc de journalisme, la chandelle verte
Paru en 2014

Contexte de parution : Quaderno

Présentation :

Publié en italien dans la revue Quaderno.


Sujet principal : Alfred Jarry
Cité(s) également : plusDelfeil de Ton, Edgar Allan Poe, Footit, François Cavanna, menu_mondes.pngFrank Zappamenu_mondes.png, Henri de Régnier, Hossein Nasr, Jean Baudrillard, menu_mondes.pngJean-Christophe Menumenu_mondes.png, John Stuart Mill, Karl Kraus, Léon Bloy, Public Enemy, Rachilde, René Guénon, Sarah Bernhardt




Au lieu de dire du mal du journalisme, on ferait mieux de le faire à leur place.  C’est vrai d’à peu près tout – de l’amour (« au lieu de dire du mal de l’amour, on ferait mieux de le faire à leur place ») à la plomberie (idem) – mais le journalisme, c’est quand même à la portée du premier écrivain de génie venu. J’ai compris ce que le journalisme pouvait être quand j’ai entendu Delfeil de Ton en parler. Pour Jean-Christophe Menu, qui en a édité un premier recueil à L’Apocalpyse, comme pour moi, Les Lundis de D.D.T. c’est de la littérature ; et de la très grande littérature. Mais pour Delfeil de Ton, Les Lundis, c’est du journalisme. Ah bon, « Les Lundis » c’est du journalisme ? Donc ça pourrait être bien, le journalisme ? Le journalisme c’est la transmutation de l’anecdote informe en parabole décapante, le déploiement de l’ordre mauvais de la vie en désordre parfait de l’existence. Le journalisme, c’est de l’alchimie : Tu m’as fait bouffer de l’actualité, et j’en ai chié de l’or.

Donc le journalisme, c’est Léon Bloy, Karl Kraus, Félix Fénéon, Cavanna, Delfeil de Ton, Frank Zappa (quand il disait qu’il « chantait les news »), Public Enemy (qu’ils l’aient dit ou non, c’est exactement ce qu’ils ont fait) ou Jean Baudrillard ! Le journalisme c’est La Chandelle Verte c’est-à-dire l’opération jarryque de forcer le réel à ressembler à son point de vue sur à peu près tout. D’ailleurs ce n’est pas seulement du journalisme, c’est également de l’anthropologie. C’est « Paris colonie nègre ». On y parle des timbres, des chemins de fer, de l’armée, du duel, des enfants, du gendarme, du 14 juillet, des piétons, des noyés ou des bus. Le monde moderne est observé avec la même autoritaire surprise que les activités des tribus africaines par les blancs qui ne furent pas suffisamment mangés. Non seulement ses analyses sont belles, mais les faits divers qu’il a traités et qu’on avait oublié sont sublimes : une demi-page et nous est ressuscité Mme Nation attaquant les débits de boisson avec une petite hache, un peu de « méthode dite des résidus » de Stuart Mill et revoilà Eugène Degraeve qui « est » Arthur Gordon Pym, un autre texte est c’est Jean Mafurlin qui s’est mis à parler anglais couramment après une chute dans la rade de Portsmouth, ou le sergent de ville dont on a vidé la tête et qu’on a rempli de papier journal… Et puis Honoré Ardisson, le violeur de cadavres, qui emporte la tête chez lui, pour ses « desserts d’amour ». A quand un grand musée de La Chandelle Verte dans les Passages Parisiens où on pourrait admirer les figures de cire des héros des articles jarryques ? O la mission « anthropophagique » envoyée en Nouvelle-Guinée en 1902 ! O la « Passion considérée comme course de côte » !

La Chandelle verte c’est aussi la critique d’art devenue critique de « gestes », et le cirque préféré au théâtre (Footit meilleur que Sarah Bernhardt parce qu’il bondit par-dessus quatorze hommes). Et c’est enfin la critique de livres devenue art poétique : dans ses recensions de Toomai des Eléphants, des romans de Henri de Reignier ou de Rachilde, Jarry apprend au lecteur à voir avec ses yeux. Jarry, inlassable propagandiste du jarrysme, travaille, non seulement à convaincre le lecteur du jarrysme des choses, mais à le rendre lui-même Jarry.

Au fond La Chandelle Verte a un objectif, parallèle et complémentaire de 1) Ubu et 2) La Dragonne : 1) Jarry se transformant progressivement en Ubu, non seulement dans sa manière d’être et de prononcer les mots, mais aussi dans le cœur de ses amis, il faut que quelqu’un devienne Jarry à sa place, et ce sera le lecteur des Spéculations et des Gestes. 2) Jarry comptant achever La Dragonne dans la mort, il faut quelqu’un pour la retranscrire ici-bas. Il faut quelqu’un pour l’écrire, et qui pourrait écrire La Dragonne si ce n’est Jarry lui-même ? Seyyed Hossein Nasr disait que René Guénon n’était pas un auteur, et peut-être pas même un homme, mais une fonction que la Tradition Primordiale avait trouvée pour s’exprimer dans le monde moderne. La Chandelle verte, c’est la façon dont la « fonction Jarry » se transmet au futur Eugène Degraeve pour que son œuvre ne puisse plus jamais s’arrêter.