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L'art se doit de dépasser les genres
Paru en 2014

Contexte de parution : philitt (philitt.fr)

Présentation :

Entretien avec Fabrice Pastre

PHILITT : La culture pop, comme son nom l’indique, est une culture qui vient du peuple. Elle se différencie d’une certaine culture qui prétend s’adresser au peuple. Que pensez-vous des comédies à succès dites « populaires », souvent l’œuvre de personnalités issues de milieux modestes ?

Pacôme Thiellement : Dès le début, la tentative de captation de la culture populaire (carnavalesque, Rabelais puis Shakespeare) par la culture académique – ce que l’on appelle l’âge classique – a échoué. Elle n’a fonctionné qu’en milieu clos : académie, université, bourgeoisie. La culture populaire a continué de perdurer à plus ou moins grande échelle. Culture populaire qu’il ne faut pas confondre avec la culture de masse. Ce qui distingue les deux, c’est la capacité de passer du comique au poétique, une dimension centrale dans la culture populaire. La culture de masse, quant à elle, se rapproche de la culture académique en ce sens qu’elle sépare le comique du sublime, le tragique de l’imaginaire, etc. Il y a une perte de l’unité vitale que préserve la culture populaire. Dans South Park, par exemple, on retrouve un humour très violent et une poésie très intense. Cet imaginaire est absent des films avec Frank Dubosc, bonne illustration de ce que  je nomme culture de masse.

PHILITT : Après avoir été à l’origine du 7ème art et à l’avant-garde du cinéma mondial pendant de nombreuses années, le cinéma français semble reposer dans un profond sommeil. Quel regard jetez-vous sur la production cinématographique hexagonale actuelle ?

Pacôme Thiellement : Le cinéma français actuel est très clivé, notamment dans sa distinction du réalisme et du fantastique. Il est donc forcément décevant. Cependant, certains réalisateurs me semblent aller dans la bonne direction. Je pense à Leos Carax et Gaspar Noé, qui veulent donner corps à des intuitions. Ce n’est pas parfait, mais il y a quelque chose de très intéressant. C’est vrai qu’aujourd’hui, en France, il n’est pas évident de trouver un cinéma qui possède la dimension complète que pouvaient avoir des cinéastes comme Franju ou Clouzot. Dans l’expérience de la Nouvelle Vague, il y a eu à la fois une extraordinaire poussée créative et de terribles limitations. Cependant, chez Rivette, on trouve une liberté, une folie, une dimension poétique, féerique, que l’on peut évidemment  discuter. Par ailleurs, un domaine qui a été totalement raté par les Français, c’est la politique. Ils se sont noyés dans des hypothèses historiques plus ou moins bien maîtrisées au lieu de l’aborder par une dimension allégorique comme Orson Welles ou Stanley Kubrick. C’est une erreur de se confiner dans un genre policier ou dramatique, la vie n’est pas comme ça. L’art se doit de dépasser les genres.

PHILITT : Vous êtes un spécialiste de l’exégèse d’œuvres d’art. Pensez-vous que la personne qui parle le mieux de son œuvre est son créateur ? L’appropriation n’a t-elle pas des limites sur la signification réelle ?

Pacôme Thiellement : Dans l’exégèse, il y a l’idée d’un texte sacré, donc l’auteur n’est pas forcément le mieux placé puisqu’il est censé être inspiré. C’est précisément cette part d’inspiration qui m’intéresse. Elle nourrit et dépasse l’auteur. Ce qu’il dit sur l’œuvre est donc intéressant mais incomplet. En matière d’exégèse, toutes les interprétations, même les plus absurdes – encore faut-il définir un juge pour les déterminer – sont légitimes. L’objectif est d’arriver à trouver celle qui va frapper le plus près à la porte du cœur. C’est captivant car cela permet de formuler certaines obsessions personnelles qui peuvent nourrir d’autres personnes, leur apporter un morceau du puzzle pour la compréhension de l’œuvre. Néanmoins, de la même façon que Sohrawardî disait : « lis le Coran comme s’il n’avait été écrit que pour ton propre cas », regarde toujours un film comme s’il n’avait été réalisé que pour toi. C’est une limite que l’on doit creuser, essayer d’être juste factuellement, techniquement quant à l’articulation. Le but n’étant pas de répéter ce que d’autres ont dit, ni de parler à la place du cinéaste, mais de raconter ce que l’on a trouvé de mystérieux en le désoccultant.

PHILITT : Faut-il absolument « comprendre » un film pour l’apprécier ?

Pacôme Thiellement : Le fait de poser la question sous-entend que non. Cela dit, dès lors que l’on apprécie un film, faut-il ensuite essayer de le comprendre ? J’aurais tendance à dire oui, mais c’est mon rapport au monde. On m’a souvent reproché de trop intellectualiser. Certes, mais je suis nourris par ça. Par Corbin, par les textes des mystiques qui réfléchissent en permanence sur les phrases sacrées qu’ils ont rencontrées. À mon sens, il n’y a pas d’autre moyen de voir les œuvres poétiques que par l’analyse de l’ensemble. Prenons le film Mr Arkadin : Orson Welles n’a pas forcément voulu raconter tout ce que mon exégèse peut en dire, que ce soit sur lui, sur ce dont il avait peur de devenir, sur ce qu’il avait pu entrevoir de terrifiant chez l’être humain qu’il met en scène. Pourtant, c’est ce que son film révèle de sa recherche de l’humanité et de ses différents masques.

PHILITT : Les évolutions techniques sont-elles un frein ou un accélérateur pour la créativité des cinéastes ?

Pacôme Thiellement : Les évolutions techniques ont été centrales pour Kubrick et Welles dans leurs poétiques. Un artiste doit maîtriser sa technique. Le meilleur exemple aujourd’hui, c’est Lars Von Trier. De chaque évolution technique nouvelle, il propose une application poétique déboussolante. C’est toujours un nouvel outil mis entre les mains des créateurs, qui s’adapte à eux et non l’inverse. Plus exactement, l’évolution technique s’adresse déjà à la personne adéquate pour en produire l’expérimentation poétique.

PHILITT : Vous avez consacré plusieurs livres aux séries télévisées (Lost, Twin Peaks). Vous semblez même affirmer parfois qu’elles dépassent le cinéma. Quelles sont les spécificités de ce format ?

Pacôme Thiellement : La majorité des séries actuelles est plus intéressante que la majorité des films actuels. Principale raison : c’est un médium jeune. Ensuite, au niveau de la production cinématographique, les délais sont tellement resserrés… Seuls les réalisateurs très organisés comme Lars Von Trier s’en sortent. Sinon, on se retrouve comme Lynch à ne plus pouvoir faire de films. Inland Empire qu’il a produit lui-même avec un peu d’argent de Canal Plus, qu’il a distribué lui-même en faisant la tournée des cinémas, n’est même pas sorti en salles aux États-Unis. Hollywood ne peut pas accueillir le cinéma de Lynch. En revanche, ils produisent beaucoup plus de séries donc ils sont moins regardants, car ce n’est pas le même public. Une série est largement plus vue qu’un film. Ce qui permet plus de liberté et des productions moins stéréotypées. Cette année par exemple, deux chefs-d’œuvre très innovants comme True Detective et The Leftovers ont vu le jour. Ensuite, le type de narration et le type de regard du spectateur relatifs aux séries sont encore frais. Personne ne peut dire jusqu’où peut aller une série. Lost a beaucoup sollicité le souvenir du spectateur et l’a poussé dans ses retranchements. L’investissement psychique du spectateur d’une série est différent de celui du spectateur d’un film, notamment sur le temps, ce qui rend son degré de tolérance plus vaste face au bizarre. Dernière nouveauté, la question de l’attachement que crée la série aux personnages, à la fois du côté du spectateur et du côté du scénariste. Cela a entraîné la nécessité pour les scénaristes de comprendre un personnage au maximum. Tony Soprano ne pourrait pas exister dans un film, en tous cas pas avec autant de couches successives de complexité émotionnelle. Le spectateur se retrouve plus à même de concevoir les actes du personnage, plus compréhensif voire tolérant. C’est une des qualités post-dostoïevskienne de la série.

PHILITT : La culture internet a véritablement modifié la création en même temps que la perception d’une œuvre cinématographique. Considérez-vous ça comme néfaste ou bénéfique ?

Pacôme Thiellement : La culture internet a amené une réflexion artistique de l’ordre du phandom qui peut être extrêmement tatillonne sur des détails pas forcément intéressants, comme les paradoxes temporels. C’est un défaut qui est devenu une qualité car les scénaristes se sont retrouvés face à des spectateurs profondément attentifs aux détails, et cela a produit des choses absolument miraculeuses, comme l’abolition du monde au conditionnel dans Lost. Ça pousse à une certaine forme d’excellence. Dans Nymphomaniac, Lars Von Trier s’est servi de la culture internet pour nourrir son goût extrême des digressions. On y trouve un côté forum, commentaire Facebook… Mais dès lors que l’on parle d’art, il n’y a absolument rien de néfaste. Les modifications de médium sont toujours intéressantes d’un point de vue artistique. Beaucoup de gens regrettent que la poésie ait abandonné le vers. Certes, mais ça a eu lieu, et la poésie en prose a donné Rimbaud. Il est absurde d’envisager l’art au conditionnel. On doit prendre une œuvre d’art comme elle est, et si elle nous touche, on doit trouver bénéfique tout ce qui l’a engendrée.

PHILITT : Vous écrivez : « Les images construisent le monde de l’âme. » Aujourd’hui, tout le monde peut faire des images. Cette démocratisation n’est-elle pas nuisible pour la grandeur de l’âme ?

Pacôme Thiellement : Le problème n’est pas la démocratisation. Le problème est combien nous sommes peu libres : nos actes sont stéréotypés, nos images sont stéréotypées. Le problème, c’est à quel point il est difficile de ne pas faire une image stéréotypée. Si chacun faisait son monde d’images, les anges seraient ravis. Nous construisons notre couloir pour aller dans le monde des images, mais le problème est que nous sommes tellement déterminés par tellement de conneries, que ça demande beaucoup de temps, de travail, de lucidité, de courage et de chance pour arriver à construire des images. Par ailleurs, il n’est pas évident que les anciens étaient mieux lotis que nous au niveau du monde de l’âme.

PHILITT : En utilisant des images d’archives, vous avez réalisé avec Thomas Bertay une série de 52 films composant Le dispositif. Vous allez utiliser des séquences déjà existantes dans votre prochain film Rituel de décapitation du Pape. L’utilisation d’images d’archives équivaut-elle à des citations littéraires ?

Pacôme Thiellement : Rien n’est équivalent mais on peut trouver une analogie en effet. Au début avec Thomas Bertay, nous étions quasiment dans l’aléatoire, puis ça s’est transformé en construction. Des auteurs très post-Lautréamont comme Jean-Jacques Schuhl ou Guy Tournaye ont composé des livres avec presque uniquement des citations, c’est probablement le même type d’ambition. Ce qui est différent, c’est que nous avons essayé de changer le sens des images utilisées. Quand nous utilisons un plan d’un film d’Hitchcock, nous faisons tout pour qu’on ne reconnaisse pas le film d’Hitchcock, c’est plutôt du détournement. Nous adorons aussi les modifier légèrement, créer du trouble, changer les couleurs, les articuler dans des ensembles où elles prennent un autre sens. C’est une adaptation qui serait plus de l’ordre de la mémoire involontaire que de la citation elle-même ; c’est du collage mais l’image ne doit plus être la même, nous devons lui donner une autre texture, une autre forme.

PHILITT : Quelles sont les différences fondamentales entre l’écriture cinématographique et l’écriture littéraire ? Laquelle offre le plus de liberté ?

Pacôme Thiellement : La liberté ne dépend pas du médium, mais plutôt du rapport au médium. Un grand cinéaste qui écrit un roman est beaucoup moins libre que pour tourner un film. Ce qui ne veut pas dire que c’est forcément mauvais et, de plus, ça permet de raconter beaucoup d’autres choses sur lui. Personnellement, je ne fais jamais de films seul, toujours avec Thomas Bertay, donc mon écriture n’est pas la même. Je suis plus libre avec mes textes, mais la confrontation avec quelqu’un d’autre libère d’autres parts de soi-même. L’écriture à deux est plus branchée sur l’inconscient et permet d’écrire des choses beaucoup plus intimes, que je n’oserais pas dire dans un texte.